lundi 10 février 2020

"Monet, nomade de la lumière" (Le Lombard ; mars 2017)

"Monet, nomade de la lumière" est une histoire parue dans la collection Contre/Champ de l'éditeur Le Lombard en mars 2017. Elle est consacrée aux personnages "qui ont vécu leur pensée et pensé leur vie". Cet album à la couverture cartonnée (format 22,5 × 32 cm) compte quatre-vingt-huit planches en couleur et, en bonus, une postface, suivie de seize pages illustrées avec les explications des auteurs, et des biographies de ces derniers. 
L'album a été réalisé par un tandem artistique espagnol. À l'écriture, le Madrilène Salva Rubio. Écrivain et historien, Rubio est aussi scénariste (pour la bande dessinée, le cinéma, la télévision, et le dessin animé). "Monet, nomade de la lumière" est son premier roman graphique publié. Au dessin et à la mise en couleur, Ricard Fernandez, alias Efa (cf. "L'Âme du vin"). Ils se sont retrouvés en 2020, à l'occasion de l'album "Django main de feu". 

Giverny, Eure, le 10 janvier 1923. Charles Coutela, docteur et chirurgien, prie Claude Monet d'ouvrir les yeux. Mais lorsque le peintre obéit, c'est pour voir le médecin diriger un couteau ophtalmique vers son œil droit, sous le regard à la fois attentif et sceptique de Georges Clemenceau. À cette vision, Monet le supplie d'arrêter. Clemenceau essaie de le raisonner en invoquant son courage, et Coutela demande l'aide du "Tigre" pour empêcher Monet de remuer. Le peintre quitte prestement son siège ; il refuse d'être opéré et déclare préférer passer le reste de sa vie à moitié aveugle plutôt que perdre la vue. Coutela tente de le rassurer : l'intervention est presque indolore. Si rien n'est fait, Monet sera bientôt aveugle. Clemenceau, agacé, en appelle à sa dignité en évoquant son service militaire en Afrique. Monet n'est pas convaincu et ergote. Résolu, Clemenceau maintient son ami sur son fauteuil, puis commande à Coutela de procéder. Le chirurgien se penche vers le peintre. Il implore ce dernier de ne pas bouger et approche le couteau vers le globe oculaire... 

L'album retrace une partie de la vie de Claude Monet (1840-1926), de l'adolescence au Havre à l'opération de la cataracte, en 1923. Destin surprenant d'un être qui est de ceux qui vécurent pleinement pour leur art. Produire un récit biographique implique des conséquences sur la narration ; si elle est classique, une certaine linéarité peut être ressentie. Mais ce n'est pas le cas ici, car Rubio utilise deux lignes temporelles. Il décrit l'existence de Monet comme une quête permanente : de lumière, de reconnaissance, des plaisirs de la vie, et d'argent, de mécènes, et de prêts, pour subvenir aux besoins de sa famille - en continuant à s'adonner à sa raison d'être. Il y a ensuite la contrainte du format ; être exhaustif dans un roman graphique de quatre-vingt-huit pages consacré à une telle figure est chose impossible. Rubio a choisi de se concentrer sur la période 1857-1883 (l'année où Monet s'installe à Giverny) et l'épisode de la convalescence. Il fait ainsi l'impasse sur tout un pan de la vie de Monet, évoqué en accéléré. Enfin, la question de l'authenticité dans les récits de ce type est centrale ; l'auteur doit produire un numéro d'équilibriste entre les zones d'ombre - qui réclament alors une interprétation personnelle - et ce qui est avéré, en prenant garde à ne pas trop s'éloigner de la réalité, au risque de basculer vers une fiction pure. Rubio explique que si cet album n'est pas un livre d'histoire, il s'est appuyé sur sa formation en utilisant différentes sources, et se justifie dans les indispensables bonus ; s'il prend des libertés pour mettre certains tableaux en scène, il ne modifie en rien les jalons de l'existence du peintre. Enfin, l'emploi de la première personne permet de s'immiscer dans les pensées du maître, d'éprouver ses joies ou ses peines, ses espoirs ou ses craintes ; Monet semble néanmoins, à maintes reprises, être un témoin impuissant qui subit la fatalité plus que l'acteur des tragédies de sa vie. À une approche narrative aboutie vient s'ajouter une partie graphique réussie. Le style d'Efa, que l'on peut qualifier de semi-réaliste, se caractérise par des proportions normales, des visages délicatement arrondis, un brin de caricature, une expressivité du regard qui frôle l'exagération. Pour ses décors, le dessinateur applique de petites touches rapides, à la manière de Monet ; cela ne marche pas systématiquement, comme si des silhouettes découpées avaient été collées sur un arrière-plan impressionniste. Le quadrillage, classique, est très lisible. Le travail sur la couleur - et sur la lumière - est splendide, et offre une palette de tons particulièrement généreuse. 

Cet album met en scène autant la vie de l'homme que sa peinture, dans une lecture très agréable qui explore la quête de l'absolu en art et en évoque les facettes plus sombres et plus personnelles ; réussi, malgré les contraintes et les limites du genre. 

Mon verdict : ★★★★☆ (Lire l'article de Présence pour un second point de vue)

Barbüz 

7 commentaires:

  1. Celui-là est dans ma pile de lecture : Bruce me l'a prêté le weekend dernier. Je me demande ce qui t'a attiré pour choisir cette lecture.

    Ton commentaire me fait dire qu'il faut que je prenne le temps de lire les bous, chose que je n'aurais peut-être pas faite de moi-même. Visiblement, les pages intérieures doivent être aussi sophistiquées que la couverture dans leur technique de réalisation.

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    1. Ce qui m'a attiré ? Une visite de Giverny. J'y étais venu à l'adolescence ; j'y suis retourné cette année, au mois de mai (cadeau de ma femme pour mon anniversaire). J'ai acheté cet album sur place, ainsi que "Nymphéas noirs", que je n'ai pas encore lu.
      Oui, il faut lire les bonus ; pour moi, ils sont indispensables, à moins que tu ne connaisses déjà bien l'œuvre de Monet, ce qui n'était pas mon cas.
      Cette collection m'intéresse, en tout cas les albums consacrés aux peintres ; j'ai vu qu'il y avait un numéro consacré à Gauguin, et je pense que je vais le lire.

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  2. Je ne sais rien sur Claude Monet, et je n'ai pas visité Giverny. Je note cette possibilité de sortie dans un coin de ma tête.

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    1. Nous étions arrivés en fin de matinée, et nous avons dû faire la queue. Une fois sur place, nous n'avons eu le temps que de visiter les (somptueux) jardins. Nous avons dû faire une croix sur la maison ; il était déjà trop tard. Si jamais tu y vas, prévois une (vraie) journée complète et n'oublie pas ta patience.

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    2. Je retiens le conseil sur une arrivée matinale, ce qui constitue un défi que de convaincre madame de se lever...

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    3. Ma curiosité et mon appétit continuent de me jouer des tours : Salvia Rubio & Efa ont remis une toile sur le chevalet, cette fois-ci pour Edgar Degas. Comment résister ?

      https://www.lelombard.com/bd/degas/degas-la-danse-de-la-solitude

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    4. En effet ! Merci d'avoir partagé l'info ; il m'avait semblé voir cela sur Bede.fr, mais sans certitude. Je le lirai très certainement ; mais quand ?...

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