"La Terre appartient aux démons, et ils sont tellement nombreux !"
Ce tome est le premier de "Jhen", une série indépendante de toute autre. Sa parution s'est effectuée en plusieurs temps. Tout d'abord en prépublication sous le titre de "Xan", dans l'édition belge du magazine "Tintin" : dans les numéros 33, 38, 43, 48, 52 (1978), 5 et 9 (1979), et 7 et 18 (1980). Et en parallèle, dans l'édition française de "Tintin" : les numéros 153, 158, 163, 168, 172, 177, 181 et 242 (1978-1980). Puis en album, toujours sous le titre de "Xan", en 1984 par Le Lombard ; et enfin sous le titre de "Jhen" en 1998, par Casterman : Martin ayant dû changer le nom de son personnage pour éviter toute dispute juridique avec Le Lombard, "Xan" est ainsi devenu "Jhen".
Cet album comprend quarante-six planches de bande dessinée, toutes en couleurs. Il a été scénarisé par Jacques Martin (1921-2010), créateur d'"Alix" et de "Lefranc", entre autres. Jean Pleyers se charge de la partie graphique : les dessins, l'encrage et (a priori) la mise en couleurs, à moins que cette dernière n'ait été déléguée à de petites mains non créditées, ce qui était encore relativement fréquent dans ce milieu.
Début du récit
En ce printemps de l'an 1431, les eaux hautes de la Seine charrient encore une quantité d'alluvions et d'épaves arrachées aux champs et forêts. Un courant violent fait de temps à autre trembler le grand pont de Rouen ; seuls les bateliers expérimentés s'aventurent sur le fleuve. Depuis de longues années, les Anglais sont maîtres de la ville et, il y a peu, ils en ont fortement renforcé la garnison. Quelques rares portes sont ouvertes pour laisser pénétrer le ravitaillement. Étroitement surveillés par des soldats, les convois sont arrêtés, puis fouillés méticuleusement à l'entrée de la cité.
Un soir, quatre personnes se présentent sur un radeau composé de gros troncs d'arbres. Ils affirment au surveillant - qui le répète d'en bas au sergent anglais qui surveille depuis les remparts – que c'est le bois pour l'église de Grand-Couronne. Le commis précisant que les convoyeurs sont gens honnêtes et bien connus, le sergent accepte de les laisser passer. Ils pénètrent dans la ville par le fleuve en poussant le radeau avec de longues perches ; ils décident d'aller accoster près de la tour Grosse. En revanche, les gens d'armes leur indiquent que personne ne peut rester là : lorsque leur radeau sera arrimé, ils devront les suivre.
La nuit est tombée. Un grincement se fait alors entendre en provenance du radeau ; des planches se soulèvent et un groupe de trois hommes en sort. En silence, ils passent par une fenêtre au barreau descellé pour franchir le mur d'enceinte. Sur le chemin de ronde, un garde a entendu un bruit qu'il attribue au bois frottant contre la pierre du quai. Le lendemain matin, les trois infiltrés observent une certaine tour : leur meneur indique aux deux autres de regarder discrètement la fenêtre où il y a de la lumière en permanence. Ils sont interpellés par Jhen Larc, un tailleur de pierres. Ils le reconnaissent comme étant leur contact : le plus fameux tailleur de pierre du royaume, même mieux que cela un sculpteur de talent, un homme de toute confiance, quoi. Jhen prend la parole : il a longuement étudié l'affaire, le meilleur moyen d'arriver au but est de passer par les toits. Les Anglais ont renforcé leurs gardes et les rondes circulent sans cesse dans les rues. Mais ils seront en bas, et eux seront en haut…
Écriture et gestion de l'intrigue
Martin fait ici (il est probable qu'il ait d'ailleurs été le premier à réussir à le faire de manière aussi poussée) ce que savent faire les grands auteurs de bande dessinée historique : créer un enchevêtrement convaincant et équilibré entre la grande histoire et celle de son ou ses personnages.
Le lecteur entre très vite dans l'histoire. Martin lui présente une France occupée. Rouen est aux mains des Anglais. Les déplacements sont contrôlés ; il faut montrer patte blanche. Le lecteur suit les agissements d'un petit commando qui s'infiltre dans la ville. S'il a fait le rapprochement entre la période indiquée dans le tout premier cartouche et la ville, le lecteur commence à soupçonner quelque chose et entrevoit là une opération de la dernière chance. Et bien que tout le monde connaisse le tragique dénouement de cette affaire, il se prend à espérer un peu follement. Première séquence (elle dure sept pages), premier coup de suspense, doublé d'un sentiment d'urgence et d'une déception latente ; c'est imparable.
Ce n'est qu'après cela que Jhen rencontre Gilles de Rais. Dès lors, tout s'enchaîne très vite. Peut-être trop vite, d'ailleurs. Ainsi, dans le second acte (treize planches), Jhen et Gilles se lient d'amitié, attaquent un convoi anglais, rencontrent l'évêque (Cauchon ou un autre) et l'accusent sans ménagement, ce qui débouche sur une échauffourée en plein transept de l'église.
À l'issue de cette deuxième partie, le lecteur commence à réaliser deux choses. La première, c'est qu'il n'aura peut-être jamais le fin mot concernant cet or ; l'attitude de Gilles de Rais est sans équivoque, il a l'intention de garder le secret pour lui. La seconde, c'est que l'intrigue va désormais suivre un développement supplémentaire en se focalisant sur ce qui se passe au château de Tiffauges à partir du troisième acte. C'est là que ça commence un peu à peiner. Car affirmons-le sans ambages : si le mystère prend (un peu), c'est surtout parce qu'aucun lecteur n'ignore totalement la réputation du sulfureux sire de Rais.
La fin de l'album semble un peu hésiter. Mais alors que le lecteur garde encore l'or à l'esprit, voici que Gilles de Rais renonce à poursuivre l'Anglais. Martin évoque un épisode authentique de la vie du connétable, qui s'était effectivement désengagé du conflit. Un point que le scénariste va utiliser pour continuer à développer son intrigue.
Les idées et les objectifs des personnages se bousculent tellement qu'il serait contradictoire de parler de linéarité pesante. En revanche, le suspense, à l'issue des sept premières planches, peine à s'installer durablement, car l'enjeu est devenu bien trop mouvant. Est-ce l'origine de l'or et la vengeance ? Pas vraiment, la vérité étant dorénavant entre les mains de Gilles de Rais, fin politique. S'agit-il alors de bouter l'Anglais hors de France ? Non plus, puisque le connétable, las, se désengage du conflit. Et donc, est-ce l'enquête de Jhen sur les mystérieux événements – s'il faut vraiment les appeler événements, d'ailleurs – qui se déroulent au château de Tiffauges ? Rien de suffisamment dense pour marquer le lecteur ; Martin joue surtout sur les apparences et exploite encore très prudemment le mythe du personnage.
Par ailleurs, le lecteur se retrouve pris au dépourvu par telle réaction ou transition qui tombent aussi opportunément qu'abruptement. Ainsi, alors qu'il n'a vu que de la fumée la nuit précédente, pourquoi Jhen accorde-t-il tant de curiosité au cavalier qui porte cet enfant en selle, dans la dernière case de la planche 24 ? Pourquoi met-il tant d'empressement à éloigner le garçon (Pierrinet) en planche 26 ? A-t-il déjà compris ce à quoi il était destiné ? Pourquoi hèle-t-il un autre garçon (Basilon) par la fenêtre et le prend-il sous sa protection (planche 31) ? Où est passé Jhen lors de la tentative des deux agresseurs (planche 34) ?
Cet album est peut-être un peu inégal, en fin de compte, en tout cas assez loin en matière de qualité scénaristique des réussites immédiates que sont "Alix" ou "Lefranc". Il recèle pourtant de nombreuses qualités.
Reconstitution historique côté scénario
Évidemment, le lecteur attend de la part du créateur d'"Alix" d'être à la hauteur de cette reconstitution historique si palpable, si concrète, si documentée. Il comprend vite que le récit débute le vingt-huit ou le vingt-neuf mai 1431, car l'entrée en la matière se produit la veille ou l'avant-veille de la mise au bûcher de la pucelle d'Orléans : Jeanne d'Arc (ici avec l'orthographe Jehanne) (1412-1431). Le récit est donc inscrit dans une époque très précise ; nous sommes à un moment important de la guerre de Cent Ans (1337-1453).
Le scénariste fait ainsi référence à la présence des Anglais sur le sol français ; il met en scène le souverain Charles VII (1403-1461, surnommé par dérision "roi de Bourges"), en mentionnant qu'il est contesté par les Bourguignons (alliés des Anglais).
Reconstitution historique côté dessins
Oui, cette série, c'est ce type de bande dessinée, parfaitement illustrative de l'école de Bruxelles : historique, avec un texte qui peut devenir dense, soit en phylactères soit en cartouches (toujours de forme rectangulaire), et des dessins d'une minutie et d'une variété extraordinaires et d'une précision peu commune dans la transcription du détail.
En fonction de ses préférences, le lecteur peut en saliver par avance ou se préparer à une progression qu'il pourra juger un peu lente. D'un autre côté, il a choisi cette bande dessinée pour ces caractéristiques. Il s'en donne donc à cœur joie dès la première case : les remparts extérieurs de Rouen avec la Seine coulant devant, les créneaux au sommet des murs, les tours carrées ou rondes à intervalle régulier, deux bateaux et un radeau sur le fleuve, ainsi qu'un tonneau à la dérive et une branche d'arbre. Sur la berge il voit un arbre tout biscornu, un chemin et une masure, ainsi qu'un escalier qui descend jusqu'à la Seine. Sans oublier trois oiseaux, dont deux en train de guetter une proie qui pourrait faire surface. Pour l'entrée en ville dans la case suivante, le lecteur contemple les deux tours de part et d'autre de la poterne, les gens d'arme en armure effectuant les contrôles, une carriole avec ses deux chevaux, les deux marchands, des badauds en train de regarder le fleuve couler en dessous, et même les maisons et les champs en arrière-plan. Tout au long des huit cases de la première page, il va donc prendre le temps de regarder chaque élément d'information visuel, en ayant conscience qu'ils ne constituent pas une information essentielle pour l'intrigue globale, mais qu'ils relèvent d'un reportage sur le vif.
Notons encore, entre autres, les traces d'humidité en bas des remparts, les uniformes anglais, l'incroyable diversité de coiffes et de vêtements, les couleurs des étendards, le réalisme, voire le naturalisme des scènes (celle de la ferme, par exemple), cette case splendide qui représente l'abbaye imaginaire de Montlur (et les autres scènes s'y déroulant, dont la confrontation) ou encore le spectacle du banquet.
Le travail de Pleyers, d'une régularité exemplaire, force l'admiration de la première à la dernière case. Il est essentiel que le lecteur concentre son attention sans arrêt afin de pouvoir admirer le travail colossal du dessinateur. Quel que soit le sujet, la main de Pleyers ne faiblit aucunement. Certes, la scène du chandelier lors du combat dans le transept est un peu boiteuse, mais le découpage du dessinateur est parfaitement clair la plupart du temps. La mise en page que choisit l'artiste est classique ; rien de très novateur ici, mais cela ne heurtera pas le lecteur, au contraire, d'autant que le dessinateur parvient à varier suffisamment le format de ses cases.
Personnages : Jhen
Jhen est issu du moule du héros archétypal de Martin. Il est jeune, blond, svelte et plutôt bel homme, comme Alix (qui est plus jeune que lui) et comme Lefranc (qui est plus âgé). Comme les deux autres, Jhen est agile, adroit et sait combattre aussi bien par le poing ou l'épée que par le verbe lorsqu'il le faut. Comme ses deux clones, il est courageux et ne craint pas de tenir tête aux grands de ce monde, en témoigne la scène finale avec Charles VII (d'autres ont certainement été fouettés pour moins que ça !). Bien sûr, il est du bon côté, c'est-à-dire qu'il résiste à l'occupant ; cela le légitime immédiatement dans le cœur du lecteur.
Un public plus exigeant rechignera devant certaines invraisemblances. Ainsi, Jhen, qui ne semble pas être d'extraction noble, se lie d'amitié avec l'un des plus fiers d'entre eux, se retrouve à la tête d'une armée, rencontre le roi à deux reprises et est même décoré par ce dernier !
De même, d'aucuns hausseront le sourcil devant l'étendue des talents de Jhen ; tailleur de pierres, architecte, combattant, émissaire, enquêteur, etc. Difficile de leur donner pleinement tort. Quels chemins créatifs tortueux se sont formés dans l'esprit de Martin pour qu'il arrive à ce résultat ?
Personnages : Gilles de Rais
Autre point : là où Alix servait de grand frère à l'Égyptien Enak et que Lefranc était un second père pour Jeanjean, Jhen, lui, n'a pas de jeune acolyte à ses côtés. Martin aurait-il inversé les rôles ? Est-ce Jhen qui est en fait l'acolyte de Gilles de Rais, en réalité ? C'est un peu exagéré, certes, mais rien n'interdit complètement de l'envisager. Martin ayant déjà appliqué un traitement en zones de gris à un autre méchant, Axel Borg (notons aussi les ressemblances physiques), il est évident qu'il avait réalisé que ce type de personnage lui offrait certaines possibilités créatives, tout en étant conscient du côté grand public de son travail et des limitations que cela pouvait impliquer.
Quoi qu'il en soit, le vrai premier rôle de cette histoire, c'est bien Gilles de Rais, connétable de France : charismatique, certain de sa légitimité et de son rang, enthousiaste, tacticien plein de bon sens, affichant une belle confiance en lui, mais exalté, colérique, impatient et convaincu de la mauvaise nature de l'homme.
Lors d'une conversation à cœur ouvert avec Jhen, Gilles de Rais s'ouvre à lui du tourment dont il souffre : il a cherché éperdument à tenir dialogue avec Dieu, mais il n'a entendu que la voix du vent ou du silence. Seule la vierge sainte a parfois semblé répondre à ses cris, seulement quelques fois… En revanche, il a rencontré partout le diable ! Si Dieu se cache des hommes, lui, le diable est présent partout. Ces villages qui flambent dans les provinces ! L'homme est pire que la bête sauvage qui tue par faim. L'homme occit, pille, brûle et torture bien souvent par habitude, pour faire mal, poussé par le malin. La terre appartient aux démons, et ils sont tellement nombreux ! Sinon comment expliquer toutes ces vilenies… qui n'en finiront sans doute jamais ! Comment expliquer enfin la furie qui pousse au cœur, enflamme la tête et les entrailles et provoque la terreur ! Une belle tirade qui en dit long sur l'âme torturée de ce connétable (et dans laquelle le scénariste s'emporte jusqu'à conjuguer le verbe "occire" au présent de l'indicatif).
Personnages secondaires
Les autres personnages ne sont que des troisièmes rôles ou des figurants plus ou moins importants, à l'exception de ce mystérieux évêque qui n'est jamais désigné par son nom. Certains y ont vu Pierre Cauchon (1371-1442) ; l'âge et la fonction correspondent. De plus, Cauchon était entre deux fonctions à l'époque, ce qui peut expliquer qu'il soit sur les routes. Pleyers a repris cette hypothèse, sans la corroborer pleinement, toutefois.
Jeanne d'Arc, dont on parle beaucoup dans cet album (c'est la mort dans l'âme que Jhen et ses compagnons comprennent qu'ils ont échoué à la faire évader) n'apparaît que dans une seule et unique case symbolique, en planche 7. S'ils sont sensibles au personnage, à ce qu'elle représente et à cette époque, certains pourront en ressentir un brin de frustration.
Réception
En fonction de sa sensibilité et de son recul, le lecteur peut se retrouver surpris par quelques situations. Comment le héros Jhen peut-il s'acoquiner avec un individu tel que Gilles de Rais ? Certains s'interrogeront sur les connaissances du lectorat au sujet de Gilles de Rais à l'époque de la parution de ce récit, et donc sur la réception implicite du lecteur de l'époque d'un tel récit. Accessoirement, le lecteur s'interroge également sur la tranche d'âge du lectorat cible, ce qui rend les sous-entendus plus ou moins explicites en fonction de l'âge.
En l'occurrence, il est souvent question de petits garçons qui chantent comme des crécelles, sans que cette sous-intrigue n'aboutisse dans le présent tome. Finalement l'enquête pour découvrir le commanditaire de l'assassinat de Jehanne termine en eau de boudin. Et le grand connétable finit par se lasser de pourchasser les Anglais pour les bouter hors de France.
De séquence en séquence, le lecteur relève les thèmes de fond : la mise au bûcher de Jeanne d'Arc sans qu'il soit fait mention de sa rencontre avec Charles VII ou des chefs d'accusation, la construction des cathédrales à travers l'implication sans faille de Jhen pour concevoir une chapelle à la demande de Gilles de Rais, l'occupation du sol français par les Anglais et la réalité des destructions en temps de guerre. Au cours d'une dizaine de pages, Jhen chevauche avec l'armée de Gilles de Rais et il peut voir par lui-même l'état des villages qu'ils traversent. La guerre, les conquêtes, les pillages, la pauvreté, la libération des territoires. Il fait l'expérience sur le terrain de la réalité de l'intérêt du peuple, de l'intérêt supérieur de l'État, et de l'écart entre les deux.
Conclusion
1431 : toute une époque (!) que les auteurs s'emploient à recréer, par des dessins très minutieux et descriptifs à partir d'un solide travail de référence, par un contexte historique présent en arrière-plan du début à la fin.
Ils sont nombreux à tenir cet album en haute estime. Le lecteur contemporain, lui, pourra se retrouver un peu décontenancé de temps à autre par une ellipse abrupte ou par l'enchevêtrement de plusieurs fils narratifs dont plusieurs ne trouvent pas leur conclusion dans ce premier tome.
Pour autant, le lecteur prend plaisir à accompagner Jhen dans ces aventures, qu'il chevauche avec une armée, bondisse en s'accrochant à un lustre ou conçoive les plans d'une chapelle, et se captive - non sans frémir légèrement s'il connaît l'affaire- pour l'ombre qui entoure le fascinant Gilles de Rais et ces lugubres mystères.
Verdict de Barbüz : ★★★★☆ | Verdict de Présence : ★★★★☆
Une belle mise en page, qui fait plus honneur à l’œuvre que ce que j'ai réussi à faire, avec une plus grande variété dans l'iconographie. Et beaucoup plus de liens encyclopédiques.
RépondreSupprimerMerci ! C'est vrai, ça me prend du temps, d'ajouter tous ces hyperliens (le pire, c'est pour les numéros de comics), mais je trouve que ça ajoute de la valeur à l'article.
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