mercredi 12 décembre 2018

Blake et Mortimer (tome 12) : "Les Trois Formules du professeur Satō" ("Mortimer contre Mortimer") (Blake et Mortimer ; mars 1990)

"Blake et Mortimer" est une série créée par Edgar P. Jacobs (1904-1987), véritable légende du neuvième art, hélas trop peu prolifique ; il ne réalisera que onze albums pendant ses quarante-cinq ans de carrière. Jacobs collaborera aussi avec Hergé sur "Tintin au Congo", "Tintin en Amérique", "Le Sceptre d'Ottokar", "Le Lotus bleu", "Les Sept Boules de cristal", "Le Temple du Soleil" et y dessinera notamment des décors ou du matériel.
"Les Trois Formules du professeur Satō" est la huitième aventure du point de vue de l'historique de publication. Elle est répartie en deux tomes : le second est intitulé "Mortimer contre Mortimer". Premier véritable album de l'ère post-Jacobs, bien que réalisé à partir du scénario et des crayonnés du maître, il fut prépublié dans le magazine du Lombard "Hello Bédé", du nº9005 de janvier 1990 au 9023 de juin 1990. Le Lombard le rééditera en un album de quarante-six planches en mars 1990, soit treize longues années après la première partie.

À l'issue du tome précédent, Olrik, Kim et le faux Mortimer récupèrent deux formules dans deux banques. Mais leur robot est en surchauffe ; cela les contraint à renoncer à la troisième.
Japon, aéroport international de Tokyo-Haneda, dimanche à 12h05. Le long-courrier en provenance de Hong Kong effectue son atterrissage. L'avion est surveillé par deux individus, dont Nika, l'un des sbires d'Olrik. En descend le capitaine Blake, venu prêter main-forte à Mortimer. L'officier du MI6 passe la douane et arrive dans le hall ; il est surpris de ne pas y être accueilli par son ami. Il ne s'attarde pas, sort de l'aéroport et hèle un taxi, à qui il demande de le conduire à l'hôtel New Otani. Il est aussitôt pris en filature par la Datsun verte de Nika et son complice, qui garde bien ses distances afin d'éviter de se faire repérer. Vingt-cinq minutes plus tard, Blake arrive à destination. Nika ordonne à son comparse d'attendre au parking tandis que lui-même va continuer à suivre le capitaine...

Jacobs meurt à l'âge de quatre-vingt-trois ans. Drames personnels, soucis financiers et problèmes de santé l'auront éloigné des tables à dessin ; il laisse pour "Mortimer contre Mortimer" un scénario et des crayonnés, mais il n'en terminera malheureusement jamais les illustrations, que l'éditeur confiera à Bob de Moor, vieil ami de Jacobs, qui décédera lui-même trois ans après (1925-1992). Ce vétéran, collaborateur important d'Hergé sur "Tintin", est connu, entre autres, pour "Cori le Moussaillon", ou "Oncle Zigomar". L'intrigue est prenante et équilibrée. Les dix premières planches, qui montrent Blake conduire l'enquête, sont captivantes et parfaitement rythmées, avec une conclusion digne des classiques du film d'action (une fusillade dans un parking). Dans les douze planches suivantes, Mortimer et Satō récupèrent l'initiative et organisent la riposte. Puis viennent la course contre la montre, le spectaculaire assaut final et le dénouement. Tout cela est rondement mené, sans temps mort. Difficile de savoir si le scénario ou les dialogues ont été retouchés par l'éditeur ; cela semble peu probable, cependant, vu le respect dont Jacobs était auréolé. Néanmoins, la plaisanterie de Sharkey ne ressemble guère au style du créateur de la série. Dans l'absolu, De Moor représentait certainement le meilleur choix possible pour mener ce projet à bien : son amitié avec Jacobs, son statut de représentant de l'école de Bruxelles, et surtout sa longue coopération avec Hergé. Le résultat, cependant, est loin d'être à la hauteur des espérances. De Moor a soixante-six ans lorsqu'il commence à travailler sur cet album, et il est probable que sa technique n'était plus à son apogée. Bien que son Mortimer soit bluffant et son Satō impeccable, les visages des protagonistes, notamment ceux de Blake, Sharkey, ou encore Olrik, sont rarement réussis (comprendre : "pas suffisamment ressemblants avec les originaux") et affichent une expressivité exagérée. Les postures des personnages sont parfois bien raides et manquent de naturel, surtout lors des scènes d'action. Dans certaines cases, les têtes pourront même donner l'impression d'être légèrement disproportionnées par rapport aux corps. Enfin, l'album pâtit grandement de la mise en couleurs franchement fade et terne de Paul-Serge Mairesse, alias Marssignac, faussaire et triste sire qui déroba des bleus de coloriage du maître.

Du point de vue scénaristique, "Mortimer contre Mortimer" est une suite à "Mortimer à Tokyo" cohérente et satisfaisante. Mais graphiquement, c'est plutôt décevant. Le lecteur ne pourra qu'être frustré à l'idée que Jacobs aurait pu achever son diptyque.

Mon verdict : ★★★★☆

Barbuz

3 commentaires:

  1. 23 ans d'attente : des jeunes hommes auront eu le temps de se marier, d'avoir des enfants, de les voir devenir adultes, avant d'avoir la fin de l'histoire.

    Je me souviens de mes sentiments contradictoires à l'annonce de la sortie de cet album : une démarche mercantile consistant à tirer profit des planches d'un défunt, mais aussi le choix de Bob de Moor, comme tu le dis certainement le meilleur choix possible pour mener ce projet à bien.

    Je viens d'aller lire l'article sur Paul Serge Mairesse, alias Marssignac, et c'est édifiant. Mark Evanier (scénariste de comics et de dessins animés, ancien collaborateur de Jack Kirby) évoque régulièrement le trafic de sketchs de dessinateurs américains, à base de faux vendus sur ebay. C'est plus artisanal, mais tout aussi révélateur d'une forme d'escroquerie sans grand risque pour le faussaire.

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  2. C'est vrai ; je ne l'avais pas vu sous cet angle-là, mais c'est effectivement une génération complète... sauf que je m'étais trompé de dix ans ! Va savoir pourquoi, j'avais calculé par rapport à 2000 et non par rapport à 1990. Finalement, ce second tome n'est sorti que six ans après la mort de Jacobs. Bon ; j'ai corrigé mon article, évidemment.
    À l'époque, même si j'avais un peu laissé la BD de côté, je crois me souvenir que j'avais été emballé d'apprendre que le second volet allait enfin sortir, même si je savais que ça n'allait pas être du Jacobs - je le plaçais déjà sur un piédestal.
    Enfin, concernant Marssignac, j'ai été estomaqué de lire que non seulement il s'en était tiré avec un franc symbolique, mais aussi - et surtout - qu'il n'avait pas eu à restituer les bleus de coloriage volés. L'article évoque que d'autres receleurs ont fait de la prison, mais qu'ils continuent à sévir sur des sites de vente en ligne. Sans être juriste, je me demande s'il n'y a pas un vide législatif à ce niveau-là (le recel de faux de bande dessinée).

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  3. Je n'avais même pas remarqué le décalage de 10 ans. C'est pas grave, on peut changer pour un lecteur de 17 ans pour le tome 1, qui découvre le tome 2 à 30 ans... c'est vrai que c'est moins spectaculaire.

    Sur le recel de planches de BD, je présume que comme pour les autres délits ou crimes, il faut qu'il y ait plainte. Du coup, il faut que quelqu'un porte plainte et investisse du temps de sa vie pour faire aboutir les procédures, sans compter les sous à dépenser pendant la procédure, le risque qu'elle n'aboutisse pas ou que le faussaire / voleur trouve une parade en cours de route. Du coup l'ayant droit se livre à une estimation du ratio coût/bénéficie, en gardant à l'esprit que le coût n'est pas que financier. Il faut aussi que le juge soit à même d'apprécier la valeur d'un bleu de coloriage.

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