jeudi 28 mars 2024

Xoco (tome 1) : "Papillon obsidienne" (Vents d'Ouest ; octobre 1994)

"Papillon obsidienne" est le premier tome de "Xoco", une tétralogie (1994-2002) composée de deux cycles illustrés par deux artistes différents et qui comprennent chacun deux albums. La parution originelle de ce tome date de 1994, dans la collection "Gibier de potence" de la maison Vents d'Ouest. Les quatre numéros ont fait l'objet d'une réédition en deux volumes en novembre 2008, dans la collection "Grand Format" : "Xoco - Intégrale - Cycle 1" est le premier. C'est cette édition qui est l'objet de cet article. L'ouvrage comprend deux pages d'introduction sous la forme de fiches de police et cinquante-quatre planches de bande dessinée. Il y a eu une autre réédition en 2020, en un tirage limité à mille exemplaires seulement. 
"Papillon obsidienne" a été réalisé par Thomas Mosdi pour le scénario, et par Olivier Ledroit pour les dessins et les couleurs. En 1994, Olivier Ledroit avait illustré les cinq premiers tomes de la série "Les Chroniques de la Lune noire" (sur le scénario de François Marcela-Froideval). Thomas Mosdi, quant à lui, avait déjà écrit la série "L'Île des morts" (en cinq recueils) avec Guillaume Sorel

Rapport de police du 20 novembre 1921, rédigé par le lieutenant de police Vincente Lazzari. Objet : homicide commis sur la personne d'Ambrose Griffit, né le vingt mai 1872, assassiné le 17 novembre 1921 dans sa boutique d'antiquités, sise 4 impasse Mulberries à Manhattan. Le commissariat de police reçut le témoignage de sir Aleister Welling, beau-père de la victime. Il indiqua dans sa déclaration avoir été prévenu par des voisins de la boutique du décès de son gendre. Il s'était rendu sur place et avait constaté les faits. Une étude des lieux par les agents de police permit de découvrir le corps de la victime, ligoté à un fauteuil et bâillonné. D'après la raideur cadavérique, il put être estimé que la mort remontait à la fin de l'après-midi. Une recherche effectuée auprès de l'administration compétente révéla qu'Ambrose Griffit n'avait plus de proche parent direct hormis sa fille, Mona Griffit. 

Entendu à plusieurs reprises au cours de l'enquête, sir Aleister Welling reconnut avec tristesse que son gendre était "un excentrique, un faible qui s'était montré incapable de faire face au décès de son épouse, comme d'éduquer correctement sa progéniture". Un interrogatoire du voisinage ne donna rien quant aux possibles inimitiés dont la victime aurait pu être l'objet. Une perquisition effectuée à son domicile ne permit pas de découvrir d'indices intéressants pour l'enquête. Griffit n'avait pas contracté d'assurance à son nom. Il fut conclu à un homicide volontaire durant un cambriolage. 

New York, automne 1931. Un individu en imperméable, avec un chapeau dont l'ombre lui masque le visage, entre dans la boutique d'antiquités d'Ambrose Griffit. Celui-ci - si c'est bien lui : n'a-t-il pas été assassiné dix ans plus tôt ? - est assis à son bureau ; il s'adresse à l'inconnu en lui montrant un poignard d'obsidienne qu'il tient dans la main et lui assure que c'est l'arme dont l'inconnu rêve. Ce dernier n'a qu'un geste à faire pour qu'elle soit à lui, "pour rallumer le feu qui couve en elle". S'il sait s'y prendre, elle lui donnera "beaucoup de plaisir". Peu après, dans une zone désertique du Mexique, de nuit, autour d'un grand feu. Trois Amérindiens (des Nahuas, semble-t-il) font le point sur la situation : Juan, un ancien, Miguel et un autre, à l'attitude plus hargneuse. Ils évoquent un événement mystérieux arrivé à l'un des leurs, Lucio, et un autre, qui est parti "de l'autre côté" : Xoco (le frère de Lucio), qui a été désigné par un certain Mescalito pour être leur bras... 


Le lecteur entame un ouvrage dans un esprit de confusion : ce scénario le décontenance instantanément, une sensation qui durera jusqu'à la conclusion. La quatrième de couverture fait état d'un récit se déroulant en 1921, mais la première page en bande dessinée référence l'année 1931. Un individu entre dans la boutique d'antiquités, qui devrait être abandonnée. Ni lui ni l'antiquaire ne sont nommés, plongeant le lecteur dans le doute quant à leur identité : est-ce Ambrose Griffit ? Un revenant ? Tout du long de ce tome, les auteurs jouent avec les non-dits et une narration visuelle qui privilégie les sensations à l'explication. Le lecteur se retrouve souvent à se demander quelle est l'identité du personnage principal d'une scène, à devoir laisser en suspens son envie de compréhension, les liens de cause à effet n'étant pas clairs. Dans un premier temps, cette volonté de déstabiliser le lecteur (si volonté il y a), de lui faire perdre pied peut s'avérer aussi réussie qu'irritante. Finalement, qui est l'antiquaire qui remet le couteau d'obsidienne à un inconnu dont rien n'est dit ? Pourquoi est-ce une entité non incarnée qui s'oppose à l'homme nu dans sa chambre ? Mince, le monsieur en planche vingt-trois ne serait-il pas celui en planche trois ? À quoi correspond cette image récurrente sur le visage grimaçant qui orne le corbin du couteau ? À qui appartient le corps du Saigneur de Brooklyn abattu par un policier ? Combien y a-t-il de personnes dans la séquence du hangar désaffecté, deux, trois ou quatre ? Quelles sont les motivations du père de Mona ? Enfin, qui a tiré Itzpapalotl de son sommeil, et pourquoi ? 

La difficulté ne s'arrête pas là : à ces questions sans réponses s'ajoutent quelques invraisemblances, bien que mineures. Au début, le rapport de police mentionne que le beau-père a été informé du meurtre de son beau-fils par les voisins ; il est curieux que ceux-ci n'aient pas directement appelé le commissariat. Plus tard, l'inspecteur Macallan se rend à la morgue plutôt que de recevoir Xoco, alors que pourtant rien ne presse (il écoute d'ailleurs le récit du combat de boxe de Willy et semble s'ennuyer ferme). Dernier exemple, l'hypothèse de la femme du légiste, une pirouette narrative bien pratique ; la dame est férue d'histoire, certes, mais là ça relève quand même de l'expertise de pointe ! 

Histoire de corser l'affaire, Mosdi introduit plusieurs protagonistes. Les Nahuas, qui sont assurément au fait de ce qui se trame. Xoco, qui est sur place, mais qui est davantage utilisé comme deus ex machina que comme partie prenante de premier plan. L'inspecteur Macallan et les forces de police. Et Mona, la fille de l'antiquaire, vecteur narratif pendant les deux derniers tiers. Le tueur lui-même – le Saigneur de Brooklyn – a ses propres séquences. Cette mécanique est intéressante, car l'intrigue est ainsi menée par plusieurs personnages chacun leur tour. 

L'auteur écrit bien un récit fantastique, voire horrifique, sans autre angle d'interprétation. Il ne s'attarde guère à des considérations sur la société nord-américaine de l'époque : nulle mention de la prohibition ou de la crise. Néanmoins, elle apparaît comme cloisonnée : on n'y voit aucun Afro-Américain (le seul évoqué l'est – péjorativement – dans le récit oral d'un combat de boxe) et les Amérindiens n'ont guère d'empathie pour les victimes à venir : "Qu'importe si tous ces étrangers meurent, ce ne sont que des yoris", "yori" signifiant "(homme) blanc" en yaqui.

Malgré un peu de maniérisme, le texte sonne plutôt juste. Mosdi ponctue quelques scènes de phrases en yaqui, qu'il soit authentique ou pas ; il est possible que certaines aient été inspirées de l'œuvre de l'anthropologue et écrivain américain Carlos Castaneda (1925-1998), dont Ledroit s'intéressait beaucoup à l'œuvre à l'époque. Rien n'est traduit ; cela ajoute à l'atmosphère, au mystère et au côté hermétique de l'affaire. 



Concernant la toponymie, aucune rue ne semble avoir porté le nom de Buther Street. L'impasse Mulberries est peut-être une déformation de Mulberry Street, dans Little Italy. En revanche, le quartier de Red Hook existe encore aujourd'hui. D'autres références sont fictives : il ne semble pas y avoir eu de champion nord-américain de boxe du nom de Charlie Baxter, pas plus que de gang Pellone, bien que ce nom fût fréquent dans l'État de New York à cette époque. 

Malgré le côté touffu de l'intrigue (précisons que Mosdi intégra dans "Xoco" des souvenirs de l'un de ses cauchemars), le lecteur dispose de suffisamment d'éléments pour se raccrocher à son fil directeur, qui lui forme une dynamique limpide : des crimes rituels commis par une entité surnaturelle issue de la mythologie aztèque, Itzpapalotl, une déesse de la mort qui règne sur des démons. Le papillon d'obsidienne, c'est elle, c'est ce que signifie son nom. Elle a été tirée de sa léthargie et revient à la conscience ; encore faible, elle compte bien regagner des forces en dévorant des âmes.

En outre, même si elle donne l'impression d'être confuse, la narration visuelle, bousculée plutôt que posée, en met plein la vue au lecteur. À l'époque, Ledroit vient d'arrêter "Les Chroniques de la Lune noire". Il explique avoir souhaité explorer le registre fantastique, travailler sur New York, et s'essayer au noir et blanc et à l'expressionnisme. Avec "Xoco", l'artiste a déclaré avoir mis la barre plus haut et s'être dépassé. Il évoque encore l'effort de documentation, l'importance des cadrages, ses influences, dont – en vrac – Dave McKean, la fin new-yorkaise de "King Kong" (1933), Buster Keaton (1895-1966), "Il était une fois en Amérique" (1984) ou les gimmicks du polar américain. "Xoco" est donc une œuvre charnière dans sa carrière.

Pour ce diptyque, l'artiste passe de pages encrées à la technique de la couleur directe. Dans une New York sombre, gothique, peu accueillante et mystérieuse avec ses édifices gigantesques et ces rues ou ruelles dans lesquelles le jour pénètre à peine, et dans ces intérieurs envahis par la pénombre. Tout commence avec une magnifique vue de nuit des gratte-ciels de New York, avec l‘Empire State Building en fond, un jeu sophistiqué sur les façades des immeubles du premier plan, détourées à l'encre avec un haut niveau de détails (cheminées, briques, vitrages de puits de lumière, réservoir d'eau, etc.), puis au fur et à mesure que la perspective s'éloigne, des taches de lumière pour les fenêtres avec seulement la silhouette noire du building qui se détache sur le ciel. Tout du long de l'album, la mégapole bénéficie de représentations qui en font un personnage à part entière. Retenons un dessin en pleine page de nuit où le noir des bâtiments contraste avec le rouge des feux de voitures, pour une vision où le sang affleure à chaque pore de la ville. Des plongées vertigineuses sur des ruelles comme pour sonder des abysses. Des scènes de jour où chaque case est saturée d'informations visuelles : la forme et la texture des matériaux des façades, les escaliers de secours métalliques, les fenêtres, la circulation automobile, la foule des piétons, les déchets à terre et les poubelles, une bouche d'incendie, les fumerolles sortant des égouts, et la pluie qui s'abat. Le lecteur se rend vite compte que l'artiste prend plaisir à représenter les sites célèbres de Manhattan en choisissant des angles de vue pour les rendre plus impressionnants, et en déplaçant insensiblement le curseur de la mise en couleurs vers l'expressionnisme pour lui donner plus de caractère et la faire apparaître comme un lieu mythique. Le don de Ledroit pour la captation de la lumière produit des rendus d'exception. 

Le dessinateur combine à la fois la composition très sophistiquée des planches avec la mise en couleurs appuyée, et les cadrages penchés pour créer cet effet de déstabilisation constant. Il utilise la technique du zoom et produit une mise en page d'une grande originalité propice au développement d'une atmosphère d'étrangeté. Autant d'éléments qui – avec des onomatopées stylisées – lui permettent de traduire la montée en tension. 



D'un côté, le lecteur peut éprouver la sensation de devoir parfois lutter pour garder pied dans cette narration visuelle ; de l'autre, elle crée des effets saisissants. Une case de la largeur de la page cadrée sur le couteau en obsidienne présenté à plat, la pointe vers la droite : à la fois une forme de respect pour cet objet attestant de son importance et un plan induisant qu'il peut s'enfoncer ainsi dans un mouvement de gauche à droite. Une case occupant les deux tiers inférieurs de la page : une vue du dessus du cadavre de la prostituée dans une ruelle très sombre et des incrustations comme des éclats effilés dans une teinte rouge sang, montrant le Saigneur de Brooklyn en train de s'acharner, comme autant de coups de poignard. Le père de Mona (ou une entité maléfique) raconte à sa fille son passage de l'autre côté : une case où sa chair élastique est comme arrachée de la structure du squelette pour évoquer la matière corporelle (ce qui constitue l'individu) enlevée de force par une puissance qui l'aspire. La vision du hall gigantesque de l'American Museum of Natural History, en pleine page avec cinq cases en insert : noyée de lumière, avec les squelettes de dinosaure démesurément grands, les deux personnages, telles deux silhouettes insignifiantes, symbolisant l'existence de forces disparues réduisant l'être humain à une quantité négligeable. Les reflets inquiétants – ou est-ce l'esprit du lecteur ? – dans les verres des lunettes de soleil de Mona.

À cela s'ajoute un effort louable de reconstitution historique : la Ford A II (planche douze), les meubles, les uniformes de la police (le numéro du commissariat qui apparaît sur le col de la chemise des agents est le 22 : cela correspond effectivement au commissariat de Central Park) ou la mode vestimentaire. La minutie est d'autant plus admirable que le détail est dense : un mouchoir qui sort d'une poche, les clous de tapissier d'une chaise, la robinetterie d'un évier de cuisine, un carrelage en damier, les rayons d'une roue de voiture, le motif du tissu d'un costume, le rendu d'un ongle, etc. Certains objets n'ont pas reçu le même soin ; ainsi, le numéro du badge de l'agent Albert (9995) est bien lisible (planche treize), tandis que celui du réceptionniste ne l'est pas (quatorze).

Les personnages sont aisément identifiables et ont tous été dotés d'une allure qui leur est propre : le Nahua longiligne, l'inspecteur costaud, le coroner corpulent et entièrement chauve, l'élégant conservateur aux yeux vairons. Quant à Mona, elle traduit la vénération de Ledroit pour les actrices des années quatre-vingt ; elle présente une ressemblance assez flagrante avec Isabelle Adjani. Elle est le vecteur d'un érotisme (involontaire) diffus (planche vingt).

L'absence aléatoire d'appendice des phylactères pourra perturber la compréhension instantanée de la conversation en question, l'enchaînement des bulles n'étant pas toujours intuitif, d'autant que Mosdi désynchronise parfois texte et image. De plus, le lettrage (des capitales d'imprimerie en italique) est terriblement vieillot ; il a d'ailleurs été retravaillé à l'occasion de la sortie de l'édition limitée de 2020.

Subjugué par la narration visuelle, le lecteur subit à son tour les événements et leur survenance, qu'il ne parvient pas à réordonner dans des séquences de cause à effet. Les pièces du puzzle s'imbriquent progressivement, incitant parfois à revenir en arrière pour vérifier un visage ou une réplique. L'intrigue s'avère assez rudimentaire : une entité maléfique du dehors possédant des individus pour commettre des meurtres dont on peut supposer qu'ils lui permettront de s'incarner pleinement sur le plan physique. Les thèmes sont des classiques : possession, retour à la vie et sacrifice. Le lecteur peut envisager l'utilisation de la mythologie aztèque comme un artifice narratif pour une histoire à la manière d'Arthur Machen (1863-1947), un précurseur de Howard Philips Lovecraft (1890-1937). Certains ont d'ailleurs vu là une œuvre lovecraftienne : la somme des éléments est loin d'être suffisamment convaincante pour étayer leur hypothèse. 


Le lecteur peut également considérer que cette mythologie fait office de métaphore pour la pulsion de meurtre, une forme de chaos arbitraire détruisant aussi bien la vie des victimes que celle de leurs proches, un surgissement de l'inconscient envisagé comme le siège de forces mystérieuses, incompréhensibles et irrépressibles, ne pouvant au mieux qu'être contenues grâce au savoir ancestral des peuples indigènes qui ont combattu ces entités depuis la nuit des temps, hélas tourné en dérision par la civilisation et les sciences de l'homme blanc, ce dernier se retrouvant bien incapable de faire face à ces forces qu'il ne sait pas appréhender parce que sa culture en nie l'existence.

Certains apprécieront la complexité de la trame, qui fait que la linéarité de l'intrigue est à peine perceptible. Surprenante, la conclusion propose une nouvelle orientation de l'histoire (sur le thème du complot) et appelle une suite. Il en reste que cette lecture est paradoxale : à la fois difficile à comprendre, et immédiatement parlante. Mosdi et Ledroit optent sciemment pour une narration qui engendre une sensation de confusion chez le lecteur. Dans le même temps, la narration visuelle constitue un spectacle extraordinaire, nécessitant également l'implication du lecteur pour exhaler toutes ses saveurs. Ainsi les auteurs déstabilisent le lecteur, lui faisant éprouver le désarroi des personnages, source de peur et de terreur, dans une métropole plus indifférente que vraiment hostile. Ils ont su créer une force étrangère à l'humanité dont les actions lui sont fatales. 

Verdict de Barbüz : ★★★★☆ | Verdict de Présence : ★★★★

Barbüz & Présence 
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Xoco, Mona Griffit, Ambrose Griffit, Itzpapalotl, Le Saigneur de Brooklyn, Inspecteur Macallan, Juan, Miguel, Mescalito, Professeur Tchevsky, New York

mercredi 27 mars 2024

"X-O Manowar" : Tome 1 (Bliss Comics ; février 2022)

Cet ouvrage est le premier tome d'un diptyque qui compile les neuf numéros de la sixième saison éditoriale - ou volume - de "X-O Manowar". Paru chez l'éditeur bordelais Bliss Comics en février 2022, l'album comprend les "X-O Manowar" #1-4, sortis entre mars 2020 et janvier 2021 en version originale chez Valiant. Il compte précisément quatre-vingts planches, toutes en couleurs. À la fin de ce recueil viennent s'ajouter douze pages de bonus, dont des variantes de couvertures et des planches en noir et blanc. 
Ces quatre numéros ont été écrits par le scénariste Dennis Hopeless (Dennis Hallum de son vrai nom) ; Hallum s'est fait connaître en travaillant sur plusieurs franchises Marvel de premier plan. Emilio Laiso réalise la partie graphique, crayonnés et encrage. Cet Italien a principalement dessiné sur des titres "Star Wars" (et du Marvel). À la mise en couleurs, l'Irlandaise Ruth Redmond

De nos jours, dans l'espace, non loin de la Terre : X-O Manowar est en pleine intervention. Il doit stopper un vaisseau spatial déjà endommagé qui traîne ses débris dans son sillage. Aric s'inquiète du silence de Shanhara, son armure. Normalement, elle n'arrête "jamais de parler" ; Shanhara rétorque qu'elle avait cru comprendre que son aide "n'était pas nécessaire" lorsque la solution était "évidente". Et si elle a une certitude, c'est qu'Aric peut gérer la situation présente, à savoir un appareil "à moitié délabré", piloté par "un survivant forcené de la flotte vigne souffrant d'un syndrome post-traumatique grave". L'hostile alien vocifère ses ultimes cris de haine, avant d'être expulsé de sa navette, puis carbonisé dans l'explosion de l'engin provoquée par l'assaut d'Aric. Celui-ci continue le dialogue avec Shanhara. Ce silence le déstabilise ; il s'est habitué à l'avoir "dans son oreille". L'armure se rebiffe, elle n'est pas "un podcast". Il veut la convaincre qu'elle est sa partenaire. Mais elle estime que son travail n'est pas de divertir Aric ; il confirme l'importance de ses conseils. Touchée, elle lui demande s'il dit vrai : oui, il est un guerrier du Ve siècle dans une armure "magique". Elle est sa "fidèle conseillère, un puits de connaissance humaine et extraterrestre". Sans elle, il serait aveugle... 

Il est difficile de succéder à Matt Kindt qui, dans la saison précédente, avait emmené Aric de Dacie très loin, au propre comme au figuré. Ici, sans transition, Schon est absente, tout comme le GATE et la réserve wisigothe du Nebraska. Il s'agit donc d'une relecture du personnage qui ne nécessite pas de savoir ce qui s'est passé pendant la période 2017-2019. Hopeless change radicalement de cap et positionne sa vision d'Aric comme celle d'un superhéros plus consensuel, davantage grand public que ses incarnations précédentes. Plus qu'une arme ultime au service d'une agence fédérale, son Aric apparaît comme un type presque normal qui cherche d'abord à trouver sa place au sein de son nouveau voisinage où vit une jeune femme au caractère bien trempé qui élève son fils (adolescent) seule. À partir de là, les interactions entre les différents protagonistes mènent de façon naturelle à une atmosphère plus comique que tragique, en tout cas, nettement plus gentillette. Évidemment, cela se ressent dans la caractérisation du principal intéressé. Aric est présenté comme un justicier dont chaque intervention est synonyme de grabuge ; ce n'est pas la Grande Machine non plus, mais l'esprit n'en est pas loin. Le lecteur ne retrouve pas le côté épique du Wisigoth et les caractérisations lui sembleront surfaciques, voire caricaturales. Un nouvel associé s'impose à Aric : Troy Whitaker, un ersatz mal intentionné de Tony Stark. D'aucuns pourraient affirmer que Hopeless écrit "X-O Manowar" comme du "Iron Man". L'auteur transforme aussi la relation entre Aric et Shanhara en rendant celle-ci plus loquace ; la mise à jour qu'effectue Whitaker la prive de sa dimension sacrée et mystique. En outre, le sérieux du scénario soulève des questions : l'incursion des séparatistes ukrainiens est invraisemblable, dans la mesure où 1) les forces armées nord-américaines sont sans réaction et 2) l'entreprise relève du suicide. Malgré tout, ces épisodes ne sont pas aussi mauvais qu'ils en ont l'air. C'est rythmé, dynamique, fluide et ça se lit sans véritable déplaisir. Il semble que Hopeless soit apprécié pour l'accessibilité de ses intrigues. Il y a effectivement une impression de facilité. 
La partie graphique convient bien au ton du récit. Laiso évolue dans un registre réaliste, mais accentue certaines expressions jusqu'à l'exagération. C'est notamment le cas avec les personnages de Tina Morris et Vlad Yakiov. Le coup de crayon de l'artiste, particulièrement dynamique, se manifeste par une mise en page déstructurée et l'emploi fréquent d'incrustations, de vignettes de formes irrégulières, d'objets sortant des frontières de leur case pour continuer leur action (par exemple, le ballon de basket) et de perspectives inattendues. Comme tout artiste de comics, Laiso a appris à doser le détail avec efficacité. Il faut également rendre hommage à la lisibilité du découpage et la clarté des compositions. Hélas, si son trait est efficace et soigné, il est peu novateur. Enfin, les couleurs apportent les contrastes nécessaires. 
La traduction a été effectuée par Florent Degletagne, qui est aussi l'éditeur. Le résultat est exemplaire et le travail sur le texte est irréprochable : ni faute ni coquille.

Un nouvel "X-O Manowar", ça ne se refuse pas - surtout vu les difficultés qu'a subies Valiant Comics. Cet arc ne peut aucunement rivaliser avec les volumes précédents, mais si le lecteur est attaché à ce personnage, il consentira à lire la suite, bien qu'il sache déjà que ces épisodes-là ne lui laisseront pas un souvenir impérissable. 
Mon verdict : ★★★☆☆

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

X-O Manowar, Aric de Dacie, Shanhara, Troy Whitaker, Tina Morris, Desmond Morris, Vlad Yakiov, Valiant Comics

mercredi 20 mars 2024

"The Fable" : Tome 6 (Pika Édition ; février 2022)

Publié chez Pika Édition (groupe Hachette Livre) en février 2022, dans la collection "Pika Seinen" de l'éditeur, cet ouvrage est le sixième volume de la version française du manga seinen "The Fable", également sous-titré "The silent killer is living in this town". C'est un fascicule broché, de dimensions 13,0 × 18,0 cm, avec jaquette plastifiée amovible et colorisée. Il comprend à peu près deux cents planches (en incluant les couvertures) en noir et blanc (en nuances de gris plus précisément) ; il se lit de droite à gauche. Au Japon, la série fut prépubliée de 2014 à 2019 dans "Weekly Young Magazine" (éditeur Kōdansha Ltd). 
C'est Katsuhisa Minami qui a créé cette série et entièrement réalisé ce sixième numéro : le scénario, les dessins et l'encrage. L'auteur, né en 1971, est encore peu connu dans nos contrées : rares sont ses œuvres qui ont été traduites en français. Outre "The Fable", Minami a aussi produit deux saisons de "Naniwa Tomoare" - une publication qui lui vaut le 41e prix Chiba Tetsuya (en 1999). Enfin, "The Fable", qui compte vingt-deux volumes en tout, a été adapté en film sous le même titre, en 2019. 

Précédemment, dans "The Fable" : Kojima donne ses consignes à Misaki pour le rendez-vous à venir. Qu'elle soit "maquillée et sapée comme il faut", la jupe la plus courte possible ; Misaki se soumet. Une autre pique, puis Kojima la dépose et part. 
Yōko reçoit Takahashi ; pendant qu'elle lui prépare un café, elle s'enquiert de ses nouvelles, car il est "drôlement occupé, ces derniers temps". Visiblement soucieux, Takahashi explique qu'il ne doit "pas lâcher" le gars avec qui il travaille actuellement. Yōko insiste, elle trouve qu'il a mauvaise mine. Peut-être pourraient-ils sortir demain soir "pour se changer un peu les idées". À sa surprise, Takahashi décline : il est "de corvée" pour "une affaire vachement importante à régler". Elle feint une moue : il ne l'emmène nulle part ces derniers temps. Il lui promet qu'il aura bientôt plus de disponibilité et qu'ils pourront "de nouveau s'amuser". À ce moment, elle lui offre alors un petit présent pour s'excuser du soir où il s'est écroulé après avoir trop bu... 

Ce numéro est une surprise, encore qu'elle soit d'une nature particulière. Cela démarre avec une autre démonstration du talent de comédienne de Yōko : Takahashi n'y voit que du feu - le lecteur aussi. Puis ce dernier assiste aux préparatifs d'Akira et s'impatiente déjà à l'idée de scènes d'action complètement folles. Pour bien faire les choses, l'auteur désavantage son surdoué en ne lui permettant qu'une arme de fortune. C'est bien vu, car ça souligne la débrouillardise d'Akira. En outre, ce détail met l'eau à la bouche, le lecteur déduit que la confrontation s'annonce spectaculaire parce que plus équilibrée. La promesse de l'évènement à venir cristallise ses attentes. Entre-temps, un nouveau venu vient semer la confusion dans les esprits - ceux de Takeshi et du lecteur ; tous les criminels semblent converger vers la tranquille petite - et ennuyeuse - ville fictive de Taihei. Jusque-là, "The Fable" contenait un brin d'érotisme mâtiné d'humour potache, caractéristique devenue une marque de fabrique. Ici, voilà que le lecteur est témoin d'une fellation contrainte et d'une tentative de rapport sexuel forcé ! L'étonnement et le malaise engendrés sont démultipliés par la relative absence de dramatisation de la situation, due au manque de combativité de Misaki (c'est se soumettre ou être battue) et à l'intervention imminente d'Akira (le lecteur sait que le calvaire de Misaki ne va pas durer). Minami avait commencé à explorer certaines facettes négatives de la sexualité, mais là, cette scène transforme la perception que le lecteur avait de la série et de sa facette comique et légère. Quant au double face-à-face (Kojima et Sunagawa ; Fable et l'inconnu), le passage de l'affrontement dans l'aciérie, soigné et décompressé, est un modèle de montée en tension et de lisibilité malgré sa relative complexité due à l'agencement des lieux et à la disposition des protagonistes (on ne voit pas Sunagawa s'éclipser, mais peu importe) : Misaki démontre qu'il maîtrise les trois dimensions. La conclusion de ce tome est cependant particulièrement abrupte, voire maladroite, au point que le lecteur se demande si son exemplaire est complet ou s'il manque une poignée de pages. 
Minami produit une partie graphique de qualité, de son trait fin, méticuleux, avec une étude du détail qui donne de la substance aux compositions. Ce sont les t-shirts et leurs emblèmes et slogans, par exemple, conf. la double planche en pages 70-71. Combinée à la minutie du dessinateur, la densité du détail est aussi équilibrée que mesurée ; c'en est admirable, le lecteur prend du plaisir à observer ces planches. C'est aussi l'aspect naturel et réaliste du langage corporel : Misaki, ses bras croisés et sa tête rentrée dans les épaules, comme prostrée sur elle-même, alors qu'elle part pour son rendez-vous. Ebihara, en revanche, n'exsude aucune inquiétude. Peut-être l'artiste a-t-il voulu montrer que ce dur à cuire ne craint pas la mort ? Possible, mais le lecteur l'a déjà vu plus troublé. En tout cas, une jolie régularité de Minami. 
La traduction est effectuée par Djamel Rabahi, comme dans les trois numéros précédents. Son texte est encore impeccable, ni faute ni coquille. Un travail de qualité.

La violence de la série grimpe d'un cran. Au retour des fusillades et des bagarres s'ajoute une autre violence - d'ordre sexuel - axée sur Misaki ; la jeune femme incarne avec stoïcisme l'archétype de la victime soumise. Le lecteur va de surprise en surprise et ne sait plus à quoi s'attendre. À défaut d'être intact, son intérêt reste vif. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

The Fable / Akira Satō, Yōko Satō, Misaki Shimizu, Clan Maguro, Kojima, Takeshi Ebihara, Sunagawa, Takahashi, Kuro, Taihei, Pika

mardi 19 mars 2024

Infamous Iron Man (tome 1) : "Rédemption" (Panini Comics ; mai 2019)

Intitulé "Rédemption", cet ouvrage est le premier volume d'un diptyque consacré au docteur Fatalis. Au programme, les versions françaises des six premiers épisodes de la minisérie "Infamous Iron Man" : les #1-6 (décembre 2016 à mai 2017). Cet album a été publié en novembre 2018 par Panini Comics France dans la collection "Marvel Now!" de l'éditeur. Ce recueil relié - de dimensions 17,5 × 26,7 centimètres ; avec couverture cartonnée - comprend précisément cent vingt-deux planches, toutes en couleurs (sauf quatre en noir et blanc). Sept variantes de couvertures (divers artistes) ont été insérées en fin de volume en guise de bonus. 
Ces numéros ont été écrits par le scénariste Brian Michael Bendis ; faut-il encore présenter cet auteur - cinq Eisner - et rappeler à quel point son "Daredevil" fut fameux ? Bendis fut incontournable pendant la première moitié des années deux mille. Au dessin (crayonnés et encrage), un compère de longue date : Alex Maleev. C'est Matt Hollingsworth qui compose la mise en couleurs. 

De nos jours, la nuit, sans doute aux États-Unis. Vêtu d'un élégant veston-cravate et d'une chemise blanche, Fatalis remonte une ruelle sombre à pied. Il se remémore une réunion de la Cabale, il y a plusieurs années. À quelques pas, dans un entrepôt, Diablo l'alchimiste a entamé un long monologue. Il a capturé Maria Hill, l'a ligotée à un fauteuil et lui raconte que dernièrement, il a lu un article sur la Toile : un classement des terroristes à super-pouvoirs les plus craints de tous les temps. Mais Diablo, à son grand dam, n'y figurait point. Certes, il ne souhaitait pas être qualifié de terroriste, mais son ego a souffert. Tous ces projets criminels qu'il a entrepris par le passé ne comptent donc pas ? Tandis que Mister Negative, lui, était sur cette liste. Vraiment ? Alors Diablo s'est dit qu'il n'avait pas donné à ses ennemis l'occasion de penser à lui récemment ; "c'est du show-business", il en est conscient. À l'époque des "Que sont-ils devenus ?", peut-être n'est-il pas devenu grand-chose ? Mais après ce qu'il prépare, il espère que son nom - celui de Diablo - sèmera à nouveau "la peur dans les cœurs et les esprits de tous ceux qui ont besoin" de la connaître... 

Bien que cela ne soit pas indispensable, se renseigner sur les grandes lignes de "Secret Wars" et "Civil War II" sera utile. Avis préalable : Loki est devenu Lady Loki, Tony Stark et Iron Man ont été remplacés par Ironheart, dont une jeune afro-américaine porte l'armure, et le SHIELD a désormais une directrice, Maria Hill. Au lecteur de se demander si ces concessions aux groupes de pression sociaux le gênent ou pas. Quoi qu'il en soit, le titre du tome est sans équivoque, la rédemption est bien le chemin qu'a choisi Fatalis. Celui qui s'était élevé au rang de divinité d'un nouvel univers a eu l'âme et le visage soignés par Reed Richards après sa chute. Le super-vilain le plus charismatique de Marvel s'est défini un nouveau but, faire le bien. Évidemment, le parcours est semé d'embûches. Fatalis a beau joindre l'acte à la parole (et tanner le cuir à d'ex-acolytes, que le lecteur retrouve avec joie), ses anciens ennemis (superhéros) ne croient guère en ses bonnes intentions : la rédemption sans la réinsertion. Au premier rang, la Chose, en garde-chiourme opiniâtre qui ne renonce pas : une caractérisation qui lui sied comme un gant. L'enfer, c'est bien les autres. Et ce Fatalis en bienfaiteur maudit, est-il intéressant ? Bendis réussit à combiner les facettes de la légende du personnage avec sa redéfinition. Ce Fatalis cherche plus à réincarner Tony Stark que de trouver sa voie. Stoïque, il porte sa repentance sa culpabilité, infinie et continue ; Bendis demande-t-il si c'est ce que réserve la société à un certain homme blanc d'âge mûr ? Une relecture totale : but, discours, actes, mais aussi apparence, car jamais Fatalis n'aura autant paru sans armure (il en obtient une autre). C'est étrange : plutôt que d'assimiler la révision du personnage (sans la rejeter non plus), c'est une rechute que guette le lecteur familier des "exploits" de Fatalis. Il ne souhaiterait donc pas voir aboutir cette rédemption. Il est aussi plausible de déceler là un questionnement sur les limitations d'un auteur à sa liberté créatrice lorsqu'il travaille sur une superstar de papier. Voilà un scénario intéressant, soutenu par des dialogues intelligents et une multitude de thèmes qui poussent à la réflexion. 
L'amateur retrouve avec plaisir le réalisme du style de Maleev. Le Bulgare est en grande forme. Son trait, aussi brut qu'élégant, tour à tour gras puis fin, peut-être plus anguleux que rond, mais précis malgré la rugosité occasionnelle, n'a pas radicalement évolué depuis les grands jours de "Daredevil" (le vol. 2). Il approfondit peut-être plus l'horizontalité que la verticalité et ne se limite donc pas à la planche, mais exploite pleinement la double page. Cela donne de l'ampleur aux compositions. Maleev réussit à combiner la diffusion d'une atmosphère propre (souvent assez sombre) et un niveau de détail satisfaisant. Parmi les autres qualités du travail de cet artiste, il faut retenir la lisibilité instantanée, aidée d'une mise en page classique avec les cases séparées par des gouttières blanches et un découpage fluide, entre autres
Ces numéros bénéficient d'une bonne traduction de Jérémy Manesse, l'une des grandes figures du métier. Notons néanmoins une confusion entre "promettre" et "jurer".

La rédemption est une notion qui est souvent exploitée dans les comic books ; le docteur Fatalis est un sujet idéal. Peut-être la question n'avait-elle encore jamais été poussée aussi loin que dans "Infamous Iron Man". Un récit à lire en parallèle du "Docteur Fatalis" de Christopher Cantwell. Espérons une suite de la même qualité. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
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Dr Fatalis, Amara Perera, SHIELD, Maria Hill, La Chose, Cynthia von Fatalis, Reed Richards, Tony Stark, Diablo, Le Penseur fou, Le Sorcier, Marvel Now!

lundi 18 mars 2024

Buck Danny - Origines (tome 1) : "Le Pilote à l'aile brisée" (Dupuis ; janvier 2022)

Intitulé "Le Pilote à l'aile brisée", cet album est le premier tome du diptyque "Buck Danny - Origines", une minisérie dérivée de "Buck Danny", parue chez Dupuis entre 2022 et 2023. Le premier volet est sorti en janvier 2022 sous la forme d'un recueil relié (dimensions 24,1 × 32,0 centimètres ; couverture cartonnée) qui compte quarante-six planches, toutes en couleurs. 
Le scénario est écrit par Yann (Le Pennetier), auteur des séries "Dent d'ours" (2013-2018) et "Angel Wings" (2014-2023) entre autres ; "Buck Danny" n'est donc pas sa première incursion dans la bande dessinée d'aviation de la Seconde Guerre mondiale. Giuseppe De Luca produit les dessins (les crayonnés et l'encrage) ; il est connu pour "Les Enragés du Normandie-Niémen". Le personnage de Buck Danny ne lui est pas étranger, l'Italien avait participé au hors-série "Histoires courtes - 1968-2020" (chez Dupuis, en septembre 2020). Et pour terminer, la mise en couleurs a été confiée à Ketty Formaggio et Valeria Romanazzi

Juin 1942, à New York. Un DC-3 arborant la cocarde des États-Unis se prépare à atterrir sur l'aéroport La Guardia : quelques pilotes en descendent, tous en uniforme et portant leur barda. Parmi eux, Buck Danny, qui essaie de réconforter Dickie, l'un des camarades. Un autre aussi : pour Dickie, "le casse-pipe est définitivement terminé". Buck continue : après sa "glorieuse blessure" lors de la bataille de Midway, Dickie mérite bien d'être démobilisé. En plus, il revient entier et décoré d'une Silver Star. L'autre en rajoute : lui n'a ramené que la dysenterie et la malaria, et il n'a que trois jours de permission. Buck insiste : leurs camarades ont raison. Ayant hâte de retrouver sa mère et son petit frère, il prend congé de Dickie, qui acquiesce : "La famille, c'est sacré". Mais il n'oublie pas le devoir pénible qui l'attend : annoncer aux parents de son coéquipier que leur fils a disparu et leur raconter sa dernière mission. Il préférerait "mille fois encore affronter les Japs". Buck se fait déposer chez ses parents en taxi. Le chauffeur encourage Danny à profiter de sa permission : "Ça a l'air de sacrément chauffer là-bas"... 

Nouveau titre dérivé pour Buck Danny, ce pilote dont les aventures fascinent les lecteurs depuis plus de soixante-quinze ans. Alors que deux autres séries sont en cours au même moment ? Relativisons, car il s'agit d'une minisérie aussi réduite que possible : deux tomes. Et puis Yann n'est pas le premier venu. Les raisons pour lesquelles Dupuis lui a confié ce projet sont évidentes : sa notoriété, sa prolificité et son intérêt pour l'aviation de la Seconde Guerre mondiale, confer les titres cités plus haut à son actif. Yann n'oublie pas que "Buck Danny" est une série qui mêle guerre, aventures et exotisme. Son diptyque n'échappe pas à la règle. L'action se déroule quelques jours après Midway. Le Japon a subi un coup d'arrêt définitif et les tactiques de combat des pilotes de l'US Navy contre les Mitsubishi A6M "Zero" commencent à s'avérer efficaces. Les férus de joutes aériennes seront satisfaits ! Dans ce contexte, Yann imagine des péripéties dans lesquelles l'aviateur s'illustrera par son courage, son sens de l'initiative et sa débrouillardise. Il est envisageable que l'auteur ait été inspiré par les tribulations d'un autre pilote célèbre, Gregory "Pappy" Boyington (1912-1988). Autre chose : la caractérisation de l'ennemi gagne en profondeur, un bon point. Mais l'objectif est surtout de revenir sur des aspects encore peu traités, la famille et la relation au père. Yann procède en évoquant certains moments importants de la jeunesse de Buck, le film "King Kong" (1933), les magazines sur l'aviation, la sévérité du père, les bagarres et ce geste malheureux sur la fille du patron. La notion de classe est présente : de la modestie des Danny au rapport de force en leur défaveur. Mais c'est surtout le patriotisme de la mère de Buck, simple, vibrant et émouvant, qui touchera invariablement le lecteur s'il est sensible à cet argument ; Yann a compris la puissance de ce sentiment chez les classes laborieuses à l'époque et évite l'écueil de l'aborder par un prisme trop français. Autre thème important : celui des occasions perdues de se réconcilier avec un être cher. La somme demeure équilibrée et cohérente, malgré les ellipses au couteau et une narration au compresseur. Les dialogues souffrent d'un tic d'écriture de Yann, l'abus d'interjections en anglais ("Gee", "Damn", "Hell"), qui s'avèrent agaçantes au fil des pages (comme dans "Angel Wings"). 
De Luca compose une partie graphique qui s'inscrit dans le registre de la bande dessinée d'aventures franco-belge des années cinquante et soixante. L'exercice de style est globalement réussi, le trait est fin et élégant, les vignettes sont soignées et détaillées (le salon des Danny, la salle de briefing, le pont de l'USS Enterprise lors de la cérémonie) et la mise en page, bien que traditionnelle, n'empêche en rien les scènes spectaculaires. Les avions sont splendides. De Luca ne singe pas le style de Victor Hubinon (1924-1979), mais une légère raideur se retrouve chez l'un et l'autre. L'Italien, en revanche, exagère l'expressivité ; Buck a trop souvent l'air hagard. Notons le clin d'œil au personnage de Lady X en planche 31. La mise en couleurs est irréprochable. La cocarde du DC-3 (planche 1) n'a été d'application qu'à partir de 1947. 

Dans l'ensemble, le premier volet de ce diptyque de type "origines" est plutôt réussi ; le récit qu'il propose est intéressant. Cette histoire s'adresse peut-être davantage à ceux qui ont envie de redécouvrir un personnage qu'ils connaissent de nom sans forcément en avoir lu les aventures par Jean-Michel Charlier et Victor Hubinon.

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz, pour ASKEAR
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Capitaine Buck Danny, Walter Danny, Madame Danny, Microbe, USS Enterprise, Grumman F4F Wildcat, Aichi D3A "Val", Mitsubishi A6M "Zero", Kawanishi H8K "Emily", I-47, Douglas SBD Dauntless, Dupuis, Askear

vendredi 23 février 2024

"Abara" (Glénat ; mars 2023)

Intitulé "Abara", cet épais album comporte l'intégrale de la version française du manga du même nom, y compris "Digimortal", un récit connecté. Il est sorti chez Glénat Seinen Manga en mars 2023, sous la forme d'un ouvrage broché (couverture flexible) de dimensions 18,0 × 25,6 centimètres. Il comprend approximativement trois cent quatre-vingt-six planches, toutes en noir et blanc ou plutôt en nuances de gris (sauf six en couleurs) ; elles se lisent de droite à gauche. Il s'agit d'une réédition : "Abara" a déjà été publié en France en deux tomes (respectivement en avril et juin 2007). Au Japon (donc en version originale), "Abara" fut prépublié dans le magazine "Ultra Jump" (éditeur : Shueisha) entre mai 2005 et mars 2006, puis réédité en fascicules. 
Le scénario est entièrement écrit par le Japonais Tsutomu Nihei. Il compose aussi la partie graphique dans son intégralité : les crayonnés, l'encrage et l'enrichissement visuel sous la forme de nuances de gris. Surtout connu pour "Blame!" (1997-2003), cet ex-architecte est l'auteur de "Biomega" (2004-2009) et encore de "Knights of Sidonia" (2009-2015). La notoriété de ce mangaka s'étend même un peu au-delà de l'univers du genre ; en 2003, il avait également produit "Wolverine: Snikt!", pour Marvel. 

Un dédale d'immeubles, de murs et de passerelles. Minuscule dans cet enchevêtrement cyclopéen, un homme entre deux âges gravit un escalier jusqu'à un étroit palier. Autour, personne. Il s'arrête devant une porte ornée d'un écriteau, entre et descend vers une salle d'attente. Des hommes et des femmes dorment à même l'escalier ou contre un mur. Le visage de l'inconnu trahit l'épuisement et la tristesse. Il avance jusqu'au guichet. Derrière se tient une jeune femme en uniforme de personnel soignant. Il tambourine à la paroi vitrée ; polie, mais peu affable, elle demande s'il a rendez-vous et réclame son "ticket d'examen". Lui se met à bafouiller : il n'en a pas, "c'est urgent !" Impassible, la secrétaire médicale propose une consultation, "dans quatorze jours au plus tôt" ; souhaite-t-il un ticket ? L'inconnu la prie de l'aider : depuis ce matin, sa main ne "veut pas s'arrêter !"...

Les ingrédients de l'intrigue ? Un futur éloigné, des humains "infestés" mutant en monstres, l'humanité en danger, des expérimentations et des rivalités entre services : déroutant ! Nihei imagine une œuvre dystopique qui marque les esprits dès les premières planches : l'entrée en matière est aussi brutale que spectaculaire. Le lecteur est immédiatement confronté à deux notions qui sont des caractéristiques majeures chez l'auteur (en tout cas dans "Abara") : le contraste et l'échelle. Il est frappé par l'aspect cyclopéen des constructions qui constituent la ville ; l'homme, au milieu des structures gigantesques aux fenêtres minuscules (quand il y en a), est insignifiant, sans importance. Partout des murs, des puits et des canalisations ; aucune verdure. C'est cette cité vide et quasiment sans vie née d'une architecture écrasante - celle du totalitarisme, la facette monumentale en moins - qui sert de cadre aux gauna lorsqu'ils expriment leur brutalité aussi spectaculaire qu'imprévisible. D'une puissance formidable, ces créations (de l'homme) n'éprouvent aucune pitié et ne reculent pas, c'est détruire ou périr. Il ne s'agit pas d'un énième affrontement entre bien et mal, c'est plus que cela. Noirs ou blancs, les gauna engendrent des dommages collatéraux absolument colossaux et n'épargnent personne. Les humains sont plus fragiles que jamais, d'autant que la violence est omniprésente : décapitations, mutilations et colonnes vertébrales arrachées, ainsi que ces délirantes mutations instantanées. 
Autre contraste, le fossé abyssal qui existe entre l'élite et les citoyens ordinaires. Les premiers, opérant en secret, isolés dans une tour d'ivoire, ont accès à des savoirs oubliés et maîtrisent des technologies avancées et sans doute clandestines. Ils sont confrontés à des événements dont ils pensent à tort être en mesure de contrôler le cours. Le commun des mortels s'échine à survivre dans des conditions précaires, comme si ce monde (la treizième heure du cadran de l'horloge murale - conf. page 111 - et la remarque de Nihei dans sa postface sous-entendent qu'il ne s'agit ni de la Terre ni d'une planète, mais d'un gigantesque vaisseau spatial). Tout dans cette société semble aussi cloisonné que figé, l'administration apparaît pesante, tel un monolithe inhumain. Il est possible que Nihei pointe les dérives du système à la japonaise. Au désespoir, à la noirceur et aux profonds sentiments de solitude et d'indifférence que véhicule l'histoire s'ajoute la question de l'humanité, car son augmentation est une réalité (récurrente chez l'auteur) ; le lecteur en vient à tenter de deviner quelles proportions de chair et de machine se trouvent dans le corps des protagonistes. 


En plus de sa dimension écologique (rien n'est indiqué de façon explicite, mais ce monde n'apparaît pas comme un exemple de société décarbonée), "Abara" évoque les résultats désastreux des manipulations génétiques et des expérimentations contrôlées de manière trop incertaine ainsi que les catastrophes majeures qui en résultent. L'origine de ces calamités se perd dans la nuit des temps, cela sous-entend que l'histoire en tant que science (sociale) est une notion fluctuante, oubliée ou négligée et que certaines connaissances essentielles ne figurent que dans quelques sources secrètes accessibles aux initiés seuls (cf. le "Livre des exomorphes", chapitre nº5). 

Dans cet univers glacial de béton et de métal, ni sentimentalité ni romance. L'atmosphère est lugubre, voire étouffante, et véhicule une insondable désolation. Le trio des employés survivants de la firme quaternaire aurait pu apporter un brin d'humour, mais la tristesse de l'absurdité l'emporte largement sur le comique. La conclusion laisse néanmoins entendre que l'amour est au centre de tout et qu'il est essentiel pour pouvoir maintenir l'espoir et permettre la survie de l'humanité. Même si certains lecteurs peuvent déceler dans "Abara" une métaphore sur le thème du purgatoire, la question de la spiritualité et de la religion est la grande absente de l'œuvre. 

Au risque d'en abuser (un peu), Nihei emploie à maintes reprises les techniques narratives de l'ellipse et du non-dit. Le lecteur se prête à l'exercice de l'interprétation, de la supposition, de l'hypothèse, voire du raccourci. En fin de compte ça n'est pas capital, malgré la sensation fréquente de passer à côté de quelque chose. L'histoire n'en est pas entièrement sibylline pour autant ; une attention soutenue permet de relier les points et la linéarité - bien que peu perceptible du fait de la scission de la narration en plusieurs fils - y aide beaucoup. Autre moyen, les nombreuses pages sans texte (dont les combats), qui participent à la diffusion de l'atmosphère. Au sujet des caractérisations, il y a quelques stéréotypes (par exemple le commissaire bougon et l'inspecteur indépendant d'esprit, presque rebelle), mais les protagonistes sont convaincants et crédibles. Ils portent tous en eux une forme de fatalité et cela se conçoit, vu le cadre. Enfin, les dialogues sonnent de façon généralement juste. 

La partie graphique est très réfléchie, malgré des orientations artistiques que l'auteur semble aujourd'hui regretter avec humour, c'est en tout ce cas ce qui transparaît dans sa postface. Les amateurs décèleront dans le style de Nihei les influences (entre autres) de Jean Giraud (1938-2012) ou d'Enki Bilal dans la conception de certains personnages, mais aussi de Maurits Cornelis Escher (1898-1972), voire de Jérôme Bosch (1450-1516) dans ces constructions ou ces entrelacs d'escaliers. Les gauna, eux, appartiennent surtout à Nihei. Ils évoquent instantanément la mort, la terreur et la transformation du corps humain dans ce qu'elle a de plus répugnant. La netteté du coup de crayon de l'artiste contraste avec un aspect brut du mouvement, qui rend le déchiffrage immédiat des scènes d'action parfois délicat. Le lecteur sera attentif, sous peine de passer à côté d'un détail primordial, mais à peine perceptible si son coup d'œil est paresseux. Important, ce point peut influer sur le plaisir de lecture s'il est négligé. L'artiste travaille en permanence la cinétique des compositions, notamment en variant les plans et les perspectives (c'est incroyable le rendu qu'il parvient à obtenir rien qu'avec cinq murs et un escalier (voir cette double page au milieu du chapitre nº5) et en employant fréquemment l'effet de zoom : Nihei produit d'abord des scènes très éloignées avant de confectionner des plans de plus en plus rapprochés, souvent en séquences de trois cases. La dynamique et l'effet sont garantis. 

La traduction a été effectuée par Johan Leclerc, avec Thomas Lameth à la correction. Il est impossible - à moins d'être japonisant - de comparer à la version originale. Leur texte ne comporte ni faute ni coquille, en tout cas. Il est à noter que les deux fascicules originaux (Glénat toujours) avaient été traduits par Sylvie Siffointe

"Abara" nous introduit à un monde glaçant et présente une vision résolument sombre de l'évolution de l'humanité - c'est d'ailleurs une constante dans l'œuvre de Nihei, puisqu'elle est également au centre de "Blame!". C'est une histoire terriblement macabre, d'une noirceur hypnotique et d'une violence débridée. Sa conclusion présage un nouveau départ et l'émergence d'un autre univers ; elle semble encore émettre l'idée que destruction et table rase peuvent permettre un redémarrage à zéro. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
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Inspecteur Sakijima, Denji Kudo / Ito, Tadohomi, Nayuta, Ayuta, Bureau de Surveillance, Brigade de Répression criminelle, Huilerie Aburano, Gauna noirs, Gauna blancs, Firme quaternaire, Manga, Seinen, Glénat

mardi 23 janvier 2024

Detective Comics (tome 2) : "Le Syndicat des victimes" (Urban Comics ; janvier 2018)

Intitulé "Le Syndicat des victimes", cet album est le deuxième des sept numéros de la version française du "Detective Comics" du "Rebirth". Ce "Rebirth", lancé en 2016, inaugure une nouvelle période éditoriale du titre, qui succède ainsi aux "New 52" (second volume : 2011 à 2016), connus en France en tant que "Renaissance DC". Ce tome comprend les versions françaises des "Detective Comics" #943-949 (décembre 2016 à mars 2017) : l'éditeur parisien l'a publié en janvier 2018, dans sa collection "DC Rebirth". Ce recueil relié (de dimensions 18,7 × 28,2 centimètres, couverture cartonnée) compte exactement cent quarante planches (toutes en couleurs), sept pages de variantes de couvertures signées Rafael Albuquerque et de courtes bios des auteurs et artistes. 
Les scénarios de ces sept numéros ont tous été écrits par James Tynion IV ; il cosigne les deux derniers avec Marguerite Bennett. Il n'y a pas d'équipe artistique titulaire. Se succèdent, parfois au sein d'un même numéro : Álvaro Martínez Bueno, Eddy Barrows, Al Barrionuevo, Carmen Carnero, Ben Oliver et Szymon Kudranski. Les encreurs sont les suivants, Raúl Fernández, Eber Ferreira, Scott Hanna et Julio Ferreira ; pour terminer, Brad Anderson, Adriano Lucas et Gabe Eltaeb composent la mise en couleurs. 

Précédemment, dans "Detective Comics" : Tandis que Batman et ses coéquipiers le croient mort, Red Robin est téléporté dans un endroit inconnu et se retrouve enfermé en cellule. Un étrange geôlier l'accueille, mais il reste aussi évasif que mystérieux. 
À Gotham City, dans le hall d'entrée de Wayne Enterprises. L'endroit est vide ; des rubans jaunes de la police délimitent la scène de crime. Un grand tag rouge sur le pan de mur derrière la réception : "Plus de Batman". Batwoman et Renee Montoya observent le graffiti. Batwoman s'interroge sur ce qu'il s'est passé ; pour Montoya, c'est "toute la question". Elle retrace les évènements de façon chronologique grâce à l'enregistrement de vidéosurveillance ; à 20h17, Lucius Fox - PDG de Wayne Enterprises - entre dans le bâtiment. Il explique par téléphone la pertinence d'un projet de reconstruction de Gotham à Vicki Vale, une journaliste... 

Ce second tome est réussi. Tynion place l'esprit d'équipe de la Bat-Famille et les conséquences de la croisade de Batman sur le citoyen ordinaire au centre du scénario. Batman, ses alliés les plus proches, la façon dont ils fonctionnent ensemble, et les frictions et conflits que cela peut impliquer constituent des thèmes intéressants qui ont déjà été le sujet de nombreuses histoires de la franchise. Tynion, ici, exploite donc un sujet qui a déjà été développé par d'autres auteurs dans le passé (l'exemple le plus récent est sans doute "Le Deuil de la famille", de Scott Snyder). Il faut reconnaître qu'il s'y prend bien et que le résultat est convaincant. Il profite du contexte, c'est-à-dire les recrues récentes, entre lesquelles les liens s'avèrent difficiles à tisser. Ensuite, la rébellion ne vient pas du personnage le plus prévisible et elle n'évolue pas de manière attendue, c'est-à-dire que plutôt que d'opter pour un statuquo, Tynion laisse entrevoir un risque majeur pour Bruce Wayne. Mais c'est surtout le second aspect qui est le plus captivant, les impacts (physiques) de la mission et des interventions de Batman sur les citoyens ordinaires de la mégalopole. Tynion met en scène les plus malchanceux d'entre eux, les victimes collatérales des activités de justicier de l'homme chauve-souris, qui ont voulu s'unir pour punir celui qu'elles accusent de tous les maux alors que lui s'était juré de protéger sa ville et ses habitants. Un reflet déformé de la Bat-Famille sous la forme d'un exercice abouti dans lequel les rôles sont donc inversés. Cela invite le lecteur à la réflexion, car le propos a du sens : vecteur de violence, la croisade du Chevalier noir amène forcément des victimes dans les rangs des innocents. C'est un double échec : certains membres de l'équipe refusent de faire passer la mission avant leurs valeurs personnelles et leurs interventions font du grabuge, les citoyens lambda en faisant les frais. Cet arc est bien ficelé et construit avec méthode. Plus banale, l'intrigue du second (un écho direct au volume précédent) est bien moins séduisante. Enfin, la gestion des intrigues secondaires soulève des questions, car l'intrigue avec Red Robin reste trop en arrière-plan. 
Il est étrange qu'un titre comme "Detective Comics" n'ait pas d'équipe artistique attitrée. Les dessinateurs, que ce soit Bueno ou Barrows, affichent un style ancré dans le réalisme, généralement soigné, efficace et conforme aux standards du genre sans toutefois présenter de grande originalité. De tous les épisodes, c'est certainement celui dessiné par Oliver qui est le plus susceptible de rallier les suffrages, bien que les collègues ne déméritent aucunement, qu'ils soient dessinateurs ou encreurs (car Olivier encre ses crayonnés lui-même, rappelons-le). Quoi qu'il en soit, le Britannique se démarque facilement par l'élégance et la finesse du trait, l'aspect naturel des postures et des expressions, la variété de sa mise en page ainsi que le recours plus fréquent aux très gros plans. Hélas, il n'illustrera plus d'épisodes de ce titre. 
La traduction a été effectuée par Thomas Davier, l'un des meilleurs du circuit. Le résultat est exemplaire, ni faute ni coquille. Détail : traduire "ARGUS" était superflu.

Tynion et son équipe d'artistes nous offrent un chapelet de numéros aussi captivants que convaincants. Lorsque la relation entre Batman et sa ville tourne au désamour puis à la haine. Le premier arc est plus intéressant que le second, certes ; mais dans l'ensemble, la somme constitue un divertissement efficace et satisfaisant. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Batman, Batwoman, Spoiler, Batwing, Orphan, Gueule d'argile, Red Robin, Le Syndicat des victimes, Jacob Kane, La Colonie, Alfred Pennyworth, Dr Leslie Thompkins, Harper Row, Jean-Paul Valley, Renee Montoya, Harvey Bullock, DC Comics

mardi 9 janvier 2024

Dune (tome 2) : "Muad'Dib" (Huginn & Muninn ; septembre 2022)

Intitulé "Muad'Dib", cet album est le second volet d'une adaptation en un triptyque de bande dessinée du roman "Dune" (1965) - le chef-d'œuvre de l'écrivain nord-américain Frank Herbert (1920-1986). Les auteurs ont choisi de réaliser un tome pour chaque partie qui constitue le roman : "Book One: Dune", "Book Two: Muad'Dib", et "Book Three: The Prophet". En version originale, cet ouvrage a été publié en septembre 2022, chez le New-Yorkais Abrams Books, une filiale du groupe français Média-Participations. La version française est sortie chez Huginn & Muninn (propriété de Média-Participations aussi) en septembre 2022, sous la forme d'un volume relié (avec une couverture cartonnée) comptant exactement cent soixante-trois planches, toutes en couleurs. 
Cette adaptation a été conçue par Brian Herbert et Kevin J. Anderson ; Herbert (fils aîné de l'écrivain) et Anderson s'associèrent vers la fin des années quatre-vingt-dix afin de continuer à développer la franchise "Dune" par des romans. La partie graphique a été confiée à une équipe espagnole qui a fait ses preuves, notamment chez Valiant ou Marvel : Raúl Allén (dessin et encrage) et Patricia Martín (mise en couleurs), avec l'aide de Jesús R. Pastrana. Les couvertures ont été produites par Bill Sienkiewicz

Précédemment, dans "Dune" : le baron Vladimir Harkonnen se réjouit d'avoir repris Arrakeen aux Atréides et de leur avoir infligé une défaite. Il va nommer Glossu gouverneur d'Arrakis pour conduire une répression brutale, puis enverra Feyd en sauveur. 
Arrakis, le désert. Installé dans une tente, Paul médite ; il semble en transe. Lui et sa mère ont passé la journée cachés dans le sable à fuir les appareils Harkonnen ; désormais, ils attendent. Jessica l'informe que la nuit approche et s'enquiert d'éventuelles nouvelles de Duncan Idaho, censé revenir pour eux. Mais non, "rien". La tempête qui s'est levée l'après-midi devrait avoir effacé "toutes les traces". Jessica le prie de réessayer. Paul refuse, car il y a "trop de statique à cause de la tempête". Intérieurement, Jessica revit la mort de son bien-aimé, la chute d'Arrakeen, la destruction de la maison Atréides, et la victoire Harkonnen... 

Ce deuxième volume s'inscrit pleinement dans la lignée du premier et répond au même principe, à savoir la fidélité au matériel source pour seule et unique règle. Que le lecteur n'attende donc ni relecture ni fantaisie : il en serait pour ses frais. L'un des objectifs sous-jacents de cette bande dessinée est certainement de proposer une adaptation de référence durable du "Livre second", s'adressant à quiconque voudrait s'attaquer à l'œuvre ou la redécouvrir par ce médium. Bien entendu, il est évident que les auteurs ont dû opérer des coupures dans le roman çà et là (il serait intéressant de procéder à une comparaison détaillée avec le roman pour les identifier), car il leur faut caser l'histoire dans les cent soixante-trois planches qui leur ont été allouées. Mais ici aussi, les grandes scènes mémorables sont bien présentes ; c'est donc avec plaisir que le lecteur familier du roman redécouvrira les incontournables scènes fortes de ce volet, dont - entre autres - l'infiltration de Sardaukars dans la station impériale d'études et le sacrifice de Duncan Idaho qui en résulte, la fuite de Paul et Jessica à travers le désert (dont l'utilisation du marteleur et l'apparition du ver), la rencontre avec Stilgar et les Fremen, le duel entre Paul et Jamis ou encore l'absorption de l'Eau de la Vie par dame Jessica. Des cartouches (de soliloques) adroitement placés évoquent régulièrement l'émergence progressive des facultés de Paul et surtout l'effet que cela produit sur ses interlocuteurs ainsi que la réaction (exprimée ou non) de ceux-ci ; les légendes du Kwisatz Haderach et du messie demeurent donc centrales. Cette adaptation présente de nombreuses qualités en plus de la fidélité au texte (ce qui pourra néanmoins être perçu comme une faiblesse, car la surprise est inexistante pour ceux qui ont lu les romans, choix assumé, voire revendiqué par les auteurs). L'intrigue est parfaitement compréhensible (aucun élément crucial n'a été négligé) et la narration, tissée en un faisceau de deux à trois fils, reste équilibrée. Cette dernière est cependant fortement linéaire, c'est un défaut qui est présent du début à la fin : l'exploitation des différents fils ne parvient pas à l'estomper. 
La partie graphique d'Allén et Martín est dans la parfaite lignée du tome précédent ; le talent des artistes espagnols est indiscutable, mais ce trait réaliste, propre, fin et élégant ne réussit pas à retranscrire suffisamment cette atmosphère onirique si caractéristique de "Dune", et ce malgré des efforts de créativité en matière de mise en page, en témoignent les planches nº1, 64, 102-103 (double) et 156-157 (idem). Il est possible - ce n'est qu'une spéculation - que le dessinateur ait reçu une consigne de la part des scénaristes l'invitant à une certaine forme de classicisme, sans fioritures excessives. La mise en couleurs de Martín est intéressante en cela qu'elle utilise pour chaque scène des teintes spécifiques : par exemple, de l'orange et du rose pour le désert ou du bleu et du violet pour la nuit, etc. L'approche est efficace. 
La traduction a été effectuée par Alex Nikolavitch : il n'y a rien à redireLe résultat est irréprochable et exemplaire : le texte est soigné et il n'y a ni faute ni coquille.

Voici un second recueil sans surprise, avec les mêmes forces et faiblesses que ceux du premier ; entouré de collaborateurs de qualité, Herbert continue l'adaptation de l'œuvre de son père en bande dessinée, dans une approche aussi fidèle qu'elle est soignée, mais qui au fond propose plutôt une transcription qu'une adaptation. 

Mon verdict : ★★★☆☆

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Dune, Paul Atréides, Dame Jessica, Duncan Idaho, Thufir Hawat, Gurney HalleckFremen, Stilgar, Chani, Jamis, Dr Liet Kynes, Baron Vladimir Harkonnen, Glossu Rabban, Feyd-Rautha Rabban

mercredi 3 janvier 2024

"Daredevil" : L'Intégrale 1974-1975 (Panini Comics ; janvier 2023)

Sorti en janvier 2023 chez Panini Comics France, cet album est le dixième tome de l'intégrale (le treizième en ajoutant les trois qui compilent le run de Frank Miller) consacrée au personnage de Daredevil. Il inclut les versions françaises des "Daredevil" (vol. 1) #108-119 (de mars 1974 à mars 1975) et du "Marvel Two-in-One" #3 (mai 1974), qui est intercalé entre les "Daredevil" #109 et 110. L'ouvrage comprend une préface (quatre pages) de la scénariste Mary Skrenes. Bonus : un dessin publicitaire, huit planches en noir et blanc et de succinctes biographies des auteurs principaux. Cet album relié (de dimensions 17,7 × 26,8 cm, couverture cartonnée, jaquette plastifiée) compte exactement deux cent trente-trois planches (hors couvertures), toutes en couleurs. 
Steve Gerber (1947-2008) livre ses derniers scénarios sur "Daredevil" ; il écrit tous les numéros jusqu'au #116, le "Marvel Two-in-One" et coécrit le #117 avec Chris Claremont avant de tirer sa révérence. Gerry Conway écrit le #118, puis passe la main à Tony Isabella pour le #119. William Robert Brown (1915-1977) produit les crayonnés de huit numéros, Gene Colan (1926-2011) encore trois, Don Heck (1929-1995) un autre et Sal Buscema ceux du "Marvel Two-in-One". Chez les encreurs : Paul Gulacy, Heck, Frank Chiaramonte (1942-1983), Jim Mooney (1919-2008), Frank Giacoia (1924-1989), Vince Colletta (1923-1991) et Joe Sinnott (1926-2020) pour le "Two-in-One". Et les coloristes pour terminer : Petra Goldberg, Linda Lessmann et Stan Goldberg (1932-2014). 

Précédemment, dans "Daredevil". À San Francisco, Dragon-Lune aide Daredevil et Captain Marvel à vaincre Terrex en utilisant le pouvoir d'Angar le Cri. Terrex est battu, mais cela cause la mort de Broderick ; Angar perd son pouvoir et redevient normal. 
San Francisco, le 24 décembre 1973 : pendant que les badauds se bousculent chez Macy ou Emporium, Daredevil et Black Widow se balancent entre les immeubles et les décorations de Noël. Natasha confronte Daredevil à une question claire et simple : quel lien a-t-il donc avec Dragon-Lune ? Elle exige "la vérité" et le met en garde contre le "baratin" ; Daredevil botte en touche... 

L'année 1974 serait-elle à marquer d'une pierre blanche pour "Daredevil" ? Depuis le début, le titre est franchement peu inspiré - mais les épisodes de Gerber changent (momentanément) la donne. L'auteur imagine deux arcs principaux. Le premier (en six numéros, disons sept) fait directement écho aux préoccupations sociopolitiques de Gerber telles que Skrene les a énumérées en préface ; Gerber y aborde la corruption des idéaux de son pays, la cupidité des élites gouvernantes et la supériorité du pouvoir économique et financier (Wall Street) sur le politique. Cela n'a rien d'étonnant dans une Amérique en proie au scandale du Watergate (1972-1974) et à la fin de la guerre du Viêt Nam (1975) - entre autres. Cela étant, Gerber évite l'écueil de la naïveté : car Mandrill le révolutionnaire n'est rien de plus qu'un terroriste et n'a rien d'un bienfaiteur pétri d'idéaux romantiques. Malgré le manque de réalisme et les aspects kitsch, l'arc est intéressant. Et puis, s'il suit les deux titres, le lecteur établira un parallèle avec l'arc de l'Empire secret (1974) dans "Captain America / Falcon", sans doute. Le second arc compte trois numéros. Il met en scène le Chasseur ("Death-Stalker" en version originale) un être surnaturel, véritable incarnation du mal, suffisamment puissant pour damer le pion à l'Homme-Chose. Ce super-vilain, formidable et inquiétant à souhait, n'est pourtant pas aussi connu qu'il le mériterait. Outre le plaisir d'inviter un de ses personnages fétiches, Gerber a la juste intuition d'orienter, le temps de cette poignée de numéros, "Daredevil" vers une atmosphère fantastique et fait voyager Matthew Murdock des ruelles et des toits de New York (Frisco, c'est fini) aux marais de Floride. C'est une authentique réussite. La relation entre Matthew et Natasha ressemble à du yoyo et les autres numéros sont d'une facture presque ordinaire, sauf que Daredevil et le Scarabée font (presque) équipe un instant et que le Gladiateur et le Hibou reviennent pour la première fois depuis début 1972 et fin 1971 respectivement. Enfin, l'apparition de Shanna la diablesse et le retour du Cirque du crime achèvent une brochette d'épisodes bien écrits, riches et rythmés. 
La partie graphique soulèvera moins l'enthousiasme ; à ce propos, pas de doute. Colan s'éloigne toujours davantage du titre ; le contraste avec ses successeurs n'en est que plus flagrant. La valse des encreurs (en moyenne, ils ne restent que deux numéros) fait de l'émergence durable d'un style un exercice ardu. Brown, dans tout cela, est un peu le titulaire du poste de dessinateur. L'artiste présente un coup de crayon efficace et dynamique, mais qui reflète les défauts de beaucoup de productions de l'époque : il ne s'embarrasse pas du détail et son manque de personnalité propre le rend sensible à celle de l'encreur. C'est particulièrement visible dans le #108, encré par Gulacy, et le #109 (par Heck). Le lecteur appréciera la limpidité du découpage de Brown, la lisibilité de l'action et la clarté de sa mise en page, en revanche. 
La traduction, partagée entre Laurence Belingard et Nick Meylaender, est impeccable ; "Chasseur" a été conservé pour "Death-Stalker", comme dans le "Strange" nº111.

Cette intégrale offre une brochette d'épisodes bien plus intéressants que tout ce que "Daredevil" a pu proposer depuis 1965. Rendons donc hommage à Gerber pour ces numéros. Lui succèderont - à court terme - Isabella, pour seulement cinq numéros (consécutifs), et Marv Wolfman (dix-huit, plus un annuel, entre 1975 et 1977). 

Mon verdict : ★★★★☆ 

Barbüz 
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz 

Daredevil, Foggy Nelson, Black Widow, Dragon-LuneShanna la diablesseLa Chose, Mister Fantastic, L'Homme-Chose, Le Scarabée, Spectre noir, Mandrill, Nekra, Le Samouraï d'argent, Le Hibou, Le Cirque du crime, CrusherMarvel