jeudi 21 mai 2020

"Le Voyage de Marcel Grob" (Futuropolis ; octobre 2018)

"Le Voyage de Marcel Grob" est un album de bande dessinée (format 22,1 × 29,8 cm), paru chez Futuropolis en octobre 2018. Ce recueil à la couverture cartonnée comprend cent soixante-dix-huit planches en noir et blanc avec des nuances de gris. S'y greffent onze pages d'explications historiques en fin d'ouvrage. 
Le scénario est cosigné par les Français Philippe Collin et Sébastien Goethals. Collin, dont c'est la première incursion dans le domaine de la bande dessinée, est producteur de radio, auteur et journaliste. Goethals, en plus sa participation à l'écriture, réalise les illustrations (le dessin, l'encrage, et la mise en couleur) ; il est notamment connu pour la série "Tower". Le dossier thématique en fin de recueil a été pensé par Christian Ingrao, historien français, enseignant, directeur de recherche à l'IHTP du CNRS, un spécialiste du nazisme et des violences de guerre. 

Le 11 octobre 2009, à 23h25. Marcel Grob est allongé sur un lit d'hôpital. Il appelle Fernande, son épouse, et lui demande où elle est. Il ordonne avec insistance qu'on le lâche. Il appelle à nouveau Fernande ; elle est là, il n'a pas à s'inquiéter. Marcel n'est pas prêt. Fernande le rassure ; tout ira bien. Marcel se défend encore ; non, ils n'ont pas le droit ! Pas en pleine nuit ! Fernande l'encourage à lâcher prise ; bientôt, elle le rejoindra. 
Marcel Grob se tient à la fenêtre, contre le radiateur du bureau. Il a froid. Le juge lui demande s'ils peuvent reprendre, puis le prie de venir s'asseoir. Grob se plaint qu'il a terriblement froid ; un froid que l'on sent "jusque dans les os". Sous le regard bienveillant de la greffière, le magistrat lui promet de lui faire monter une couverture. C'est alors que Grob s'emballe ; il ne compte pas rester, il veut rentrer chez lui. Imperturbable, son hôte l'informe que plus vite ils auront réglé leur affaire, plus vite ils sortiront de ce bureau. Grob s'emporte. Quelle affaire ?... 

"Le Voyage de Marcel Grob" évoque la question des "Malgré-nous", notamment celle des dix mille Alsaciens ou Mosellans incorporés de force dans la Waffen SS fin 1944, une page d'Histoire abordée à travers la destinée d'un homme, Marcel Grob, grand-oncle de Collin. L'auteur explique ce qui l'a motivé à écrire cette œuvre : établir les faits et pardonner celui qu'il avait jugé si durement et avec lequel il s'était brouillé sans réconciliation, puisque Grob est mort en 2009. Ce "Voyage" se décline en deux lignes temporelles, entre lesquels des va-et-vient équilibrés allègent le poids de la linéarité. D'abord, le voyage ultime, sur lequel s'ouvre l'album. Grob, sur le point de quitter ce monde, est invité à répondre de ses actes et à faire peser son âme dans l'espoir de reposer en paix. La première planche est explicite. Si Grob imagine avoir froid dans le bureau, c'est parce que la vie l'abandonne tandis qu'il délire sur son lit d'hôpital. Collin déroule un examen de conscience par un juge peu empathique qui représente un tribunal fictif du nom de Corte Verità ; cette locution italienne, qui signifie "courte vérité" (à prendre dans le sens de "léger" ou de "superficiel") traduit la volonté de Collin de "ne pas juger le passé à l'aune du présent" et de "se rapprocher du contexte historique de l'époque". Et puis, il y a le voyage à l'origine de tout : celui d'un Alsacien de dix-sept ans qui aime le football, mais dont l'enrôlement forcé l'amènera à participer à l'effroyable et terrible tragédie de Marzobotto, l'Oradour-sur-Glane italien, "le massacre de civils le plus meurtrier perpétré par les nazis en Europe occidentale" (Wikipédia). Cela fait-il de Grob un criminel de guerre ? Collin instaure des mécanismes narratifs intelligents pour répondre aux questions morales (pourquoi ne pas fuir, se suicider, ou prendre le maquis ?). Il évoque le Sippenhaft, une peine du droit médiéval germanique exhumée par les nazis, qui expose la famille du criminel à de lourdes conséquences (ici, à la déportation). Il dépeint l'instinct de survie qui l'emporte dans l'espoir de lendemains meilleurs, ce besoin vital de s'adapter pour éviter une balle dans la nuque par un officier psychopathe sous les yeux des camarades de régiment. La partie graphique est satisfaisante à défaut d'être réellement enthousiasmante ; Goethals produit un style réaliste, avec un trait net, au contour régulier. Il crée une atmosphère visuelle propre à chaque ligne temporelle : trichromie et aplats nets et tranchés pour 2009, et bichromie et encrage estompés pour 1944. L'expressivité du visage et du regard du jeune Marcel Grob est exagérée. 

"Le Voyage de Marcel Grob" a été récompensé du prix Historia 2019. C'est un album intelligemment conçu qui tient à présenter les faits sans juger, et qui interpelle les lecteurs durablement. Ces deniers, disposant des faits, absoudront-ils Marcel Grob ? 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
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2 commentaires:

  1. Un album qui avait attiré mon attention par sa mise en avant sur les rayonnages, mais auquel je ne m'étais pas du tout intéressé. Ton commentaire est d'une limpidité extraordinaire, à la fois pour l'intention des auteurs, sa construction narrative et ce qu'il accomplit. Je note cette BD dans ma liste de cadeaux à offrir.

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  2. J'ai ignoré cette BD pendant un moment, sans doute parce que j'étais agacé d'assister à cette explosion de BD sur la Seconde Guerre mondiale vues du côté allemand. Je suis très content de l'avoir lue, parce que j'y ai appris beaucoup de choses et que ça a engendré des débats intérieurs inattendus. Je me dis que ça serait un superbe outil pédagogique pour un enseignant qui voudrait évoquer la question des Malgré-nous, dans une classe où la Seconde Guerre mondiale est au programme (si ça existe encore).
    Je reste partagé entre la culpabilité individuelle et la culpabilité collective. Je crois d'ailleurs avoir compris que c'était la question centrale du procès des participants à Oradour-sur-Glane.

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