"Le Repaire du loup" est le quatrième tome de "Lefranc" (anciennement "Les Aventures de Lefranc"), série d'aventures créée par le Français Jacques Martin (1921-2010) et qui met en scène le journaliste du même nom. Cette histoire a été prépubliée dans l'édition belge de "Tintin" du nº16 du 21 avril 1970 au nº38 du 8 septembre 1970 et française du nº1121 du 23 avril 1970 au nº1143 du 24 septembre 1970. Le récit sera réédité par Casterman en janvier 1974, sous la forme d'un album format 22,6 × 30,4 cm à la couverture cartonnée de quarante-six planches.
"Le Repaire du loup" est scénarisé par Martin ; en revanche, c'est le premier album de la série dont il doit déléguer la partie graphique (dessins ; encrage ; et mise en couleur), à l'Anversois Bob de Moor (1925-1992). Martin est célèbre pour ses autres titres, "Alix", évidemment, "Jhen" aussi. En 1991, ce monstre sacré de la bande dessinée franco-belge fut diagnostiqué d'une dégénérescence maculaire qui le rendit presque aveugle, et l'éloigna des tables de dessin dès l'année suivante. Il se fit alors assister à l'écriture et il délégua son travail à d'autres artistes.
Au val d'Annifer, le chantier du barrage des Diablons se termine. La centrale électrique devrait être inaugurée au printemps prochain après les grandes chutes de neige. Ferrioz, le fournisseur de la cantine du chantier, ne se réjouit pas forcément de l'aboutissement des travaux. Goguenard, un intendant l'apostrophe : ses légumes d'hier n'étaient pas fameux, ça a rouspété. Ferrioz sourit. Il leur livre toujours ce qu'il a de meilleur, mais ils ne sont jamais satisfaits. En plaisantant, son interlocuteur affirme qu'ayant fait fortune grâce à la construction du barrage, il aurait tort de se plaindre ! Ferrioz les salue, et met ainsi fin à la conversation. Il remarque quelqu'un qui l'observe fixement, de loin. Encore lui ! Que lui veut-il ? La prochaine fois, il ira le trouver sans hésiter et il lui demandera ce qu'il cherche...
Il y a quelque chose de pourri au val d'Annifer, cette région de haute montagne inspirée par le val d'Anniviers que Martin découvre lors d'un voyage en Suisse. Le maître y déploie une intrigue policière, un thriller qui flirte avec l'épouvante, voire le fantastique. La mise en scène est remarquable. L'action se déroule dans un cadre limité qui va du chantier du barrage au village de Saint-Loup en passant par les hauteurs. L'auteur offre au décor une apparence à la fois spectaculaire, inquiétante et même lugubre : les routes sinueuses, la météo capricieuse, le soleil qui se couche vite, les chutes de neige, les bâtisses abandonnées en altitude, et bien sûr, les ricanements qui se déclenchent à chaque catastrophe et qui rythment l'histoire. En toile de fond, c'est toute l'hostilité de la haute montagne, les risques mortels encourus par ceux qui la connaissent mal. Et puis il y a les habitants ; après les grandes menaces terroristes des tomes précédents, place à un drame plus intimiste qui pourra rappeler la trame de "Jean de Florette" (1963), de Marius Pagnol - aussi curieux que cela puisse paraître - avec des variations significatives apportées au thème, cela va de soi. Ici, Howard Hearn - un étranger, tout comme le Jean Cadoret de Pagnol - est trompé, humilié et manipulé, avec toutes les séquelles tragiques que cela peut engendrer. Le changement de registre est total, mais fonctionne à merveille, d'autant que Martin écrit avec un talent intact. Le scénario est maîtrisé du début à la fin : une cadence contrôlée, des retournements de situations savamment placés, des dialogues et séquences qui jouent beaucoup sur les non-dits et épaississent ainsi le mystère, et une intrigue qui ne comporte aucune invraisemblance majeure. Un regret, peut-être, que le frère et la sœur s'avèrent bien disposés à l'égard de Lefranc un peu vite. Autre nouveauté, Lefranc est en solo, cette fois-ci ; il n'a plus à partager la vedette avec l'inspecteur Renard et est plus libre de ses mouvements, Jeanjean étant absent. De Moor réalise une partie graphique qui est presque conforme à l'original : les fidèles de Martin sont rassurés à la première case où apparaît le journaliste ! Évidemment, les perfectionnistes et les puristes remarqueront çà et là quelques légères différences au niveau du visage de Lefranc (dont l'expression est plus dure), mais cela saute à peine à l'œil en un ou deux endroits. Les contours de De Moor sont aussi plus gras, moins fins, et moins réguliers. Pour le reste c'est parfait, et l'Anversois retranscrit, avec talent, cette minutie du détail, représentative du style de l'école de Bruxelles.
Malgré ses quelques petits défauts, "Le Repaire du loup" est une histoire satisfaisante, riche en suspense ; presque un huis clos criminel. Martin change son registre de manière franchement convaincante, et De Moor produit une partie graphique solide.
Mon verdict : ★★★★☆
J'ai suivi ton lien wikipedia pour le val d'Anniviers : les photographies montrent une région bien sympathique.
RépondreSupprimerLes routes sinueuses, la météo capricieuse, le soleil qui se couche vite, les chutes de neige, les bâtisses abandonnées en altitude : voilà une description qui donne fort envie. Elle me rappelle les belles pages de A la recherche de Peter Pan, de Cosey.
Bob de Moor : un artiste que je ne connais finalement que par ses reprises (Lefranc, Blake & Mortimer) et sa participation au studio Hergé.
Totalement sous l'emprise des comics, je n'ai pas pu m'empêcher en lisant Lefranc est en solo, aux remarques du genre Enfin une aventure de Batman sans Robin. :)
Figure toi que j'ai eu la même réflexion concernant l'absence de Jeanjean (on ne le voit qu'un peu à la fin). Déformation de lecteur de comics !
SupprimerJ'ai lu que Martin avait été critiqué pour son utilisation du personnage, un jeune garçon ; c'est pourquoi on le voit de moins en mois après, à partir du sixième tome, je crois.
C'était le dernier tome de "Lefranc" que je chroniquais ; je ne connais pas Gilles Chaillet, et de toute façon j'applique la même logique que pour "Alix". J'arrête où Martin s'arrête, De Moor étant l'exception.
P-S : Si un jour tu vas au val d'Anniviers, tu auras le droit de m'envoyer une photo ou une carte postale ☺.