"Le Piège diabolique" est la sixième aventure (du point de vue de l'historique de publication) de "Blake et Mortimer". Elle fut publiée dans la version belge du "Journal de Tintin", du 22 septembre 1960 (nº38) au 21 novembre 1961 (nº47). En 1962, Le Lombard la réédite en un album de soixante-deux planches.
L'histoire a été entièrement produite par Edgar P. Jacobs (1904-1987), véritable légende du neuvième art, hélas trop peu prolifique ; il ne réalisera que onze albums pendant ses quarante-cinq ans de carrière. Jacobs collaborera aussi avec Hergé sur "Tintin au Congo", "Tintin en Amérique", "Le Sceptre d'Ottokar", "Le Lotus bleu", "Les Sept Boules de cristal", "Le Temple du Soleil" et y dessinera notamment des décors ou du matériel.
Le capitaine Blake, de passage à Paris, savoure sa pipe dans le fumoir de l'hôtel Louvois. Il y attend le professeur Mortimer, convoqué par un notaire. Mortimer est en retard. Blake est distrait de la lecture de son magazine par un débat entre deux inconnus. Le premier dresse un constat pessimiste de son époque : menaces de guerre, danger atomique, remous sociaux... Il estime que le monde actuel devient fou, et il y oppose la sagesse des ancêtres, leur vie paisible et ordonnée. Il conclut en affirmant que "c'était le bon temps". L'autre rétorque que ce "bon vieux temps" n'était qu'obscurantisme et tyrannie et ajoute, rêveur, qu'il préfère se tourner vers l'avenir : un monde nouveau, et les progrès extraordinaires de la science et la disparition des servitudes, qui permettront à une humanité libérée de se consacrer pleinement aux joies de l'esprit. Le premier réplique que ce ne sont là que des hypothèses, tandis que "son" passé a fait ses preuves. Le second, avant de prendre congé, conclut que ce passé ignorant et barbare sera jugé avec mépris par "son" futur. Blake, goguenard, se demande si les deux discoureurs n'évoquent pas le temps présent, tout simplement. Mortimer arrive enfin, l'air préoccupé. Après un mot d’excuse, il tend un pli à Blake, le priant de lire...
L'année 1960 est celle de la crise de l'U-2 et de l'indépendance de plusieurs pays africains. "Le Piège diabolique" est l'une des réussites majeures de la série. Jacobs livre ici un album magistral, véritable bande dessinée d'aventure, digne des classiques de science-fiction. Après la guerre et les armes d'un nouveau type, l'Égypte antique, le contrôle sur l'esprit, l'Atlantide, et la manipulation du climat, voici le voyage dans le temps. À l'origine, la volonté de vengeance du professeur Miloch (il sera utile de relire "S.O.S. Météores"). Mortimer, poussé par son insatiable curiosité scientifique, se rend dans un endroit improbable pour un périple dont il pourrait ne pas revenir. Jacobs envoie son visiteur temporel découvrir trois périodes. Dans la préhistoire au temps des dinosaures, Mortimer se rend compte de l'horreur du piège dans lequel il est tombé dans un soliloque expressif qui fait froid dans le dos (planches 7 et 8) ; l'homme est seul (vraiment seul), réduit à l'état de simple proie face à des monstres. La vision du Moyen Âge qui suit est sombre, entre un châtelain ordonnant la pendaison de deux enfants pour braconnage et une horde de croquants crasseux, haineux, superstitieux, n'aspirant qu'à faire sauter des têtes pour s'emparer du trésor ; c'est là que Mortimer rencontre le seul et unique personnage féminin de l'ère Jacobs. Enfin, le LIe siècle (la plus longue des trois parties) est la métaphore d'une Europe tombée sous le joug communiste ou chinois (le retour d'un "péril jaune" déjà traité dans "Le Secret de l'Espadon"). L'auteur, dans une ambiance de paranoïa, y dépeint un État policier régnant sur une société déshumanisée dont culture et savoir ont disparu, et où le faible et pauvre est maintenu en bas de l'échelle par le riche et fort. Ce futur entre catastrophe nucléaire, régression sociétale et technologie au service de la répression (la Chose !) fait frissonner. Enfin, il est amusant de voir que Jacobs transforme Mortimer en être légendaire, dans le passé ou le futur. La partie graphique est sensationnelle (Fred et Liliane Funcken ont assisté Jacobs pour les décors médiévaux). L'artiste réduit légèrement sa densité de cases par planche ; entre neuf et onze en moyenne. Le découpage est d'une lisibilité sans défaut. Le dessinateur donne libre cours à son imagination dans des décors et des véhicules de 5060 particulièrement évocateurs. La nouvelle colorisation est parfaite.
"Le Piège diabolique" est un album absolument fabuleux et captivant, presque entièrement consacré au personnage de Mortimer, qu'il faut avoir lu pour cette vision dérangeante et singulièrement pessimiste de l'avenir malgré une note finale d'espoir.
Barbuz
Le capitaine Blake, de passage à Paris, savoure sa pipe dans le fumoir de l'hôtel Louvois. Il y attend le professeur Mortimer, convoqué par un notaire. Mortimer est en retard. Blake est distrait de la lecture de son magazine par un débat entre deux inconnus. Le premier dresse un constat pessimiste de son époque : menaces de guerre, danger atomique, remous sociaux... Il estime que le monde actuel devient fou, et il y oppose la sagesse des ancêtres, leur vie paisible et ordonnée. Il conclut en affirmant que "c'était le bon temps". L'autre rétorque que ce "bon vieux temps" n'était qu'obscurantisme et tyrannie et ajoute, rêveur, qu'il préfère se tourner vers l'avenir : un monde nouveau, et les progrès extraordinaires de la science et la disparition des servitudes, qui permettront à une humanité libérée de se consacrer pleinement aux joies de l'esprit. Le premier réplique que ce ne sont là que des hypothèses, tandis que "son" passé a fait ses preuves. Le second, avant de prendre congé, conclut que ce passé ignorant et barbare sera jugé avec mépris par "son" futur. Blake, goguenard, se demande si les deux discoureurs n'évoquent pas le temps présent, tout simplement. Mortimer arrive enfin, l'air préoccupé. Après un mot d’excuse, il tend un pli à Blake, le priant de lire...
L'année 1960 est celle de la crise de l'U-2 et de l'indépendance de plusieurs pays africains. "Le Piège diabolique" est l'une des réussites majeures de la série. Jacobs livre ici un album magistral, véritable bande dessinée d'aventure, digne des classiques de science-fiction. Après la guerre et les armes d'un nouveau type, l'Égypte antique, le contrôle sur l'esprit, l'Atlantide, et la manipulation du climat, voici le voyage dans le temps. À l'origine, la volonté de vengeance du professeur Miloch (il sera utile de relire "S.O.S. Météores"). Mortimer, poussé par son insatiable curiosité scientifique, se rend dans un endroit improbable pour un périple dont il pourrait ne pas revenir. Jacobs envoie son visiteur temporel découvrir trois périodes. Dans la préhistoire au temps des dinosaures, Mortimer se rend compte de l'horreur du piège dans lequel il est tombé dans un soliloque expressif qui fait froid dans le dos (planches 7 et 8) ; l'homme est seul (vraiment seul), réduit à l'état de simple proie face à des monstres. La vision du Moyen Âge qui suit est sombre, entre un châtelain ordonnant la pendaison de deux enfants pour braconnage et une horde de croquants crasseux, haineux, superstitieux, n'aspirant qu'à faire sauter des têtes pour s'emparer du trésor ; c'est là que Mortimer rencontre le seul et unique personnage féminin de l'ère Jacobs. Enfin, le LIe siècle (la plus longue des trois parties) est la métaphore d'une Europe tombée sous le joug communiste ou chinois (le retour d'un "péril jaune" déjà traité dans "Le Secret de l'Espadon"). L'auteur, dans une ambiance de paranoïa, y dépeint un État policier régnant sur une société déshumanisée dont culture et savoir ont disparu, et où le faible et pauvre est maintenu en bas de l'échelle par le riche et fort. Ce futur entre catastrophe nucléaire, régression sociétale et technologie au service de la répression (la Chose !) fait frissonner. Enfin, il est amusant de voir que Jacobs transforme Mortimer en être légendaire, dans le passé ou le futur. La partie graphique est sensationnelle (Fred et Liliane Funcken ont assisté Jacobs pour les décors médiévaux). L'artiste réduit légèrement sa densité de cases par planche ; entre neuf et onze en moyenne. Le découpage est d'une lisibilité sans défaut. Le dessinateur donne libre cours à son imagination dans des décors et des véhicules de 5060 particulièrement évocateurs. La nouvelle colorisation est parfaite.
"Le Piège diabolique" est un album absolument fabuleux et captivant, presque entièrement consacré au personnage de Mortimer, qu'il faut avoir lu pour cette vision dérangeante et singulièrement pessimiste de l'avenir malgré une note finale d'espoir.
Mon verdict : ★★★★★
Barbuz
C'est très intéressant de voir ces albums par tes yeux. Ce qui m'avait peu attiré (je crois que je ne l'ai pas lu en entier celui-là) prend une toute autre signification. Ici, le discours sur c'était mieux avant ou ça sera mieux dans le futur montre un vrai point de vue d'auteur sur l'intangibilité de la condition humaine, et sa propension à l'autodestruction, à la guerre.
RépondreSupprimerJe me demande d'ailleurs si Jacobs n'a pas été inspiré par des conversations de ce type saisies sur le vif.
SupprimerCe qui m'a le plus marqué, à cette lecture, c'est l'inéluctable folie qui guette celui qui se retrouverait dans la position de Mortimer - c'est-à-dire à la préhistoire des dinosaures - sans aucun espoir d'en repartir. Comment survivre en gardant sa raison ?