"Entourez-vous d'êtres humains, mon cher James. Il est plus facile de se battre pour eux que pour des principes."
Intitulé "Casino Royale", cet album est un hors-série du titre "James Bond", qui est en cours de publication chez Delcourt (en tout cas, il l'est à ce jour, bien que Delcourt accuse un retard dans les adaptations qui laisse présager un désengagement ; mais gageons que l'arrivée de Garth Ennis au scénario va changer la donne). "Casino Royale" est paru dans la collection Contrebande, entre le cinquième tome, "Black Box" (mai 2019) et le sixième, "Corps à corps" (novembre 2021). C'est un ouvrage relié - aux dimensions 19,1 × 28,4 centimètres, avec une couverture cartonnée - qui compte précisément cent cinquante-trois planches (les pages ne sont pas numérotées), toutes en couleurs. En guise de bonus, une postface de deux pages, écrites au nom de la Ian Fleming Publications Ltd (son auteur n'est pas explicitement crédité). En version originale, "Casino Royale" est sorti chez l'éditeur nord-américain Dynamite Entertainement en octobre 2017, sous le même titre.
Contexte historique
Nature de l'adaptation
L'intrigue repose sur le modèle de l'implacable face-à-face. "Casino Royale", au fond, comprend déjà le schéma directeur des autres romans à venir : un méchant impitoyable qui va obliger Bond à puiser dans ses ressources aussi bien physiques que psychologiques dans l'espoir de survivre et de remporter la bataille qui lui a été confiée par les têtes pensantes de Londres. En fait, il s'avère que ce face-à-face est double et que le plus important n'est peut-être pas celui qu'il joue contre Le Chiffre. Une seule histoire, mais dont les deux fils sont étroitement entremêlés, dans une ambiance de roman noir sur fond de guerre de l'ombre.
Cet esprit a été suivi à la lettre par Jensen, qui parvient à proposer une adaptation aussi fidèle que possible au roman, y compris ce sens de l'humour particulier. Pas question de relecture ici, on est dans le respect de l'œuvre originelle. Il est certain que l'auteur a procédé à des coupes claires dans le texte de Fleming, mais le résultat est aussi convaincant qu'équilibré. Les auteurs réussissent notamment à retranscrire la terrible tension de la partie de baccarat avec un irrésistible brio : impossible d'arrêter la lecture à ce passage-là ! Même remarque concernant l'effort pédagogique d'explication du célèbre, mais complexe jeu de cartes.
La narration repose sur un style assez particulier du fait de la variété du rythme. La linéarité est indéniable (même s'il y a une ou deux analepses), mais ses effets sont gommés par de courtes séquences lors desquelles Bond se livre à des exercices d'observation et de déduction. Les quelques scènes d'action (elles sont peu nombreuses, contre toute attente) l'allègent considérablement, là encore.
Lieux et temps
L'action se déroule à Royale-les-Eaux, en France. Royale-les-Eaux est une station balnéaire imaginaire que les indications précisées par l'auteur placent tour à tour en Seine-Maritime, dans le Pas-de-Calais ou dans la Somme, mais dont la location exacte n'a guère d'importance ; l'intrigue aurait pu se dérouler dans n'importe quelle station balnéaire dotée d'un casino.
Il n'y a que quatre lieux principaux, dans "Casino Royale" : 1) l'hôtel (son casino, surtout), 2) la villa isolée où Le Chiffre emmène Bond, 3) l'hôpital et 4) la maison d'hôtes où Bond et Vesper Lynd passent quelques jours. Chacun de ses endroits correspond à un acte de l'intrigue, de manière plus ou moins précise. L'hôtel et son casino sont le théâtre de la bataille dantesque entre Bond et Le Chiffre. La villa isolée est le lieu où le Chiffre prend sa revanche sur Bond et lui inflige une copieuse punition. L'hôpital provoque une introspection et une crise de conscience du convalescent. Enfin, la maison d'hôtes sert de cadre au dénouement et à l'épilogue. Certaines séquences se déroulent dans d'autres endroits (par exemple : les bureaux du MI6 à l'occasion d'une analepse qui explique les raisons de la mission, ou quelques scènes en extérieur, idem), mais elles restent courtes.
L'intrigue s'étend sur un total de quatre à cinq semaines. Elle se découpe en une première phase très condensée, qui s'étale sur une poignée de jours, quatre à cinq maximum - si l'on ne tient pas compte des analepses. Puis vient la convalescence de Bond, qui dure trois semaines et pendant laquelle l'agent laisse libre cours à son introspection. Enfin, la dernière partie, qui se joue sur quelques jours, peut-être une semaine ou une dizaine, mais qui se découpe de façon moins précise, plus lâche dans le temps.
Thèmes
C'est toute une époque, ces casinos. Fleming revient sur leur faune, mais ne s'attarde pas à en produire une analyse sociologique ; là n'est pas le propos. Par ailleurs, ce ne sont pas les thèmes qui manquent. C'est plutôt du côté de l'anticommunisme qu'il faut chercher, car "Casino Royale" est bien un pamphlet. Les méthodes utilisées par Le Chiffre et ses sbires sont du même niveau que celles du crime organisé : chantage, torture, coercition, attentats et assassinats. Le communisme apparaît comme un agent de la corruption. Ces gens-là n'ont aucun respect pour leurs hommes, en témoigne le sacrifice des Bulgares. D'ailleurs, et c'est intéressant, chaque mort de l'histoire est le fait de Le Chiffre ou du SMERSH.
Cela étant, le lecteur pourra penser que cette vision des choses est probablement manichéenne et que les espions britanniques ne valent guère mieux. Ici, en tout cas, ils gardent les mains entièrement propres ; c'est peut-être la seule histoire dans laquelle Bond ne tue personne. Est-ce pour cela que leurs services ont toujours un train de retard ? Fleming, en revanche, laisse sous-entendre que les Français ont recours à la torture pour faire parler le troisième agent bulgare. Mesquin petit coup de griffe de la part de cet authentique représentant de la perfide Albion ?...
"Casino Royale" est surtout une histoire d'amour, bien entendu. Fleming expose toutes les incompréhensions qui existent entre hommes et femmes. L'incontournable phase de séduction, la montée des désirs, le refus, les vœux exaucés, les projets et les promesses, puis les non-dits, les mensonges avant l'irrémédiable éloignement, annonciateur de la fin. Un idéal impossible ?
Une autre dimension est évoquée : la virilité. L'agent britannique a été sauvagement torturé et le Chiffre s'est acharné sur la zone la plus sensible. Bond craint de ne plus pouvoir être le même. Il refuse alors - ce qui est compréhensible - de ne plus voir celle qui a conquis son cœur. Durant sa convalescence, le Britannique opère une remise en question ; le doute s'installe en lui. Fleming veut-il nous dire que les services de son pays ne sont qu'une meute de chats castrés en proie à des questions existentielles ? Rien n'interdit de l'envisager.
Personnages
Comme pour beaucoup de personnages culte, tous les ingrédients (ou la plupart) sont présents dès le départ. Le lecteur retrouve en effet tout ce qui fait l'essence du célèbre agent : son sang-froid, sa maestria au jeu, et son goût pour les jolies femmes et les belles voitures (cette balade en Bentley Blower au clair de lune témoigne de la relation qu'il a avec son véhicule, qui est d'ailleurs "son seul passe-temps"), et la bonne chère (foie gras et langouste, sans oublier son légendaire cocktail). Bond, c'est un épicurien tout en retenue, en contrôle de soi : vu le niveau de risque de son métier, ne rien se refuser - ou presque - semble une évidence, mais il ne faut pas laisser apparaître la moindre faiblesse.
Lorsque Fleming l'invite à découvrir les mécanismes de la psyché de son héros, le lecteur constate une bonne dose de misogynie (ou une certaine condescendance à l'égard des femmes), un conditionnement qui n'est pas sans faille - car il y a comme une envie d'autre chose - et une force mentale qui lui procure une résistance peu commune à la douleur. Le naturel garde le dessus, car Bond est d'abord un soldat qui parvient à discipliner son esprit autant que son corps.
Dans ce premier roman, le héros n'est pas à son avantage, en tout cas. Il ne remarque pas les deux espions installés à l'étage ; les Bulgares le ratent de peu ; il n'évite la banqueroute à la table de baccarat que grâce à ses amis de la CIA ; il tombe dans le piège de Le Chiffre ; il ne doit son salut qu'au SMERSH, l'ennemi de son ennemi ; et il comprend à la fin qu'il a été dupé tout du long.
Le Chiffre est, de toute évidence, une indéniable ordure : un bourreau et un tortionnaire qui est obsédé et ne parvient pas à s'arrêter. Un authentique sadique. Le lecteur comprend très rapidement qu'il lui sera absolument impossible de ressentir la moindre espèce d'empathie pour ce personnage-là - ce qui le rend particulièrement réussi en tant que méchant.
Quant à Vesper Lynd, si le lecteur ne connaît pas l'histoire, comment peut-il en soupçonner le dénouement ? Elle a tout de la compagne idéale selon les critères de Bond : attirante, mais réservée. Bien que trop discrète - et trop fragile - pour être une véritable femme fatale (elle ne correspond pas aux stéréotypes, d'ailleurs), il n'en reste qu'elle demeure celle par qui le scandale arrive.
Dimension graphique
S'il y a bien un aspect qui pourra (éventuellement) restreindre le degré de satisfaction, c'est le dessin. Le style de Calero sera qualifié de réaliste et minimaliste, avec un encrage abondant et un recours fréquent aux aplats de noir. Vu l'aspect minimaliste, le lecteur ne s'attarde pas (assez) sur les cases dépouillées et concentre toute son attention sur l'atmosphère et l'intrigue. Ce parti pris sied comme un gant au ton de l'histoire.
Mais ce choix a un effet indésirable : certaines cases sont assez difficiles à déchiffrer, certainement à cause de l'absence de détail ou de celle de la représentation du mouvement. Par ailleurs, certaines compositions sont complètement loupées, sans doute du fait d'un défaut de précision des crayonnés ou d'un encrage qui ne souligne pas suffisamment le détail. Ainsi l'assiette de Bond à la fin du sixième chapitre (du foie gras et de la langouste, pourtant) ne fera-t-elle envie à personne, pas même aux plus gourmands. En revanche, les cartes à jouer et la roulette - par exemple - sont d'un réalisme supérieur, tout comme la silhouette de la Bentley. Il est probable que l'artiste - jusqu'à preuve du contraire - ait utilisé certains logiciels de création graphique pour ces détails ; une hypothèse qui reste à confirmer.
Calero semble parfois s'être inspiré de personnages réels pour les besoins de l'album. Son Bond ressemble peut-être plus à Michael Fassbender qu'à Hoagy Carmichael (1899-1981), en qui Fleming voyait un modèle pour son personnage. Peut-être certains verront-ils dans Vesper Lynd un peu d'Elizabeth Taylor (1932-2011). Leiter, lui, a le visage de Jack Lord (1920-1998). Au gré des pages, le lecteur pourra (croire) reconnaître Jean Dujardin ou Roger Moore (1927-2017). L'exercice n'est guère évident, car le coup de crayon de Calero présente un autre défaut récurrent qui pourra occasionnellement entraver le plaisir de lecture : les visages à géométrie variable.
Conclusion
Cette bande dessinée est une adaptation fidèle du roman "Casino Royale", dans les limites imposées par le médium, bien évidemment. Replonger dans l'esprit de cette première histoire par l'intermédiaire de cet album est une très bonne façon de revenir à la quintessence du personnage de Fleming. En outre, il y a cette atmosphère nocturne, entre violence et tristesse, parente proche du roman noir, que seuls les très grands livres d'espionnage peuvent engendrer. La partie graphique est parfois bancale, certes, mais le plaisir de lecture est présent, et bien présent.
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