Sorti chez Glénat, le 12 septembre 2018, "Au-delà de la rivière noire" est le troisième ouvrage de la collection que l'éditeur consacre aux adaptations en bande dessinée des vingt nouvelles et du roman que Robert E. Howard (1906-1936) écrivit pour le personnage de Conan le Cimmérien. Ce recueil au format 24,0 × 32,0 cm et à la couverture cartonnée inclut quarante-six planches en couleur. En bonus, la carte habituelle signée David Demaret ; une postface explicative de trois pages de Patrice Louinet ; huit pages de dessins, de croquis d'Anthony Jean ; six pages d'hommages, par Mikaël Bourgouin, Laurence Baldetti, Christophe Regnault, Yann Tisseron, et Jean-Baptiste Andreae.
Le principe de cette collection est clair : un ouvrage = une aventure complète = une vision = une équipe artistique. Là, c'est au Rouennais Mathieu Gabella et au Puyricarden Anthony Jean qu'a été confiée l'adaptation. Gabella en écrit le scénario ; il a été révélé par "Idoles" (2005-2007). Jean produit les dessins, l'encrage et la mise en couleur. Gabella et Jean avaient déjà collaboré, sur les quatre albums de "La Licorne" (2006 à 2012).
La province de Conajohara. Une forêt très dense, que traverse un fleuve ; au loin, les montagnes. Balthus, un jeune homme voyageant seul suit la piste forestière. L'unique bruit est celui de ses bottes souples. Mais si son air est détaché, les yeux et les oreilles sont constamment en alerte. Tandis que le son du tambour se met à résonner, il redouble de prudence. L'instinct lui permet d'éviter une flèche qui vient se ficher à ses pieds. Il se tient en garde un arbre derrière lui, lorsqu'une silhouette massive se découpe sur la lumière tombante. L'inconnu le hèle et lui affirme qu'il peut sortir : il n'y a plus rien à craindre, il n'y avait "qu'un seul de ces chiens". Balthus veut savoir de qui il parle ; du bout de sa hache ensanglantée, l'autre désigne le corps d'un homme quasi nu coiffé de plumes et paré de bijoux...
Ce troisième album de la collection reprend la nouvelle "Au-delà de la rivière Noire" ("Beyond the Black River" en VO ; juin 1935) ; c'est peut-être le meilleur jusqu'ici. Pour les critiques littéraires Charles E. Hoffman et Marc Cerasini, "Beyond the Black River" est surtout un western adapté au monde de Conan (dans "Robert E. Howard: A Closer Look" ; 1987). On y retrouve en effet le canevas de la chute de Fort Alamo, c'est-à-dire : le siège d'une place forte, sa résistance désespérée et héroïque et la chute de celle-ci sous les coups d'un ennemi largement supérieur en nombre. Howard - toujours d'après Hoffman et Cerasini - se serait également inspiré du "The Little Red Foot" (1920) de Robert W. Chambers pour sa caractérisation des Pictes, physiquement plus proches des Amérindiens, voire des Zoulous que des Pictes d'Écosse. Les thèmes se bousculent. Bien sûr la colonisation, puisque les terres sur lesquelles se déroule cette histoire ont été conquises par les Aquiloniens qui les ont enlevées aux Pictes. Ensuite, l'unité devant l'ennemi ; d'abord divisées, les tribus pictes finissent par se regrouper sous l'étendard d'un chef unique, charismatique et déterminé. Puis l'idée majeure de l'œuvre, celle que la civilisation n'est pas naturelle, qu'elle est un caprice des circonstances, et que la barbarie triomphe toujours, en fin de compte, un concept incarné par Zogar Sag, l'impitoyable et sinistre sorcier picte. Les nouvelles d'Howard se caractérisent souvent par un équilibre maîtrisé entre fantastique et action. Ici, la seconde est au rendez-vous, mais ce cadre végétal, hostile, cet ennemi tapi dans l'ombre, et ce crépuscule presque omniprésent font pencher la balance du côté de la terreur. Gabella évoque cela à merveille, mais son scénario souffre d'une faiblesse dans la retranscription de l'ellipse de la fin du troisième chapitre.
Jean compose sa partie graphique dans un registre réaliste. Son Conan dégage une bestialité et une violence certaines ; balafré, l'air renfrogné, il est massif, puissant. Pour ceux qui ont lu les nouvelles d'Howard, il se rapproche d'une forme d'idéal inconscient. L'artiste montre ici une véritable réflexion sur le quadrillage, des cases en 16/9e appuyant le rendu cinématographique, des inserts pour le dynamisme et la variété des plans, de la diversité dans les formats et les dimensions des vignettes. Le découpage est clair. Jean se distingue par son travail sur l'ombre et la lumière, admirable ; c'est capital, car la majorité des séquences se déroulent dans la pénombre. Il faut encore noter son approche vraiment originale de l'onomatopée. Sa figuration de l'expressivité du regard (peur, angoisse), en revanche, est très perfectible.
Malgré quelques - toutes petites - faiblesses sur les plans narratif et graphique, "Au-delà de la rivière Noire" est probablement le meilleur des trois premiers albums de cette collection, et met en scène un Conan extra, aussi charismatique que sauvage.
Mon verdict : ★★★★☆
Barbüz
Je n'avais jamais pensé à regarder ces histoires sous l'angle des thèmes que tu pointes : la colonisation, l'unité devant l'ennemi, l'artificialité de la civilisation, le triomphe de la barbarie.
RépondreSupprimerJ'ai bien aimé tes remarques sur la narration graphique : cases en 16/9ème, inserts, la diversité des formats des cases, et l'approche originale de l'onomatopée. C'est assez rare qu'un artiste s'investisse réellement dans cette composante et qu'il la rende plus visuelle.
Pour le moment, cette série est surprenante. Ce sont ceux que l'on attend le plus au tournant qui s'en sortent avec justesse, et ceux que l'on connaît moins qui réalisent les albums les plus intéressants.
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