"Barbe-Rouge" est une série de bande dessinée sur la piraterie (l'action se déroule début XVIIIe siècle) créée en 1959 par les Belges Jean-Michel Charlier (1924-1989) et Victor Hubinon (1924-1979). Elle a un historique de publication assez compliqué (redécoupages pour les sorties en albums, changements d'éditeurs). Entre octobre 1959 et juillet 1968, elle est prépubliée dans le magazine "Pilote" ; les histoires suivantes sortent directement en albums, puis la série retrouve le format magazine avec "Super As", en février 1979. "Barbe-Rouge" survit aux morts de Hubinon, Jijé (1980), et Charlier, mais restera moribond malgré quelques projets de relance. Aucun n'a abouti à ce jour.
"Le Démon des Caraïbes" est le premier arc de la série. Il compte quarante-sept planches. Il fut en premier lieu publié dans le journal "Pilote" entre octobre 1959 et juillet 1960. Le récit fut réédité en album en 1961. Le scénario est signé Charlier ; Hubinon en réalise les dessins, l'encrage, et la mise en couleur.
La mer des Caraïbes, en l'an de grâce 1715. Les passagers d'un galion espagnol sont soulagés ; la tornade qui les a menacés s'éloigne, les flots s'apaisent. Mais le danger rôde toujours. Il leur faudra d'abord des heures pour procéder aux réparations et retrouver leur vitesse. De plus, les bâtiments du convoi ont été dispersés à cause de la tempête, et le capitaine craint maintenant une attaque de pirates. Il explique à un couple de jeunes nobles que c'est justement dans cette zone-ci, où les criques et les îles sont nombreuses, que se cachent les pires forbans du globe. Ils ont des repaires partout, des espions dans tous les ports. Voilà pourquoi la présence d'une escorte militaire est désormais indispensable lorsqu'il s'agit d'acheminer de l'or ou de l'argent qui viennent des mines mexicaines ou colombiennes depuis les Indes occidentales. À peine a-t-il terminé son argument que la vigie du navire signale une voile à bâbord...
Voici le premier tome d'une série appartenant aux légendes de la bande dessinée belge. D'emblée, la réussite est au rendez-vous. Par où commencer ? Par le capiteux parfum d'exotisme qui émane de ces planches ? Par l'attrait incroyable des aventures de Barbe-Rouge et son équipage ? Par l'originalité de l'intrigue ? Par le sérieux et l'authenticité du vocabulaire, qui laissent supposer un véritable travail de recherche de la part de Charlier ? Par le mystère qui plane sur les "origines" de Barbe-Rouge et sur ce drame personnel qui l'a poussé vers la piraterie (il faut attendre la dernière planche pour en savoir plus) ? Ou peut-être par l'audace folle de cette brochette de personnages, dont Baba (prompt au sacrifice, voir l'épisode de la voie d'eau) et Triple-Patte (vieillard érudit chargé de l'éducation du jeune garçon), qui s'imposent avec une évidence encore étonnante presque soixante ans après, à ce jour ? A contrario, les femmes brillent par leur quasi-absence, à l'unique exception de Brigitte, l'épouse d'Henri de Montfort et la mère de Thierry/Éric. Il est vrai également que les jeunes années d'Éric sont rapidement expédiées, en une seule planche. Cela ne parvient guère à peser suffisamment dans la balance face au talent démontré par le duo artistique dans ces pages qui appartiennent au Panthéon de la bande dessinée belge. Le lecteur (car nous sommes en 1961) sera surpris par la sauvagerie de cet équipage multiculturel ainsi que par la cruauté de son commandant autoritaire et charismatique, qui brave là les éléments un sourire aux lèvres, torse nu, dans une volonté quasiment nihiliste d'affronter le diable lui-même, et qui passe tout ce qui vit par les armes, ou presque, puisque le petit Thierry de Montfort est épargné et adopté sous le prénom d'Éric par Barbe-Rouge, qui veut en faire l'instrument de sa vengeance contre la haute société. Cela a été affirmé ailleurs : Éric fait ici office de conscience morale en s'opposant diamétralement aux exactions du flibustier qui l'a recueilli. Le déclic se produit à la trente-cinquième planche exactement, tandis qu'il sauve la vie de Don Enrique, le fils du vice-roi de Colombie. Hubinon approche la quarantaine lorsqu'il commence à travailler sur cette série. Son trait est déjà fini, et l'artiste, s'il tend à abuser de la bichromie et à répéter certains plans, dispose du talent et de l'expérience en matière de découpage (standard, c'est-à-dire généralement quatre bandes de deux à trois cases), et insuffle une variété suffisante aux physionomies des protagonistes et un niveau d'expressivité satisfaisante aux visages.
"Le Démon des Caraïbes" représente une entrée en matière irrésistible, à l'indéniable qualité, et n'est pourtant que l'étonnant premier album d'une série qui s'étalera sur trente-cinq tomes, durera près de quarante-cinq ans et acquerra un statut culte.
Mon verdict : ★★★★☆
Barbuz
J'ai dû lire un ou deux albums de cette série : je ne saurais pas dire lesquels et je n'en garde aucun souvenir. Ton article me permet de combler pour partie cette lacune criante dans ma culture BD. Pär curiosité, je suis allé consulter la page wikipedia de Jean-Michel Charlier : quelle carrière !!!
RépondreSupprimerEh oui. Dans l'absolu, rien que "Blueberry" aurait "suffi" à en faire une légende, mais il a fallu qu'il ajoute "Barbe-Rouge", "Buck Danny", et "Tanguy et Laverdure", sans compter tout le reste.
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