dimanche 24 janvier 2021

Les Chefs-d'œuvre de Lovecraft : "Les Montagnes hallucinées" (tome 1) (Ki-oon ; octobre 2018)

Sorti chez Ki-oon en octobre 2018 (la VO japonaise date de 2016), "Les Montagnes hallucinées" est le premier album d'un récit en deux parties, qui ouvre une série consacrée à des adaptations en manga "seinendes nouvelles les plus fameuses d'Howard Phillips Lovecraft (1890-1937). Ce recueil format 16,0 × 21,9 cm à couverture flexible en similicuir se lit de droite à gauche et englobe deux cent quatre-vingt-cinq planches, en noir et blanc. 
"Les Montagnes hallucinées" a été entièrement réalisé (scénario, illustrations, et encrage) par le Tokyoïte Gou Tanabe. Tanabe a été révélé par ses séries "Kasane", "Mr. Nobody", ainsi que pour ses adaptations des nouvelles de Lovecraft. "Dans l'abîme du temps" obtient le prix de la série du Festival d'Angoulême 2020. 

Antarctique, le 25 janvier 1931 ; l'équipe de sauvetage, menée par le professeur Dyer, quitte la base en direction du camp du professeur Lake. Ce dernier était parti en prospection dans la région Nord-Ouest avec onze hommes. Après un vol en avion, le groupe de Dyer se met en route. Deux jours plus tôt, par radio, Lake leur avait fait part d'une découverte sensationnelle. Peu après, une terrible tempête s'est levée. Il a été impossible de rétablir le contact depuis lors. Enfin arrivés sur place après une marche, Dyer et ses secouristes ne peuvent que constater les ahurissants ravages causés par la tempête. Le camp de Lake est sens dessus dessous et les avions ainsi que le système de forage sont irrémédiablement endommagés. Dyer et ses compagnons croient que c'est la tornade qui a anéanti l'équipe de Lake. L'attention de Dyer est attirée par une silhouette qui se trouve un peu en retrait de cette scène de désolation, à côté de quelques caisses et des restes des pièces d'un avion. Immobile, elle est assise à même le sol et leur tourne le dos ; elle est vêtue d'une cape avec capuche. Le savant et les autres s'en approchent et découvrent terrifiés qu'il s'agit d'un cadavre atrocement mutilé... 

Tanabe propose une adaptation sérieuse et respectueuse des "Montagnes hallucinées" ("At the Mountains of Madness"), une longue nouvelle souvent considérée comme un roman, que Lovecraft écrivit en février-mars 1931. Pas question ici de modernisation ou de relecture, mais plutôt de fidélité au matériau d'origine sans pour autant ignorer les contraintes propres au genre. L'auteur adapte la structure de l'œuvre, contée à la première personne. Il opte pour une entrée en matière fracassante, qui a pour but d'hameçonner les lecteurs, un retour au début des événements puis une narration chronologique qui se divise en deux fils - Dyer et Lake, chacun de leur côté - qui réduisent le poids de la linéarité, et qu'accompagne une montée progressive, mais imparable, de la tension. Le texte, bien sûr, a dû être raccourci et adapté. Les limites d'un tel exercice restreignant évidemment la liberté de Tanabe avec ce scénario, c'est surtout par la partie graphique que l'auteur peut s'exprimer le plus. C'est bien entendu le noir et blanc qui est utilisé, avec une belle diversité des nuances de gris. L'artiste explore les possibilités qu'offre cette gamme avec une maestria peu commune, parvient à amplifier l'impact des zones d'ombre dans ses compositions, et renforce ainsi le lugubre et le sinistre de l'atmosphère. Les physionomies sont très sensiblement influencées par le canon du manga "seinen", sans s'y plier entièrement. Il n'y a pas d'exagération dans l'expressivité ; les visages présentent néanmoins les coutumières beauté, finesse, et juvénilité des traits, ce qui dénote parfois avec la fonction, l'âge, ou l'expérience de tel ou tel protagoniste. Sens du détail et richesse des planches forcent l'admiration. L'une des premières facettes du style de Tanabe qui saute aux yeux est cette minutie frappante et ce soin apporté aux véhicules (les navires et les avions), aux équipements et aux vêtements, d'un contour régulier et sans hésitation. Le quadrillage est plutôt classique et le découpage est impeccable. Tanabe a certains tics, en revanche. Il utilise une vignette entièrement noire pour indiquer une transition à la fin d'une planche et il produit quelques plans rapprochés dans des cases de petit format, qui sont, malheureusement, parfois indéchiffrables. 
La traduction est confiée à Sylvain Chollet. En évaluer la qualité est impossible pour quiconque ne lisant pas le japonais ; le texte français est absolument impeccable, ni faute ni coquille. La maquette qu'a conçue l'éditeur est soignée, et très originale. 

Si l'adaptation d'œuvres de Lovecraft en bande dessinée est une gageure, le choix de Tanabe - une relative fidélité au texte - paye. Cela aurait été une pleine réussite si l'artiste n'avait pas péché par un certain maniérisme, au détriment de la lisibilité. 

Mon verdict : ★★★★☆ 

Barbüz
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2 commentaires:

  1. Ah non, c'est pas du jeu ! J'ai réussi à résister, à ne pas l'acheter, et voilà que tu en fais une bonne critique.

    Des cases indéchiffrables : pendant longtemps, j'ai été persuadé que si je n'arrivais pas à lire une case, c'est que mes yeux ne devaient pas être en face des trous. Maintenant, ça ne m'arrive pas souvent, mais parfois c'est vrai que certaines compositions peuvent ne pas être très heureuse, même quand le coloriste (ce qui n'est pas le cas ici) essaye de faire ressortir les différentes zones détourées.

    Le texte français est absolument impeccable, ni faute ni coquille : ça peut donc arriver. :)

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    1. Magnifique ! Allez vas-y, cède ! Je te rends ainsi la pièce des lectures que je te dois ☺.

      J'ai relevé, dans les quelques commentaires que j'ai lus sur cette BD, que cette remarque revenait souvent. Ça m'a rassuré en me confirmant que je n'étais pas seul à avoir buté sur ce défaut. Cela dit, j'aimerais beaucoup savoir ce qui est représenté dans les cases en question.

      Oui, le texte français est nickel. Les traducteurs japonais-français seraient-ils meilleurs en français que les confrères anglais-français ? La question est posée. J'avais déjà été agréablement surpris par la qualité du texte dans les premiers tomes de "Monster".

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