samedi 9 janvier 2021

"True Stories" (Çà et Là ; avril 2019)

"True Stories" est un album de bande dessinée sorti en avril 2019 aux Éditions çà et là. Créée en 2005, cette maison francilienne est spécialisée "dans l'édition en langue française de bandes dessinées d'auteurs étrangers". Cet ouvrage broché - format 16,6 × 25,0 cm - comprend cent soixante-dix planches en noir et blanc. 
Cette compilation de sketches, sortie en VO sous le même titre en 2016, sur le label Alternative Comics, a été réalisée par John Backderf, alias Derf Backderf, un dessinateur de presse et journaliste nord-américain notamment connu pour "Mon ami Dahmer" ("My Friend Dahmer", 2012), qui lui vaut le prix Révélation du Festival d'Angoulême 2014 ; "Trashed" (idem, 2015), pour lequel il reçoit le prix Tournesol de la bande dessinée écologiste du Festival d'Angoulême 2016 ; et, plus récemment, "Kent State, quatre morts dans l'Ohio" ("Kent State: Four Dead in Ohio", 2020) enfin. 

Un homme correctement habillé marche sur le trottoir ; devant, un type urine sur une voiture de police en fumant sa cigarette. L'inconnu, un bandana sur le crâne, vêtu d'un sweat-capuche et portant un jean taille basse qui lui dévoile le haut de la raie des fesses, lui explique sa philosophie, "Il faut c'qu'il faut !" Voyant que le promeneur n'écoute pas et passe son chemin, il lui répète la phrase une première fois puis une deuxième, encore plus fort. 
Ailleurs, toujours à New York. Un boulanger se confie à un client, en mettant quelques pâtisseries à cuire au four. Les gamins ne pensent pas à mal. Mais ils sont là tous les soirs, devant sa boutique, à discuter, à s'amuser. De temps en temps, ils harcèlent un étudiant chinois de la fac. Ils rigolent, "c'est tout". Il y a un ou deux mois, de jeunes noirs se sont fait rosser. Ils auraient dû être prudents. Il est vrai que les garçons n'aiment ni "les artistes un peu pédés" du quartier de Murray Hill ni les yuppies qui achètent toutes les maisons. Mais bon, au fond, ce sont de braves gamins. 

Dans une préface, l'auteur précise qu'il a écrit et dessiné environ 1.500 strips et histoires courtes entre 1990 et 2014 : selon lui, cet album compile le meilleur de cette période. Il explique que ces "Trues Stories" sont des scènes d'observation de la vie quotidienne, des choses qu'il remarquait en ville, dans les transports en commun, au restaurant, en se promenant. Quelques amis lui ont fourni des histoires, mais la plupart viennent de lui. Si le registre de Derf Backderf est celui de l'humour, le spectre de ce dernier est large : les lecteurs trouveront certaines histoires franchement drôles, voire désopilantes ; d'autres, plus rarement, jouent la corde de l'émotion, telle celle d'un sans-abri, dont la façon "troublante" de tenir sa cigarette est un geste "qui respire la dignité, voire la culture". Les dérives de la grande consommation et les ravages de la promiscuité dans les mégalopoles sont là les thèmes majeurs. Le premier parle du désintérêt pour l'art et la culture (une discussion sur Van Gogh balayée par une autre sur les vêtements ; une femme expliquant à son fils que le pays où vivent les Anglais s'appelle Londres) ; la façon dont la grande consommation forme les désirs des enfants traînés dans les hypermarchés (le garçonnet hurlant à sa mère qu'il veut "de la merde") ; ou la bêtise au sujet de l'environnement. Dans le deuxième thème, l'auteur met en scène l'incapacité des communautés à vivre ensemble ; la méchanceté gratuite ; les braillards grommelant ou vociférant une philosophie idiote ou incomprise, qui empiètent sur "l'espace" du quidam ; ceux qui lavent leur linge sale en public, sans se demander si cela indispose quelqu'un ; la crasse et le manque d'hygiène (les croûtes du coursier, le faux ongle dans la nourriture, les asticots sous le tapis) ; et l'omniprésence du mauvais goût (piercing outrancier, coiffures, tenues vestimentaires). L'artiste explore le registre de la caricature : têtes disproportionnées par rapport aux corps, aux bras et aux jambes ; grands yeux ; nez protubérants ; perspectives exagérées, mais arrière-plans assez détaillés, le cadre étant important. L'encrage est abondant. Puis son style évolue, des nuances de gris apparaissent et l'encrage s'allège, les visages deviennent plus "réalistes", tout en restant grotesques. 
La traduction a été réalisée par Philippe Touboul. Il est vrai qu'il y a très peu de texte, mais son travail est irréprochable. Peut-être qu'il y a bien une coquille ici ou là, mais rien ne prouve qu'elle ne figurait pas déjà dans le texte de la version originale. 

Drôle, cruel ou triste, "True Stories" établit un portrait sans concession de l'Amérique urbaine et de la consommation de masse. N'ignorons pas les thèmes sous-jacents, sous peine de ne lire qu'une simple succession de scènes amusantes ou répugnantes. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
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2 commentaires:

  1. Voilà un auteur autour duquel j'ai longtemps tourné avant de me lancer.

    Je te remercie pour ton commentaire bien fourni en exemples : il me fait dire que je vais faire une exception à la règle, en lisant un bédéaste américain en VF, car il n'existe pas d'équivalent de ce recueil en VO.

    Hasard du calendrier : Bruce a publié mon commentaire sur Kent State, une autre de ses œuvres la semaine dernière :

    http://www.brucetringale.com/la-jeunesse-fait-bouger-les-choses-kent-state-four-dead-in-ohio/

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    1. C'est drôle, parce que moi aussi j'ai longtemps tourné autour de ce récit avant de le lire. Je l'ai relu deux ou trois fois, d'ailleurs, parce qu'il y a toujours quelque chose de nouveau à découvrir, dans ces sketches. Cela dit, je n'ai pas l'intention de lire une autre œuvre de cet auteur pour le moment.

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