"Les Spectres de la nuit" est le douzième recueil de "Ric Hochet", série créée par le Belge André-Paul Duchâteau (1925-2020) et le Français Gilbert Gascard (1931-2010), alias Tibet ; il est paru au Lombard en mars 1971, après avoir été prépublié dans "Le Journal de Tintin", entre le 29 juillet (nº30/69) et le 9 décembre 1969 (nº49/69). Cet ouvrage format 22,5 × 30,0 cm à la couverture cartonnée contient quarante-quatre planches. Titre-fleuve culte, "Ric Hochet" compte soixante-dix-huit volets et s'étend sur près de cinquante ans ; le dernier est sorti en 2010.
Duchâteau écrit le scénario et Tibet produit la partie graphique (dessin, encrage, mise en couleur). Tibet ne réalisait pas les décors et les confiait à des assistants ; ici, à Christian Denayer.
Ric, Bourdon et Nadine se trouvent dans le bureau du domicile du reporter. Ils y examinent l'agrandissement d'une photo sur laquelle il n'y a rien d'autre que des empreintes de pas humains dans la neige. Lorsque Bourdon lui demande de quoi il s'agit, Ric plaisante : ce sont "les pas de l'homme invisible". Mais Nadine exigeant de lui un peu de sérieux, il raconte qu'il a reçu la photographie le matin, accompagnée d'un recueil de contes horrifiques, et d'une lettre. L'expéditeur ? Un certain Léonard Z. Swift. Daté du 5 février, le courrier est une invitation. L'auteur se targue d'être un "grand écrivain visionnaire" de réputation internationale, qui ne décrit que "ce qui est". Il explique que le cliché est unique : il a réussi à photographier les pas de "l'un d'eux". Il conclut en ajoutant qu'il pressent des événements effrayants et propose à Ric Hochet de le rejoindre. Ric demande leur avis à Bourdon et Nadine. Pour le commissaire, Swift est un "ostrogoth" et est "fou à lier". Ou alors, quelqu'un lui monte "un bateau", auprès duquel le paquebot France est une "vulgaire barquette" ! Nadine reproche à son oncle son conformisme. Swift est installé à Mâlemort. Ric consulte le guide touristique...
"Les Spectres de la nuit" est considéré par beaucoup comme l'un des meilleurs tomes de la série, voire son apogée. Depuis le début, "Ric Hochet" oscille entre histoires d'espionnages et intrigues criminelles (tentative de meurtre, chantage ou enlèvement). Ici, pour la première fois, Duchâteau explore un nouveau type de registre pour son scénario, qui deviendra d'ailleurs l'une des marques de fabrique du titre : le surnaturel. Autre détail, important : il éloigne ses héros de Paris pour les envoyer dans un village de montagne perdu. Comme le précise le Guide bleu que consulte Ric, "Mâlemort : 207 habitants. Petit village des Pyrénées situé à 1.700 mètres d'altitude. Ancienne station de tourisme désaffectée." L'auteur crée donc un village fictif afin d'infuser un sentiment d'isolement. Mâlemort a presque quelque chose de gothique, à dire vrai, même si Duchâteau force un poil la dose pour plonger les lecteurs dans l'ambiance : il y a d'abord Bastien, le majordome un peu "quasimodesque" de Swift ; l'écrivain lui-même, les traits tirés, le regard fou sous d'épais sourcils en balayette ; et leur demeure avec ses véritables airs de manoir hanté. Autour d'eux, Mâlemort, le vieux funiculaire, sans oublier la neige et le vent. En montrant les villageois en colère, leurs esprits attisés par la peur et la superstition, Duchâteau prétend que les mentalités moyenâgeuses sont toujours vivaces devant l'inexplicable et l'irrationnel. Un autre élément intéressant est l'attitude de Ric Hochet ; c'est assez rare pour le souligner : le héros est en proie au doute, voire à une forme d'inquiétude, ce qui donne encore plus de substance à l'intrigue. Celle-ci - cela aura été déjà dit ailleurs - souffre néanmoins d'un point faible de taille : le dénouement. La découverte du pot aux roses ressemble à une pirouette scénaristique d'un auteur attentif à établir un lien entre des événements d'essence surnaturelle et une réalité cartésienne ; elle n'est pas entièrement convaincante et pourra décevoir.
La partie graphique est une réussite. Tibet s'applique à créer des physionomies variées afin que le lecteur distingue facilement les protagonistes les uns des autres : un Jean Yanne jeune prête son visage au coiffeur. Ce registre exige un travail soigné sur l'expressivité ; pour retranscrire la tension, la combinaison de bichromie, de gros plans, et de perles de sueur fait merveille. Le quadrillage est parfois bancal, mais des flèches indiquent le sens de lecture. Denayer, enfin, s'en donne à cœur joie : les alentours du village de Mâlemort sous la neige lui procurent beaucoup de liberté dans les perspectives et les cadrages des compositions.
Des douze premiers numéros de "Ric Hochet", "Les Spectres de la nuit" est le plus original, sans aucun doute. C'est aussi l'un des meilleurs... si l'on accepte toutefois de se laisser convaincre par les éclaircissements divulgués à la conclusion de l'enquête.
Mon verdict : ★★★★☆
Décidément, ces flèches de sens de lecture était un outil à l'usage répandu.
RépondreSupprimerLes mentalités moyenâgeuses sont toujours vivaces devant l'inexplicable et l'irrationnel. - Quand je lis cette phrase, elle me fait immédiatement penser à la foule de villageois avec les fourches prêts à attaquer le château pour exterminer le monstre.
Le héros est en proie au doute, voire à une forme d'inquiétude. - J'aime bien comment ta remarque fait ressortir à quel point le lecteur arrive avec des attentes implicites dans certaines de ses lectures : ici, un héros courageux et sans peur, et comment l'auteur sait jouer avec cette attente.
Un jeune Jean Yanne prête son visage au coiffeur : ainsi cette fore d'hommage était également répandu, pas que dans les Astérix ?
Les deux exemples de quadrillage tarabiscoté que me viennent à l'esprit sont Tibet et Giraud. Pour le premier, je me demande comment se déroulait le travail avec les décoristes, puisqu'il ne faisait que les personnages, en fin de compte.
SupprimerCes pensées qui te viennent à l'esprit ne sont pas éloignées de ce scénario ☺.
C'est vrai que la caractérisation de Ric Hochet me pose parfois problème lors de la lecture. J'espère qu'il s'agit ici d'une évolution durable.
Cette forme d'hommage est très présente dans "Ric Hochet". Dans "Cauchemar pour Ric Hochet", l'album précédent, c'était Laurel et Hardy ; il y a eu aussi Johnny Halliday dans "Suspense à la télévision". Il est probable que j'en aie loupé quelques-uns, va savoir. Outre Astérix, il y a "Lucky Luke", aussi ; je pense notamment au "Bandit manchot", avec Louis de Funès.
Le travail avec les décoristes : le seul exemple que j'ai en tête est celui de Cerebus où Dave Sim a embauché un décoriste à partir de l'épisode 65 (en 1984) avec lequel il a travaillé jusqu'à la fin de la série, c'est-à-dire l'épisode 300 en 2004. Des quelques observations qu'ils ont pu partager sur leur mode de travail, il arrivait que Sim dessine des personnages dans le vide, et que Gerhard complète avec les éléments de décors. Ils partagé le même studio de travail pendant des années, et il pouvait également y avoir une interaction directe, l'un travaillant sur une planche, l'autre sur une autre. Il y avait également des séances de travail portant sur la conception d'un décor. Par exemple Gerhard a été amené à réaliser une maquette de la maison dans laquelle se déroule l'action pendant une douzaine d'épisodes, pour être certains de conserver la cohérence de la disposition des pièces tout du long.
SupprimerSim & Gerhard concevait ensemble certaines images plus complexes, telle qu'une réflexion du paysage sur une vitre, où il fallait également voir le personnage se tenant derrière la vitre. Gerhard indique que parfois Sim pouvait réaliser complètement une case quand l'envie lui prenait.
Merci pour cet exemple détaillé. Je pense que Tibet et les décoristes ne devaient pas travailler d'une façon très éloignée de celle que tu décris, d'autant plus que Denayer est resté sur la série assez longtemps.
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