"Notre mère la guerre" est une série complète en quatre tomes publiés entre 2009 et 2012 aux éditions Futuropolis, au rythme d'un album par an. Les quatre parties ont été regroupées en une intégrale en un volume unique disponible depuis 2014. Il y a eu un hors-série, "Chroniques", en novembre 2014.
Le scénario est écrit par le Brestois Kris (Christophe Goret), révélé par "Un homme est mort" (Futuropolis, 2006) ou "Les Brigades du temps", entre autres. Les dessins et la mise en couleurs sont réalisés par l'Isérois Maël (Martin Leclerc), surtout connu pour "Les Rêves de Milton" ou "L'Encre du passé".
Début 1915, la nuit. Un champ de bataille désert, quelque part en Champagne. Un soldat français se meurt au cœur des décombres d'une église, en plein no man's land. Il est seul. Il fredonne, avec difficulté, la chanson de Gavroche. Ses mains ensanglantées serrent des feuilles de papier contre son ventre.
Vingt ans plus tard, janvier 1935. Soulac, département du Tarn-et-Garonne. Le curé du village se prépare en passant son étole. On frappe à la porte du presbytère : une femme, la tête recouverte d'un châle. Les larmes aux yeux, elle l'informe "qu'il" a commencé à prier. Le prêtre la suit à son domicile. Un homme aux cheveux blancs et aux traits émaciés est alité dans une chambre. Il récite le "Je vous salue Marie" avant de retomber dans le silence. Dans la pièce, les vestiges d'une gloire passée : un uniforme de lieutenant de gendarmerie, un exemplaire du Petit Journal du 13 septembre 1913, dont la une est consacrée à l'arrestation du "Tueur des vendanges", et la photo du lieutenant de gendarmerie, à qui un officier supérieur remet une médaille. Le prêtre l'apostrophe par son prénom, Roland ; aucune réaction. Les cloches se mettent à sonner. Les yeux de Roland s'emplissent d'une insondable tristesse mêlée de peur. Il croit que les cloches les appellent. Le curé le calme en répondant qu'elles ne font que sonner l'heure...
Le scénario est original (une intrigue policière en pleine guerre), les personnages sont fouillés, et le texte est ambitieux. Un an avant Verdun, un tueur assassine trois femmes (une serveuse, une infirmière, une journaliste) en laissant des lettres d'adieux en leurs noms sur leurs cadavres. L'armée veut régler l'affaire avec célérité, mais fusille un innocent. L'enquête est alors confiée au lieutenant de gendarmerie Roland Vialatte. Son introspection, son attitude respectueuse et ses valeurs le rendent instantanément attachant. Kris prend soin d'établir la crédibilité du héros en le faisant évoluer près des premières lignes. L'une des forces de l'album est de mettre en évidence les êtres humains et de ne pas seulement dénoncer le carnage. Chaque soldat a un visage, un comportement, un langage formant un tout bien humain dans un déluge d'acier et de feu ambiant où l'espérance de vie est une notion relative. Nombreux sont les moments émouvants, marquants, notamment avec cet officier d'artillerie dont le corps n'est que tremblements. L'auteur produit un texte riche et travaillé, et, par l'intermédiaire des personnages, cite Charles Péguy (1873-1914), tué lors de la bataille de l'Ourcq, ou Victor Hugo (1802-1885). Certes, les soldats ont leur langage, qui n'est pas aussi fleuri que celui des deux poètes ! Les dialogues sonnent juste et les discussions (entre Vialatte et Peyrac) reflètent les confrontations de la société d'alors. Guerre oblige, le scénario évoque les tensions entre officiers et sous-officiers, entre état-major et terrain, et le mépris de ceux qui sont au front pour ceux qui n'y sont pas. La partie graphique est superbe. Le style de Maël peut être considéré comme semi-réaliste. Le dessinateur a déclaré que son trait accidenté et fin était dû à ses légers tremblements et à une technique d'encrage rapide. Les illustrations sont colorisées à l'aquarelle, mais Maël évite l'écueil du manque de contraste. La diversité des compositions est remarquable : portraits, cabarets, défilés militaires. Le découpage est classique, avec de la variété dans les dimensions des cases. Chaque planche compte deux à quatre bandes, dont chacune contient jusqu'à trois vignettes. Enfin, il est probable que le titre de la série fasse écho à "Der Kampf als inneres Erlebnis" (1922), livre d'Ernst Jünger (1895-1998), initialement publié en français sous le titre "La Guerre notre mère".
Cette série captive d'emblée ! Voilà un premier album particulièrement réussi et touchant. Réussi grâce à la qualité du texte et une partie graphique aboutie. Touchant, parce que le lieutenant Roland Vialatte est immédiatement attachant.
Mon verdict : ★★★★★
Barbuz
Voilà qui change des superhéros et d'Alix. Je reconnais bien là dans un ouvrage aussi ambitieux, la ligne éditoriale exigeante de Futuropolis. Outre les caractéristiques des dessins que tu évoques, je note aussi que tu as été marqué par la qualité littéraire des dialogues, ce qui n'arrive pas fréquemment en bande dessinée.
RépondreSupprimerJe n'avais pas encore entendu parler de cette maison.
SupprimerPar contre, je voulais absolument lire une bande dessinée sur la Grande Guerre, et après avoir hésité entre plusieurs titres, c'est sur cette série que mon choix s'est porté.
C'est en suivant le travail d'un auteur que j'ai fini par me retrouver en train de lire une bande dessinée sur la Grande Guerre : La grande guerre de Charlie, de Pat Mills & Joe Colquhoun.
SupprimerOui, j'avais lu quelques-uns de tes commentaires sur cette série ; je voulais une BD française, pas une vision anglo-saxonne du conflit.
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