"Que s'est-il encore passé, Monsieur Bond ?"
Intitulé "Corps à corps", cet album est le sixième tome de la série que l'éditeur Delcourt consacre à James Bond. "Corps à corps" est paru dans la collection Contrebande en novembre 2021. Il s'agit d'un ouvrage relié - aux dimensions 19,1 × 28,4 centimètres, avec une couverture cartonnée - qui compte précisément cent vingt planches (les pages ne sont pas numérotées), toutes en couleurs. En guise de bonus, une interview d'Aleš Kot (deux pages) et six illustrations de couvertures, signées par l'Italien Luca Casalanguida.
En version originale, cet arc, composé de six numéros (janvier à juin 2018) ont été publiés chez Dynamite Comics sous le titre "The Body". Difficile d'affirmer si la série est toujours en cours de publication en France, Delcourt n'ayant à ce jour rien proposé de nouveau depuis 2021, et ce malgré la continuation des publications en version originale.
Le scénario a été écrit par le Tchéco-Américain Aleš Kot, qui a travaillé pour principalement pour Image et Marvel, avec de brefs passages chez d'autres éditeurs, dont DC Comics, Dynamite et Valiant. Cinq dessinateurs (crayonnés et encrage) se répartissent la partie graphique. L'Italien Luca Casalanguida (qui avait œuvré sur les troisième et quatrième tomes, "Hammerhead" et "Kill Chain") est le seul à produire deux épisodes, contre un chacun pour Antonio Fuso, Rapha Lobosco (voir "Black Box", sur lequel il a travaillé), l'Irlandais Eoin Marron et le Nord-Américain Hayden Sherman. Les mises en couleurs ont été confiées à l'Italienne Valentina Pinto.
Résumé des premières planches
James Bond, l'air maussade, est assis sur un lit médical. Son visage et son torse présentent de nombreux hématomes et ecchymoses et son visage est orné d'un œil au beurre noir. Au médecin fluet qui l'interrompt sur ce qu'il s'est "encore passé", Bond, le regard mauvais, répond qu'il a chuté "dans les escaliers". Le docteur Vird, tout en examinant les côtes de son patient, spécule à voix haute : sur qui Bond est-il tombé ? Sur "vingt hommes immenses et en colère ?" "Une femme très entraînée qui n'avait rien à perdre ?" Un ours ? Toujours renfrogné, Bond rétorque qu'il a mal quand il rit. Vird lui recommande alors d'éviter les Monthy Python pendant une semaine. Mais que Bond se réjouisse : il est encore en vie, ce qui ne doit pas être le cas de celui ou ceux qu'il a croisés. Il examine ensuite les yeux, puis lui demande de ne plus bouger et de penser au Royaume-Uni : il va pouvoir travailler ses points de suture. Bond se remémore alors les événements qui l'ont amené là…
Choix conceptuels, scénaristiques et stylistiques
Bien que "James Bond" ne soit pas une série foncièrement mauvaise, elle est loin de rallier tous les suffrages. Hélas ! Affirmons-le sans ambages, ce n'est pas ce sixième tome qui va renverser la vapeur, malgré – ou à cause de – son parti pris.
Le nom d'Aleš Kot ne laissera peut-être pas indifférent. Il faut dire que Kot n'a rien fait pour l'éviter. Il s'était notamment fait remarquer pour sa posture de social justice warrior en apostrophant le dessinateur Mitch Gerads, l'un de ses confrères, par une série de tweets agressifs à l'occasion du travail de ce dernier sur le patch du Chris Kyle Memorial Benefit. Kot est intervenu à d'autres reprises, provoquant le scénariste Nathan Edmondson dans des diatribes violentes, accusant par la même occasion l'industrie nord-américaine du comics de nombreux maux (racisme et misogynie pour n'en citer que deux). Ses appels à l'offensive punitive sont restés lettres mortes. Kot ne travaille d'ailleurs plus pour Marvel depuis 2015. Quoi qu'il en soit, être au courant de tout cela permettra de mieux comprendre certains choix narratifs de l'auteur pour cet album.
Son interview de postface ne laisse planer aucun doute sur sa perception de Bond, qui n'est pour lui qu'une "construction impérialiste et colonialiste", un personnage "patriarcal et raciste" qui "utilise les femmes" (sic). Loin d'appeler à son "annulation", Kot souligne néanmoins la complexité de l'agent. Il ajoute qu'il adore explorer les personnages complexes et qu'il respecte Ian Fleming, qui selon lui, était conscient des caractéristiques psychologiques de ce héros.
Certains s'offenseront de ces jugements et n'iront pas plus loin. D'autres applaudiront et se plongeront dans l'album. Les derniers ignoreront ces propos et déplaceront le centre du débat.
Toujours est-il que si Kot prend le fana de la franchise à contrepied, c'est peut-être plus dans la forme que dans le fond. Ici, pas de méchant charismatique ; l'habituel complot criminel mondial visant à renverser le paradigme en place est en arrière-plan dans le meilleur de cas. Non, rien de tout cela. Kot imagine une histoire de corruption au niveau européen, organisée par Prince, une société militaire privée. L'auteur choisit – il faut lui reconnaître cette prise de risque – de se pencher sur des aspects moins glorieux ou des moments plus réalistes de la carrière du célébrissime agent britannique.
Au risque de formuler une proposition peu excitante ? Probablement.
L'approche est originale, dans le fond comme dans la forme. Kot propose six numéros qui sont liés entre eux par une intrigue assez lâche. Chacun porte le nom d'une partie du corps ou d'un organe : "Le Corps", "Le Cerveau", "Les Tripes", "Le Cœur", "Les Poumons", le dernier étant intitulé "L'Enterrement", telle une conclusion funeste à cette somme.
Kot semble éprouver un plaisir certain à écrire les dialogues. Sans qu'il abuse des non-dits, certaines tournures sonnent néanmoins un peu creux. L'auteur met en place une alternance intéressante entre dialogues fournis et scènes d'action débridées.
Lieux et temps
Ce Bond-là voyage beaucoup moins que d'autres. Au Royaume-Uni, peut-être en Scandinavie. Kot choisit une réception organisée pour des fonctionnaires européens, une salle d'interrogatoire, un sauna, un chalet isolé à la lisière de la forêt, Trafalgar Square et un pub londonien. Exotisme et endroits de rêve sont loin ; sans doute un choix conscient de Kot.
L'époque est contemporaine de sa publication, aucune autre interprétation possible à ce sujet. On y parle du Brexit à maintes reprises, bien que celui-ci ne fût pas encore effectif au moment de l'écriture de ces histoires (premier semestre 2018).
Au total, la mission de Bond s'étend sur un minimum de trois semaines, c'est en tout cas ce qu'indique la seconde planche du dernier numéro ("Trois semaines après les événements").
Kot ne s'embarrasse ni de préliminaires ni d'introductions longuettes ayant pour but de poser le contexte, les histoires sont trop ramassées pour cela. Ainsi, dans "Le Corps", la mission de Bond ne dure que le temps d'une soirée. Même schéma avec "Le Cerveau", l'interrogatoire est en presque temps réel ; l'action étant ininterrompue, il ne prend donc qu'une heure, peut-être deux, grand maximum. "Le Cœur" s'étend sur une nuit. "Les Poumons" sur une heure, peut-être deux. Et "L'Enterrement" sur une soirée, donc une poignée d'heures.
Thèmes
L'auteur semble vouloir éloigner Bond des feux de la rampe. Dans "Le Corps", par exemple, il est infiltré en tant que serveur, assez loin du cliché du playboy qui écume les tables de jeu, tombe les jolies femmes et conduit les voitures de sport les plus iconiques. Bond y apparaît comme un soldat de l'ombre qui joue sa vie dans un combat vicieux au corps à corps, à quelques mètres de la personne qu'il protège, l'ambassadrice Laurent, une privilégiée corrompue qui finit sa flûte de champagne, assise sur sa cuvette aux toilettes, et qui n'est aucunement consciente du drame qui se joue à quelques mètres de là.
Dans "Le Cerveau", un numéro aux dialogues très abondants, Bond a un autre rôle peu glamour, puisqu'il y mène l'interrogatoire de madame Cleese, une ingénieure soupçonnée d'avoir livré une arme bactériologique à une organisation terroriste inconnue. Kot fait ici le procès du Royaume-Uni, entre ventes d'armes, affaires de pédophilie, colonialisme et crimes contre l'humanité. Cleese, c'est plus que la conscience d'un pays aux choix hautement critiquables, c'est surtout Kot en social justice warrior qui énumère tous les points de sa liste de griefs à l'égard du Royaume-Uni. Et comme si ça n'était pas suffisant, Bond s'y adonne à la torture, alourdissant ainsi la liste des chefs d'accusation de manière irréversible.
Dans "Les Tripes", Bond se fait passer pour un marchand d'armes auprès d'un gang néonazi. Bond ? Kot, bien sûr, qui, sous les traits de l'agent britannique, tabasse et exécute rageusement tous les membres du gang. Cet épisode outrancier qui relève du pur fantasme d'auteur prend une tournure déplacée lorsqu'il présente les cibles de sa hargne comme des homosexuels refoulés. Pour railler leur posture de mâles alpha, soit, mais était-ce intelligent pour autant ? Question rhétorique.
Le lecteur pourra voir dans "Le Cœur" un écho à "Casino Royale". Bond, convalescent, est soigné par une jeune femme qui vit seule. Deux cœurs brisés se confient l'un à l'autre dans l'attente d'une menace tapie dans l'ombre. Une forme de connexion platonique s'établit et permet à l'un comme à l'autre de se soigner avec le baume créé par cette relation aussi inattendue et sincère qu'éphémère. Mais le champ des possibles est réduit à néant par l'urgence de la mission. La vie d'agent de terrain, une succession d'instants fugaces et sans lendemain ?
"Les Poumons" évoquent la course incroyable que mène Bond à travers Trafalgar Square et le plongeon dans la Tamise qui s'ensuit, sans oublier les combats. Une course de la dernière chance. Il faut à l'agent tout son souffle, toute sa détermination pour réussir cette véritable épreuve de sport presque extrême, avec un sacrifice probable à la clé. Il n'est pas ici seulement question d'endurance, mais aussi de force morale et d'abnégation.
Enfin, "L'Enterrement" est sans doute celui de la mission. Bond retrouve Felix Leiter et revient avec lui sur les événements récents afin d'y voir plus clair, ce qui permet au lecteur de connecter les points de l'intrigue semée par Kot. Évidemment, ce verre au comptoir ne correspond pas à un repos du guerrier, puisque c'est là que Bond doit accomplir la dernière étape de sa mission, tel un assassin furtif, à nouveau en décalage avec son image habituelle.
Personnages
En matière de caractérisation, Bond correspond à tout ce que le lecteur pourrait attendre. C'est plus la façon dont il est employé qui est une nouveauté. Il peut être aussi policé que d'habitude, mais il y a en lui une forme de colère sourde (il va la laisser éclater à plus d'une reprise), de cynisme et de fatalité, dont le lecteur est témoin au fil des chapitres.
Il y a un personnage secondaire par numéro, peut-être un peu plus dans le tout premier, avec le médecin, qui frétille pendant le récit que lui conte Bond, le tueur et l'ambassadrice, qui sont plutôt des figurants. Madame Cleese est aussi brillante que dévouée à son idéologie. Les néonazis s'agenouillent dès qu'ils trouvent plus fort qu'eux. Moira est de toute évidence une anti-James-Bond-girl issue de la matrice idéologique de Kot. Quant à l'adversaire de 007, c'est un assassin aussi insaisissable qu'invisible ; il n'apparaît jamais à découvert. Enfin, le lecteur retrouve Felix Leiter avec une certaine satisfaction ; ce gaillard à la main d'acier est un peu le faire-valoir de Bond et est parfois utilisé comme deus ex machina, mais il n'est jamais avare de bons mots.
Partie graphique
Cinq dessinateurs ? Cinq dessinateurs ! Curieusement, les styles sont suffisamment proches – ou pas assez différents – pour heurter le besoin d'uniformité et de cohérence visuelles du lecteur exigeant.
Casalanguida évolue dans un style réaliste, assez fin, avec une densité de détail satisfaisante ; le dessinateur est doué pour la rationalisation de son travail et n'intègre d'autres éléments que si cela a du sens. L'artiste pourrait faire la différence si son encrage était moins superficiel. Pour un peu, on aurait l'impression que Pinto a appliqué sa couche de couleur à même les crayonnés. Casalanguida est l'exemple typique de dessinateur qui gagnerait grandement à être accompagné par un encreur sérieux et minutieux.
Fuso a un coup de crayon qui rappellera invariablement celui du Britannique Jock. Au-delà de cette filiation évidente, il faut reconnaître son travail dans son épisode : sur les vingt planches, dix sont agencées en gaufriers. L'artiste ne cherche aucun artifice : pas question d'utiliser l'itération ici, même cadrage, même lumière, mais à chaque fois une expression facile différente. Dommage que l'éditeur ne lui ait pas confié les six numéros.
Dans les planches de Lobosco, c'est une autre influence qui transparaît de façon très nette : celle de l'Argentin Eduardo Risso. Bien qu'officiant dans un style réaliste, Lobosco passe parfois du côté de la caricature : lorsqu'il exagère les expressions faciales à outrance. Il présente aussi un emploi important des aplats de noir, comme son modèle. De même, la densité de détail est remarquablement basse.
Autre style avec Marron, qui a peut-être un trait plus rond – disons plutôt plus doux – que la plupart de ses collègues. Son coup de crayon réaliste convient néanmoins très bien à cet épisode un peu spécial. Son travail ici se distingue notamment par ces deux planches en gaufriers qui mettent en images les pièges conçus par Bond. Marron est moins avare en détail que les autres.
Enfin, Sherman. De tous, c'est sans doute lui qui a le style le plus original. En tout cas, c'est le plus dynamique, aucun doute là-dessus. La première planche nous offre une perspective saisissante. Puis vient cette série d'incrustations en demi-gaufrier, à laquelle succède une planche faite de cases horizontales, type format 16/9. Sherman sait doser le détail avec justesse. Mais son trait est un peu trop brut – presque saccadé – pour être agréable à l'œil.
Traduction
La traduction est à nouveau signée Laurent Queyssi, qui semble avoir succédé à Philippe Touboul depuis "Casino Royale". Le travail de Queyssi est très satisfaisant ; rien à redire, ni faute ni coquille ou autre boulette. C'est irréprochable.
Pour conclure
Voilà un album de James Bond particulièrement atypique. Il est difficile de savoir si Kot a voulu se livrer à un ou plusieurs exercices de style ou s'il a simplement laissé parler son inspiration, à défaut de réussir à la canaliser. Si les épisodes sont toujours intéressants (sauf peut-être le troisième), il n'y a rien de profondément marquant ou d'inoubliable dans cet ensemble, si ce n'est que Bond est présenté à contremploi la plupart du temps, ainsi que la facette idéologique marquée dans le travail de l'auteur. En outre, la partie graphique reste malheureusement la parente pauvre de la série, et ce depuis son premier numéro.
Mon verdict : ★★★☆☆
Chouette ! Le retour de James Bond et d'Aleš Kot, un scénariste que j'apprécie.
RépondreSupprimerLe nom d'Aleš Kot ne laissera peut-être pas [...] de mieux comprendre certains choix narratifs de l'auteur pour cet album. - J'ignorais tout de ces attaques, et de ces prises de positions si affirmées, donc forcément agressives et de nature à susciter de vives réactions.
Thèmes - C'est surtout Kot en social justice warrior […] - À lire cette partie de ton analyse, je crois comprendre que Kot a construit ses scénarios à partir de thèmes qui lui sont chers, plutôt qu’à partir d’intrigues découlant de la nature du personnage.
Cinq dessinateurs ? – Je me suis posé la même question en lisant l’introduction de ton article. 😊 Pour James Bond assis dans le cabinet du médecin, je lui trouve également un petit air de Lewis LaRosa ou de Goran Parlov, c’est-à-dire qu’il fait très Frank Castle.
Traduction irréprochable ! Whouaah, respect à Laurent Queyssi.
Un article passionnant qui met en lumière un travail d’adaptation, à base d’idéologie affichée du scénariste, ce qui permet une modernisation du personnage, ou tout du moins son intégration dans le contexte contemporain, sans forcément le trahir. Très alléchant.
Il me semblait effectivement me souvenir que tu appréciais Kot ; tu avais dû m'en parler lors d'un de nos échanges concernant cette série.
SupprimerJ'ignorais tout ce déballage aussi, jusqu'à ce que l'article Wikipedia lui étant consacré m'incite à chercher plus loin et de "déterrer" tout ça.
Bravo, Goran Parlov, mais c'est très vrai ; je n'avais pas fait le rapprochement, mais maintenant que tu en parles, c'est évident.
Pas de nouvelles du titre côté Delcourt. J'espère néanmoins qu'ils sortiront le run d'Ennis.