mardi 13 mars 2018

Alix (tome 9) : "Le Dieu sauvage" (Casterman ; janvier 1970)

"Le Dieu sauvage" est le neuvième tome de la série créée par Jacques Martin (1921-2010) en 1948. L'histoire est prépubliée dans l'édition belge du "Journal de Tintin" entre février et septembre 1969. Casterman (qui a repris "Alix" à Le Lombard en 1965 et a réédité les cinq premiers tomes entre 1965 et 1973) l'édite en album en 1970. Cette bande dessinée comprend cinquante-quatre planches au lieu des soixante-deux usuelles.
Martin est également célèbre pour d'autres séries, telles que "Lefranc", ou "Jhen". En 1991, il est hélas diagnostiqué d'une dégénérescence maculaire qui le rend quasiment aveugle et l'éloigne des tables de dessin dès l'année suivante. Il délègue alors le dessin à d'autres artistes et se fait assister à l'écriture.

À l'issue du tome précédent, Alix met fin à un complot anti-romain visant à restaurer une monarchie étrusque à Tarquinia, et il délivre Octavie des griffes de Brutus et de ses Molochistes.
Les Romains, souhaitant récompenser les vétérans de la IIIe légion, érigent la colonie d'Apollonia. Les meilleurs artisans ont été mobilisés pour en faire l'une des plus belles cités qui soient.
Un matin, un navire accoste. Alix, Enak et Héraklion en descendent. Un ouvrier les dirige vers l'officier de garde, à qui Alix précise que ses camarades et lui ont été conviés par le général Horatius. Étonné, le militaire répond au jeune Gaulois qu'il n'y a aucun général Horatius à Apollonia. Alix, surpris, apprend à l'homme qu'il a pourtant reçu une lettre les invitant, ses amis et lui. Un soldat les guide alors jusqu'au palais du gouverneur d'Apollonia, Tiburce Carone. Ce dernier reçoit les trois compagnons et examine la missive que lui remet Alix. Pour lui, il n'y a nul doute possible ; il s'agit d'un faux, le sceau n'étant pas le bon. Mais alors, comment expliquer que l'auteur de ce courrier insiste pour qu'Alix soit accompagné d'Héraklion ? Surtout, qui se cache derrière cette machination ?...

"Le Dieu sauvage" est l'un des nombreux sommets de la série. Outre le fait qu'Alix retrouve une vieille connaissance (il sera utile de relire "Le Dernier Spartiate"), le jeune homme découvre une bien étrange statue lors de son voyage en Cyrénaïque (aujourd'hui une partie de la Libye). Martin enrichit son intrigue en ouvrant la porte aux influences du surnaturel. En effet, la représentation de ce dieu sauvage est dotée de propriétés électromagnétiques incroyablement puissantes ; elle est employée comme instrument de vengeance - avec des effets de destruction massive puisqu'elle réduit à néant une cité entière - par la peuplade locale, des Cyrénéens. Bafoués par Rome, ils ont dû renoncer à leur terre et se cachent dans les montagnes, tels des animaux traqués, lorsqu'ils ne souffrent pas dans les geôles. L'intrigue - c'est l'une des réussites de cet album - conserve tout son mystère, car rien n'est dévoilé : ni la provenance de l'objet ni les origines de l'artiste lui ayant donné forme, bien que le jeune Gaulois définisse son style comme "gréco-égyptien". Alix en a des cauchemars, visions apocalyptiques dans lesquelles une silhouette spectrale se métamorphose pour prendre l'apparence de l'éphèbe de la sculpture (voir la planche 31). Il se hâte de lâcher cet objet en mer, l'abandonnant aux profondeurs de la Méditerranée et la cachant aux yeux du monde, telle une chose maléfique et maudite. Cette statue pousse ainsi l'orgueilleux empire et ses légions à renoncer à leur projet de colonisation et à faire demi-tour, pour une fois. Martin évoque l'empressement des hommes à adorer de nouvelles idoles et à sombrer dans le fanatisme malgré l'évidence de désastreuses conséquences. Parmi les autres thèmes, le contraste entre les fêtes romaines et leur débauche et la condition des esclaves, et la folie de Varius Munda, qui risque sa raison et la vie de ses soldats pour satisfaire son ego démesuré. La rage et la passion destructrice de Munda rappelleront celles du général Alcidas ou de Brutus Tarquinus. Les personnages secondaires sonnent juste, notamment la belle et fière Héra. Graphiquement, c'est un bonheur. L'artiste approche la cinquantaine ; son trait est sûr et le style est arrivé à maturité. La cité monumentale lui permet de déployer son sens de la perspective et la variété des lieux (ville, désert, montagne) prouve qu'il est à l'aise partout. Quel soin ! Quelle méticulosité !

"Le Dieu sauvage" est une véritable réussite ; c'est un scénario d'une rare richesse en thèmes et aux nombreuses possibilités de lecture. Cet album confirme la période bénie, particulièrement inspirée que l'auteur a amorcée avec "Les Légions perdues".

Mon verdict : ★★★★★

Barbuz

4 commentaires:

  1. Alix retrouve une vieille connaissance. - En lisant cette remarque, je me dis que Jacques Martin a su ménager la chèvre et le chou entre l'accessibilité de sa série à n'importe quel tome, et une continuité discrète mais bien présente.

    Graphiquement, c'est un bonheur. - Ton commentaire m'incite à jeter un coup d’œil à ces planches quand j'en aurais l'occasion pour les regarder différemment, peut-être pas avec tes yeux, mais avec tes remarques qui m'ont ouvert les yeux sur les qualités des dessins de Jacques Martin.

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    1. Oui, c'est vrai qu'il y a une certaine tentative de continuité, mais elle est nettement moins prononcée que dans les premiers albums, où Arbacès le Grec était l'ennemi récurrent.
      Je crois que les albums que je suis en train de lire sont vraiment la grande période de Martin. Il s'est débarrassé des influences "encombrantes". C'est le début de la maturité.

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    2. Suite à ton retour, je suis allé consulter wikipedia, il reste donc encore 10 albums (10 à 19) entièrement réalisés par Jacques Martin au mieux de sa forme. Ça promet de nombreux commentaires. :)

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    3. Oui ! J'ai les tomes de mon paternel jusqu'au nº12, c'est tout. Et quand je pense qu'il me reste "Thorgal" et "Blueberry" à terminer, j'ai de quoi faire !

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