Sorti en janvier 2020 chez Casterman, dans la collection "Sakka" de l'éditeur, "Retrouvailles" est le premier tome de la version française du manga seinen "Sengo". C'est un ouvrage broché au format 18,2 × 13,3 centimètres qui se lit de droite à gauche. Il compte approximativement cent quatre-vingts planches en noir et blanc ; seule la première est en couleur. Au Japon, "Sengo" fut d'abord prépublié dans le magazine "Monthly Comic Beam" entre 2013 et 2018, avant d'être réédité en sept volumes reliés (entre 2019 et 2021 ?) par la maison tokyoïte Kadokawa Shoten.
La série a été créée par Sansuke Yamada. L'Osakien a entièrement réalisé "Retrouvailles" : le scénario, le dessin, l'encrage, et les nuances de gris. "Sengo" a valu deux récompenses à son auteur, le prix culturel Osamu Tezuka (en 2019) et le grand prix de l'Association des auteurs de bande dessinée japonais (en 2019).
Tokyo, en 1946. Un soldat japonais démobilisé implore à genoux la pitié de deux sbires qui le malmènent ; joignant les mains, il tente de les convaincre qu'il vient de débarquer et qu'il ignore tout des us et coutumes locaux. L'un des hommes de main lui reproche d'être "drôlement gonflé", et d'être venu se "gaver sans un sou en poche". L'autre ajoute qu'avoir le ventre vide n'est pas une excuse, il devrait avoir honte. Et il lui rappelle que "tout le pays crève la dalle". Se tenant légèrement à l'écart, Toku (Tokutarō) Kawashima vide une gourde - sans doute de saké - sans perdre une bribe de l'échange. L'un des malabars l'aperçoit et le salue. Croyant avoir affaire à un sauveur providentiel, le soldat s'agrippe au manteau de Kawashima et réclame son aide en criant qu'on l'agresse. L'autre marque un instant d'hésitation, puis lui assène un coup de pied au visage, avant de retourner au marché local en continuant à siroter le contenu de sa bouteille sous le regard médusé des deux yakuzas. Au même instant, Kadomatsu Kuroda se recueille dans un jinja - au garde-à-vous...
Yamada met en scène deux camarades de régiment qui se retrouvent à Tokyo après la fin des hostilités. Plutôt bel homme, mais blasé, cynique, enclin à la violence, et porté sur l'alcool, Tokutarō était un sous-officier dont l'unité a subi de très lourdes pertes. Il se laisse aller, tient un étal au marché local, et sert d'intermédiaire, ou de traducteur entre l'armée américaine et les yakuzas. Plus fruste, Kadomatsu est un gaffeur qui n'a pas son pareil pour se créer des ennuis. Issu d'un milieu de paysans, il fut simple soldat dans l'armée impériale ; il contraste avec son ex-sergent-chef par sa naïveté et ses appétits. "Sengo" s'inscrit donc dans la dynamique comique du duo de copains, mais est plus complexe du fait du contexte. L'après-guerre au Japon, c'est bien entendu le déracinement ; beaucoup ont perdu des amis ou de la famille et ne se sentent plus chez eux lorsqu'ils rentrent au foyer. Pour ce peuple, qui place l'honneur au sommet de la pyramide des valeurs, c'est aussi la difficulté d'accepter la défaite ; certains ressentent la culpabilité du survivant, tandis que l'on attend d'eux qu'ils se comportent avec un minimum d'entrain, le sort leur ayant "fait la fleur de les épargner". Il faut vivre malgré ces traumatismes (l'absence de nourriture de qualité, les habitations insalubres), mais à celui de la défaite s'ajoute celui des réalités de l'occupation et des combines qui en dérivent. Yamada évoque aussi "l'Association pour les loisirs et l'amusement" avec une scène-choc de viol qui éprouve le lecteur, devenu subitement témoin forcé. Le résultat final de ce premier numéro est déroutant, Yamada étant capable de passer en un clin d'œil d'une situation comique à une autre dramatique, voire tragique et révoltante. Notons encore que la linéarité de cette histoire en sept chapitres est allégée par de nombreuses analepses.
Le trait réaliste de Yamada se caractérise par une volonté de diversité des physionomies ainsi que par une expressivité - occasionnellement - exagérée. L'artiste dresse plusieurs portraits marquants avec des gros plans très réussis. Les plans les plus éloignés, en revanche, manquent parfois d'une petite touche de fini. Les onomatopées occupent une place importante dans les cases. Les analepses sont réalisées dans des tons gris clair avec peu de noir afin de trancher avec les autres scènes.
La traduction a été confiée à Sébastien Ludmann ; à moins d'être japonisants, les lecteurs ne pourront comparer le résultat à la version originale. Cela étant, Ludmann travaille sur les dialogues, et réussit à en accroître le naturel en utilisant de l'argot.
"Retrouvailles" ouvre une série qui s'annonce surprenante et originale d'un point de vue occidental (après-guerre, occupation au Japon), mais dont les thèmes sensibles et la violence inattendue et subite pourront secouer le lecteur, à plus d'une reprise.
Mon verdict : ★★★★☆
Barbüz
Double surprise à la découverte de ton article : un manga dont je n'ai jamais entendu parler, et un ton (la dynamique comique du duo de copains) que le résumé ne laisse pas supposer. J'ai compris à la lecture que ce ton est présent dans certaines situations et pas dans tout l'ouvrage.
RépondreSupprimerLe canon du manga de type seinen : de mon expérience de lecture de Seinen, je serais bien en peine de définir ce canon, si ce n'est que le mangaka est libre de choisir une esthétique qui s'accorde au mieux avec le fond de son récit.
Merci pour le lien sur l'article relatif aux femmes de réconfort : sujet dont j'ignorais tout. Je comprends mieux ta remarque sur les scènes choc.
J'avais entendu parler - en bien - de "Sengo" à la radio et je me suis mis en tête de le lire. En revanche, je peux déjà te dire que je n'irai pas plus loin malgré la qualité de ce premier volume. Tu l'as peut-être déduit, mais ce n'est pas tout à fait ce que j'attendais ; j'étais plus ou moins conditionné à quelque chose de plus léger, de plus comique, et pas à des scènes où une jeune femme à peine majeure se fait violer par des GI.
SupprimerTu as raison, j'ai lu quatre mangas seinen, et il est ardu de chercher un canon en comparant ces quatre styles graphiques très différents ; j'ai donc préféré amender mon commentaire. Merci pour cette remise en question.
Je remarque encore que ma référence aux "femmes de réconfort" est incorrecte, car elle concerne les bordels établis en Chine pour soldats japonais. Ici, il s'agit de bordels pour GI qui ont été créés par le gouvernement japonais avant d'être fermés en 1946 par le commandement américain pour cause de propagation de maladies sexuelles. Donc à nouveau, correction.
Je n'irai pas plus loin. - Une décision qu'il m'est toujours difficile de prendre pour une série, et souvent pour même pour la découverte de l'œuvre d'un auteur. L'horizon d'attente : c'est une situation à laquelle je me retrouve régulièrement confronté : je me rends compte que le récit ou l'ouvrage ne correspond pas à l'idée préconçue que j'en avais. C'est souvent mon cas avec les séries longues de manga au cours desquelles, il faut plusieurs tomes avant d'atteindre le cœur du récit qui apparaît parfois déjà bien éloigné du début (normal, après un millier de pages).
SupprimerMerci pour le nouveau lien sur l'Association pour les Loisirs et l'Amusement : c'est effectivement différent, un peu moins atroce. Je n'ai pas pu résister à la tentation d'aller l'un des articles en lien en bas : c'est tout aussi terrifiant.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Viols_durant_l%27occupation_du_Japon
Merci pour ce complément d'information.
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