"Gothique", publié dans la collection "DC Signatures" d'Urban Comics en mai 2014, est le tout dernier volume de la série consacrée au Batman de Grant Morrison. Après huit tomes explorant la période de l'auteur écossais sur le personnage (2006 à 2013), l'éditeur en ajoute un ultime, numéroté "zéro", qui renferme une œuvre "de jeunesse". Ce recueil à la couverture cartonnée, qui comprend entre cent vingt et cent vingt-cinq planches, avec les couvertures, contient les "Batman: Legends of the Dark Knight" 6-10 (avril à août 1990). En VO, il est intitulé "Gothic" ou "Gothic: A Romance".
Morrison a écrit le scénario. Klaus Janson a dessiné et encré tous les chapitres ; il a également produit la totalité des couvertures. Enfin, Steve Buccellato s'est chargé du travail de mise en couleur.
Gotham City, dans un entrepôt désaffecté. Deux gangsters, O'Rourke, un costaud ventripotent, et Harry, sapé comme un mafieux, ont pendu un certain Martin par les pieds. Une batte de base-ball ensanglantée à la main, O'Rourke l'interroge : Martin est-il prêt à parler ? Le captif a déjà pris des coups ; d'une voix mal assurée, il implore la pitié de ses tortionnaires. Il explique une nouvelle fois qu'il s'est occupé en personne du chargement de leur cargaison ; ça ne peut donc être que les Colombiens. Il demande grâce ; comment pourrait-il révéler quelque chose qu'il ignore ? Il supplie O'Rourke d'épargner sa femme et sa fille. Un méchant rictus aux lèvres, O'Rourke répond qu'elles travaillent pour eux, dorénavant, et qu'elles vont devenir des vedettes de "cinéma". Il ajoute qu'il est temps que Martin pense à lui. Sur ces mots, goguenard, il lui dévoile son surnom dans le milieu : Batte-Man. En lui assénant un coup, il exige de savoir ce qu'il est advenu de leur cargaison. Devant l'absence de réaction de Martin, proche de l'évanouissement, il réclame l'essence à briquet à Harry et lui ordonne de préparer la lampe à souder "à tout hasard", lorsque résonne une mélopée : quelqu'un s'est mis à entonner la comptine "Oranges and Lemons"...
Cette aventure complète peut être lue indépendamment de "l'ère Morrison". D'aucuns pourront trouver curieux que l'éditeur français ait intégré "Gothique" dans "Grant Morrison présente" : il n'y a aucune relation entre ces deux périodes. Néanmoins, "Gothique" est une histoire de Batman originale, plutôt bien conçue, malgré quelques maladresses, au dénouement autant surprenant que prévisible, avec un vrai méchant, loin des incontournables psychopathes, et dans laquelle les criminels "ordinaires" sont des cibles, des victimes. Cette histoire peut être appréhendée comme un authentique "graphic novel" gothique, car elle cadre avec les caractéristiques du genre : les lieux (la cathédrale de Gotham City, ou le monastère hanté perdu dans la campagne autrichienne), les personnages (Murmure, la jeune nonne - le diable, en fait), et un sombre pacte à la clé. Si le prénom Manfred évoque le drame en vers de Byron (1788-1824), il faut de même songer au Manfred du "Château d'Otrante", d'Horace Walpole (1717-1797), considéré comme l'un des tout premiers romans gothiques. Comme le mentionne l'instructive préface, Manfred rappelle aussi ce moine damné du "Monk" de Matthew Gregory Lewis (1775-1818). Les références sont donc évidentes. Au fond, cette histoire est un hommage de Morrison au gothique dans le sens large du terme, de l'architecture à la littérature ; l'auteur réaffirme ainsi que Batman est bien un super-héros gothique, avec toute la dramaturgie que cela implique. Quant à l'intrigue, elle est suffisamment passionnante pour accrocher dès le départ, malgré quelques flagrantes lacunes : la manière dont Bruce Wayne a réussi à refouler ce sinistre souvenir d'enfance est une pirouette, et Batman a connu des enquêtes bien plus complexes. Enfin, la partie graphique ne ralliera pas tous les suffrages. Janson produit certaines illustrations abouties et expressives, mais beaucoup de vignettes pâtissent d'un manque de détail et de finition, dû à son trait parfois brut. Si l'artiste émerveille par son sens de la perspective, certaines proportions sont irréalistes, et les fonds de cases sont expédiés en de maints endroits. Le choix des tons employés par Buccellato favorise l'éclosion d'une ambiance autant baroque qu'expressionniste.
La traduction d'Alex Nikolavitch est très satisfaisante ; sauf erreur, son texte est exempt de coquilles et de fautes. La préface de F. Paul Wilson, un auteur de science-fiction, est instructive. La nouvelle de Morrison (à la fin du recueil) est sans intérêt.
Malgré ses défauts (quelques facilités narratives et autres invraisemblances, principalement), "Gothique" procurera un certain plaisir de lecture ; le souvenir de cette histoire perdurera. Convaincant, le scénariste écossais réussit son exercice de style.
Mon verdict : ★★★★☆
Barbüz
Merci beaucoup pour les références gothiques (Byron, Horace Walpole et Gregory Lewis) car elles m'étaient inconnues.
RépondreSupprimerComme toi, j'ai été surpris par certaines proportions irréalistes (difficile à croire de la part d'un professionnel aguerri comme Janson) et par le rêve providentiel qui apporte un indice à point nommé.
Il ne te reste plus qu'à commenter Arkham Asylum pour avoir l'intégrale de Batman par Grant Morrison. :)
"Arkham Asylum" est en cours de (re)lecture. Ça doit être la quatrième fois que je le lis, je pense. Mes réactions à l'issue de ces lectures et relectures ont toujours été teintées de scepticisme, surtout étant donné l'accueil dithyrambique que l'œuvre a reçu. Un certain esprit de contradiction, je suppose. Nous verrons bien.
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