"Concerto pour main gauche" est une bande dessinée biographique qui a pour sujet Paul Wittgenstein (1887-1961), un pianiste autrichien puis naturalisé américain. Cet ouvrage format 20,0 × 27,5 cm à couverture cartonnée contient un récit complet de cent huit planches en noir et blanc sans aucune touche de couleur. L'album est sorti en mars 2019 chez La Boîte à Bulles dans la collection "Contre-Jour" de l'éditeur ; cette maison tourangelle, qui fut fondée en 2003 pour offrir leur chance aux auteurs débutants, a développé, plus tard, une ligne éditoriale "qui tourne autour de l'intime, du témoignage, de la biographie ou du documentaire avec parfois des pointes d'humour ou de poésie".
"Concerto pour main gauche" a été entièrement réalisé par le Lyonnais Yann Damezin. Damezin enseigne à l'école Émile-Cohl. Pour son premier album, il écrit le scénario et signe les dessins.
Paul Wittgenstein se demande quel est le tout premier son qu'il a entendu, alors qu'il était encore dans le ventre de sa mère. Est-ce le fracas d'une porcelaine brisée par l'une de ses sœurs ? Le friselis des feuilles en automne ? L'éclair opalin d'une note de piano ? Ou la rumeur étouffée des sanglots de sa mère ? Car il ne croit pas que cette dernière ait été heureuse ; son piano était devenu un confident, qui recueillait ses tourments et accueillait ses pensées. Il les gardait jalousement, tel un monstre, dans son ventre noir et brillant. Quand sa mère s'asseyait devant lui et effleurait les touches, il consentait à relâcher certains échos mélancoliques de secrets qui dormaient en lui. Pour Wittgenstein et ses sœurs, la musique devenait alors la manière de parler de ce que l'on ne disait pas. Wittgenstein voyait la mélancolie comme une sève toxique, qui avait empoisonné et rongé les rameaux de l'arbre généalogique de sa famille, malgré ces quelques bourgeons qui avaient réussi à s'épanouir. Il repense à son frère Rudi, qui se suicida au cyanure dans un café berlinois...
"Concerto pour main gauche" est une œuvre singulière et exigeante, il est vrai ; mais c'est d'abord une réussite exceptionnelle pour un premier album de jeune auteur. L'ouvrage consiste en une biographie du pianiste Paul Wittgenstein et couvre toute sa vie, de sa naissance jusqu'à sa mort. Ce "Concerto" est l'histoire d'une accablante succession d'épreuves. Non seulement pour Paul, mais pour toute la famille, mère, sœurs, frères, à l'exception du père, figure écrasante, sévère, terrible, qui pleurait à l'écoute d'une sonate, mais qui ne versa jamais de larmes à la perte d'un enfant (il eut une fille mort-née et trois de ses cinq fils, "diagnostiqués comme souffrant de problèmes mentaux graves", se suicidèrent). De son côté, Paul fut appelé sous les drapeaux en 1914. Blessé sur le front russe, le pianiste fut amputé du bras droit. Les Wittgenstein : l'incarnation type de la famille maudite ? Narrée à la première personne, la biographie reflète un caractère mélancolique, mais également dur, méfiant, colérique, et qui cède difficilement ; la brouille du mécène avec Maurice Ravel est légendaire. Il en résulte une émotion certainement trop intériorisée pour qu'elle se transmette pleinement ; un effet probablement désiré par l'auteur. D'ailleurs, le lecteur réalise avec le recul que cette personnalité intransigeante et exigeante, créée par le modèle éducatif conçu par son père Karl, force son admiration (quelle détermination !), mais n'attire guère sa sympathie sincère, surtout lorsqu'il fait preuve de lâcheté sous la pression familiale. Le texte ne mentionne aucun nom, comme si le récit, les faits, et les idées comptaient plus que les personnes ; le narrateur n'utilise jamais pas les prénoms de ses parents, de ses frères, de ses sœurs, des femmes qu'il a aimées, ou de ses enfants. Néanmoins, quel destin hors du commun !
Damezin produit une partie graphique remarquablement diverse ; il évolue dans un registre que l'on pourra qualifier de semi-réaliste, bien que cela soit réducteur. Son style protéiforme traduit plusieurs influences ; l'artiste, par exemple, cite la miniature persane et l'expressionnisme, mais des traces d'art naïf et de surréalisme, voire de cubisme ou d'art bouddhique pourront être décelées. Damezin utilise les motifs végétaux en quantité, mais aucune planche ne ressemble à une autre. Les vignettes peuvent être minimalistes comme richement ornées, comme si un orfèvre génial les avait parées le plus généreusement possible. Il en est de même du quadrillage, les compositions sont parfois éclatées, parfois structurées en gaufrier. Une surprenante variété qui permet de réduire à néant le poids de la linéarité de l'œuvre.
Pour un premier album, ce "Concerto pour main gauche" est absolument exceptionnel ; la partie graphique, aussi magistrale et imaginative soit-elle, ne masque pas le travail marquant sur le texte. Le résultat final est à la fois brillant et rafraîchissant.
Mon verdict : ★★★★★
Barbüz
Totale découverte que ce pianiste et cette bande dessinée : merci pour cette présentation. Perdre un bras pour un pianiste : quel double traumatisme terrible.
RépondreSupprimerLes influences : la miniature persane et l'expressionnisme, l'art naïf, le surréalisme, voire le cubisme ou l'art bouddhique : voilà qui est singulier. Les pages doivent être très étonnantes.
Travail marquant sur le texte : c'est une sensation que je n'éprouve que rarement. Je comprends à la lecture que l'auteur a composer son ouvrage pour intégrer toutes les informations nécessaires sous une forme fluide, mais je ressens rarement un effort de style qui sort de l'ordinaire. En contre-exemple : les dialogues de JM DeMatteis pour la Justice League International, où là c'est patent. Ton article fait remarquablement ressortir la singularité et la personnalité de cette bande dessinée.
En regardant la chaîne Youtube de Rick Beato, j'ai découvert cette semaine l'existence d'une pianiste hors norme : Martha Argerich.
https://www.youtube.com/watch?v=AYkQleTcck8
Concernant le travail sur le texte, j'ai été surpris par la richesse du vocabulaire et de la langue. Mais je n'ai pas réussi à identifier la base pour son récit, la biographie à laquelle son éditeur fait référence ; je n'ai pas trouvé de biographie de Paul Wittgenstein, en tout cas pas en français.
SupprimerMartha Argerich, pianiste argentine. Je dois avoir deux disques magnifiques avec elle ; "Andante et cinq variations pour piano à quatre mains" de Mozart, avec Stephen Kovacevich, son troisième mari, et un album Chostakovitch qui comprend le "Concerto pour piano et trompette", une version de concert. Il est certain qu'elle fait partie des plus grands pianistes du vingtième siècle ; c'est aussi un sacré tempérament.
Toujours concernant Martha Argerich, à regarder : https://fb.watch/5YmF06BnrV/
SupprimerMerci pour ce lien et cette vidéo très instructive.
SupprimerCet article m'était sorti de l'esprit : je viens de faire le lien avec ta remarque sur Maurice Ravel. Des fois, il me faut du temps (beaucoup) pour connecter. 😅
RépondreSupprimerAh, ça, cher ami, si l'on pouvait garder un souvenir précis et indélébile de chaque article...
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