"Killing Joke" est un album cartonné de cinquante-cinq planches (sans inclure la douzaine de pages de bonus : études, esquisses, couvertures originales), paru dans la collection DC Deluxe d'Urban Comics en mars 2014. C'est certainement l'histoire de Batman la plus publiée en France. Parmi les autres éditions : Comics USA (1989, collection Super-Héros USA, sous le titre "Souriez !"), J'ai lu (1990, collection J'ai lu BD, format poche, sous le titre "Souriez !"), Delcourt (2000, collection Contrebande, sous le titre "Rire et mourir"), et Panini Comics (2009, collection DC Icons, sous le titre "The Killing Joke"). Ici, l'objet de cet article est la cinquième édition ; la maison Urban Comics en a sorti une version noir et blanc à l'occasion des soixante-quinze ans de Batman (2014), et en sortira une septième avec le script intégral pour septembre 2019.
Ce recueil contient "The Killing Joke", le "graphic novel" sorti en mars 1988. Alan Moore en écrit le scénario, et Brian Bolland en produit les dessins (encrage compris). Cette version propose une toute nouvelle mise en couleur, celle de Bolland ; celui-ci n'était guère satisfait du travail d'origine réalisé par John Higgins. Le récit de complément, "An Innocent Guy", signé Bolland, est paru, à l'origine, dans "Batman: Black and White" #4, de septembre 1996.
C'est un soir de pluie, à Gotham City. Menaçante, la Bat-mobile longe les grilles de l'asile Arkham et freine à l'entrée. Batman en descend, ouvre le portail et avance d'une allure résolue. Le commissaire Gordon et un agent de police l'attendent à l'extérieur. Le justicier continue sans décrocher un mot, comme s'ils n'étaient pas là. Gordon confie son café à son homme et emboîte le pas au Chevalier noir. La réceptionniste, impressionnée, indique du doigt à Batman le couloir qu'il doit emprunter. Ils passent la cellule de Double-Face sans le moindre regard. Un gardien armé, qui est en faction devant une autre cellule, adresse un salut militaire à Batman, et ouvre une porte blindée. Batman entre dans la pièce...
Moore s'attaque au vif du sujet dès la première planche de cet album prenant. Pas d'introduction. Ni réelle intrigue ni complot. Juste un face-à-face, une dérive vers une confrontation à mort qui mène un Batman excédé à d'abord poser à son ennemi juré (qu'il hait, mais dont il ne sait rien) la question de la dernière chance dans un vain espoir de trêve, au bout de trois planches sans paroles. Première blague du Joker : il s'est évadé, affirmant a posteriori au justicier que la discussion ne l'intéresse guère. S'ensuit une course-poursuite à l'abîme, un baroud du Joker avant le dénouement de ce "Killing Joke" dont le titre, "La Blague qui tue", fait référence à celle de trop, à cette plaisanterie à l'issue de laquelle Batman comprend que le Joker, monstre qu'il a lui-même créé (ici, c'est indubitable), est incurable. Car Batman (c'est en tout cas ce que certains, dont Grant Morrison, affirment avec conviction), à la fin, tue le Joker. Ce dernier se doute-t-il qu'il va mourir ? Toujours est-il qu'il revoit les scènes de son passé, Moore approfondissant ses origines. Mais le scélérat étant fou, quel crédit y accorder ? L'auteur présente un jeu de miroirs déformés : Batman et Joker, monstres de foire et police, cirque et société. Mais le véritable héros, dans cette histoire où deux opposés s'affrontent pour se détruire (Batman en frontal, le Joker en attaquant ses alliés), c'est Gordon, ici le seul être humain civilisé, qui résiste à la folie et survit à son humiliation, réduit à l'état de dominé dans un rapport sadomasochiste. Malgré cela et Barbara, il insiste auprès de Batman sur la nécessité de "faire ça dans les règles" - ce qui ne se produira pas ; Moore émet le postulat que si le Joker est irrécupérable, il en est de même pour Batman. Il affirme donc que les justiciers, les super-héros sont trop décalés d'une humanité dont ils finissent en marge. Le travail de Bolland, son trait expressif et réaliste, détaillé, minutieux, son découpage étudié, soigné, sont intemporels. La silhouette et la caractérisation de ce Batman-là reflètent parfaitement la dureté du justicier. Le lecteur pourra trouver que certains effets visuels se répètent et lorgnent du côté du cinéma. La mise en couleur, sombre, urbaine, est plus appropriée que celle de John Higgins en 1988.
La traduction de Jérôme Wicky est satisfaisante, en dépit d'une faute de conjugaison (avec une autre dans le texte du rédacteur). Le complément, inutile, n'avait pas sa place ici. Enfin, la préface de Tim Sale est assez intéressante malgré le verbiage.
"Killing Joke", un album court, mais riche, dont les éléments peuvent être soumis à des grilles d'analyses multiples, est un indispensable. C'est surtout le récit avec le Joker le plus emblématique, celui de sa confrontation ultime avec le Chevalier noir.
Mon verdict : ★★★★★
Je ne sais pourquoi, je n'avais pas imaginé que ce tome ne figurait pas encore sur ton site. :)
RépondreSupprimerJ'ai lu cet album tellement de fois que je serais incapable de prendre du recul pour me montrer critique. Si mes souvenirs sont bons, à l'occasion de cette version Deluxe, Bolland en avait profité pour retoucher quelques cases où il estimait que les proportions anatomiques laissaient à désirer, faire disparaître l'ovale jaune derrière le logo de la chauve-souris, et atténuer la nudité de Barbara Gordon lors de l'agression du Joker.
Quelques exemples de comparaison
http://www.washingtonheightswarlord.com/KJC38.jpg
http://www.popcultureshock.com/killing-joke-remastered-13/43466/
Pour les publications d'Urban Comics, mes billets suivent l'ordre chronologique de leurs parutions, en fait. C'est pour ça que je ne l'avais pas encore commenté, même si c'est vrai que j'ai eu (accès à) d'autres éditions dans le passé ; j'ai dû découvrir l'œuvre avec l'édition Comics USA, peut-être, et plus tard, quand je l'ai achetée, c'était la Delcourt. Mon père, à l'époque, avait même acheté la J'ai lu, au format poche.
SupprimerJe ne sais pas, moi non plus, combien de fois j'ai lu cette œuvre ; je n'avais pas dû la relire depuis la Delcourt. Là, ça faisait longtemps. Le fait de savoir que je vais en tirer un article et que ce n'est pas n'importe quelle BD m'oblige à une discipline de lecture plus intensive, et j'ai sans doute découvert des éléments lors de cette récente relecture que je n'avais pas notés avant, ou dont je ne me souvenais pas.
Je suis très content de cette nouvelle colorisation. Je me dis que toutes ces modifications, par rapport au matériau d'origine, auraient pu faire l'objet d'une belle fournée de bonus, avec des planches comparatives comme ce que tu as partagé ici. Mais Urban Comics n'en a rien fait, hélas ; c'est assez décevant. Ça aurait pourtant apporté un vrai plus à l'édition, bien plus que l'ajout de "An Innocent Guy".