lundi 17 juillet 2017

"Little Tulip" (Le Lombard ; novembre 2014)

"Little Tulip" est un album cartonné de quatre-vingts planches paru en novembre 2014 dans la collection "Signé" des éditions Le Lombard. Comme la plupart des volumes de la collection, "Little Tulip" présente un histoire complète et indépendante qui ne devrait ni connaître de suite ni devenir une série. "Signé" (lancée en 1988) vise à "rassembler des romans graphiques personnels, exigeants, des œuvres d'auteurs", selon l'éditeur.
Cette histoire a été réalisée par Jerome Charyn et François Boucq. Contrairement à ce que l'on pourrait croire ou qui est écrit ici et là, Jerome (pas Jérôme) Charyn n'est pas un scénariste français, mais américain. Charyn est un romancier primé qui a publié une cinquantaine d'œuvres, romans, nouvelles et bandes dessinées (entre autres, "Bouche du diable" ou "Les Frères Adamov"). C'est sa quatrième collaboration avec François Boucq, le dessinateur. Boucq est notamment connu pour son travail sur la série "Bouncer", avec Alejandro Jodorowsky.

New York, 1970. Un homme au visage taillé à coups de serpe et au regard magnétique finit lui-même un tatouage sur sa poitrine : un loup hurlant, dont le crâne est transpercé d'un poignard. Il est interrompu par Azami, une jeune fille d'origine asiatique qui entre dans son atelier et qui veut voir le nouveau tatouage. Elle a réalisé des dessins pour lui et est fière du résultat, mais ne les lui montrera qui s'il consent à lui dévoiler ses tatouages. L'homme, Paul, garde sa chemise serrée contre son thorax pour en masquer les œuvres à l'encre. Il refuse. Azami lui demande quand il acceptera de la tatouer. Il lui rétorque qu'elle est trop jeune et lui ordonne de lui passer le téléphone, qui ne cesse de sonner. C'est une convocation à laquelle il répond présent. Il confie l'atelier à Azami et il lui promet qu'il regardera ses dessins à son retour. Elle accepte, et Paul quitte la boutique installée au sous-sol d'un immeuble.
C'est le commissariat de quartier qui a convoqué Paul. Un agent l'informe que Franck, un inspecteur, l'attend à l'étage avec un "patient". Franck enregistre la déposition d'un témoin, un homme déjà âgé à l'imposante bedaine. Il salue Paul et lui annonce qu'il a encore besoin de ses talents. L'artiste s'installe sur une chaise, en retrait du policier, avec carnet et crayon, et écoute la description du témoin. Alors que celle-ci est laborieuse et approximative, le trait du tatoueur, rapide et précis, réalise un portrait-robot fidèle du suspect, avant même que le témoin n'en ait fini. Paul, en ajoutant qu'il s'agit là de ce qu'il a "vu", tend son croquis à l'inspecteur, qui à son tour, le montre à son témoin. Ce dernier est époustouflé : le portrait est parfait. Le policier concède que l'artiste parle peu, mais qu'il a un don qui lui permet de "saisir les personnalités" comme personne...

"Little Tulip", c'est le conte d'un garçon à l'enfance trop courte et dont la famille est victime de la paranoïa stalinienne : arrestation sur un motif cousu de fil blanc (encore qu'en 1947, détenir la nationalité américaine en Union soviétique était un motif plus que suffisant), déportation en Sibérie dans des wagons à bestiaux, puis par bateau, avec tout ce que cela implique (promiscuité, rationnement alimentaire, viols, exécutions sommaires). L'enfant, séparé de ses parents, grandit au goulag, dans la violence et la loi du plus fort, pour qui le plus faible devient soldat ou objet de plaisir. Outre son intelligence, Pavel/Paul ne doit sa survie - et la préservation de sa santé mentale - qu'au dessin et à l'art du tatouage, disciplines que lui enseigne Andrei, son mentor. Rien n'est épargné à "Little Tulip". Le scénario de Charyn, bâti sur deux lignes temporelles, surprend par sa puissance et sa noirceur (scènes-chocs, sexe, violence). Si l'histoire est discrètement teintée de fantastique dès le début, la fin, évoquant les fées, démons et esprits vengeurs, y puise de façon trop ouverte.
Les dessins, réalistes, et la mise couleur de Boucq sont exceptionnels. Le découpage, classique, est limpide. Dès les premières planches, la variété des plans surprend, ainsi que la facilité apparente avec laquelle Boucq donne vie au New York des années soixante-dix ou aux goulags de la Russie stalinienne. La scène de la fusillade (inspirée du manga ?), véritable ballet démoniaque et sanglant, est un chef-d'œuvre.

"Little Tulip" est un album fort qui contient sa part de passages dérangeants, noirs, sordides, violents, d'autant que les instants de bonheur et de poésie sont très brefs. C'est l'évocation de la force et la puissance que les artistes insufflent à leurs œuvres.

Mon verdict : ★★★★☆

Barbuz

2 commentaires:

  1. Présence02 août

    Celui-là, je l'ai lu, j'en suis sûr ! :)

    Rien n'est épargné à Little Tulip. - Sauf peut-être le viol masculin.

    Les dessins, réalistes, et la mise couleur de Boucq sont exceptionnels. - J'ai été complètement emporté par l'intelligence des dessins, leur apparente spontanéité, leur immédiateté, et même une forme de pudeur lors des viols des femmes dans le bateau, évitant tout voyeurisme, sans rien diminuer de l'horreur.

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    1. Et pourtant ! Exercice risqué, car, comme tu le soulignes, il faut éviter tout voyeurisme.
      Je dois néanmoins avouer que certaines scènes m'ont... remué !...

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