"Le Sursis" est un diptyque de bande dessinée, dont cet album - sobrement intitulé "Première Partie" - est le premier tome. Il est sorti en octobre 1997 chez Dupuis, dans la collection "Aire libre" de l'éditeur. C'est un album couleur, relié, au format 24,0 × 31,0 centimètres qui compte cinquante-deux planches.
Cet ouvrage a été entièrement réalisé par le Parisien Jean-Pierre Gibrat : scénario et texte, dessins, et mise en couleurs. Il est aussi célèbre pour "Le Vol du corbeau" et sa série "Mattéo". Le premier tome du "Sursis" a valu à son auteur le prix 1998 des libraires de bande dessinée (anciennement Prix Canal BD).
Juin 1943. Une nuit au clair de lune près de Cambeyrac dans le Lot. Julien Sarlat, un jeune homme vêtu comme un citadin, marche sur le côté droit de la route en portant une valise et une besace. Soudain, il entend un grincement répété déchirer le silence. Il écoute un instant ; le bruit se rapprochant, il saute derrière un muret et se cache. C'est le curé de Cambeyrac qui descend la pente à vélo. Sarlat attend prudemment que le cycliste passe avant de se relever et d'observer la silhouette s'éloigner d'un promontoire où il a grimpé. En lui-même, il ironise : il espère que le Bon Dieu se trouve sur le porte-bagages du curé, car "il n'amuse pas le terrain". Puis il pense à sa tante Angèle. Elle est bien plus que ça, d'ailleurs. C'est elle qui l'a élevé. Il lui a causé quelques soucis lorsqu'il était gamin, comme quand il allait pêcher l'écrevisse à la lampe, par exemple. Elle se faisait déjà "un sang d'encre", et là il a l'impression que ce n'est pas fini ; car aujourd'hui ce n'est pas le garde-pêche qui est après lui, mais ce sont la Milice et la gendarmerie qui sont à sa recherche. Il arrive, tout en soliloquant, devant une maison. Il se sert du lierre grimpant du mur avec agilité, se hisse à une fenêtre de l'étage, et s'introduit dans la demeure. Il s'amuse de retrouver le chien Pépère qui lui témoigne sa joie...
Jeune Français requis pour le STO, Julien choisit de ne pas prendre le train qui doit l'emmener en Allemagne. Il fuit et rentre chez lui à Cambayrac ("Cambeyrac") pour s'y planquer. Le hasard lui donne un coup de pouce, mais cela l'oblige à rester caché, sauf de sa tante. À Cambayrac, le temps s'est arrêté, malgré l'invasion de la zone libre française. La guerre semble loin ; le village compte ses collaborateurs (quelques membres de la Milice française), son libre-penseur (un vieux communiste) et son commerçant qui s'enrichit au marché noir. Cela n'empêche pas une forme de bonne entente en dépit des divergences d'opinions. Il y a une volonté d'entraide comme si les liens sociaux tissés depuis des générations dans ce village prévalaient sur la triste réalité ; même la Résistance se contente de siphonner les réservoirs de carburant du garagiste - pour l'instant en tout cas. Puis la tragédie se rappelle à leur bon souvenir : les soldats du Troisième Reich passent, humilient la population locale, et font couler le sang. Une seule exécution, mais une scène terrible : un électrochoc, qui substitue la terreur à la quiétude relative. Le lecteur partage le quotidien de Julien. En voyeur, il observe les villageois à la longue-vue, écoute leurs discussions en terrasse du café et épie Cécile, la serveuse dont il est amoureux. Cet amour trompe son ennui, mais le frustre, car il ne peut pas éloigner ses rivaux. La situation décuple alors son égoïsme. Il ne voit plus l'occupation que comme un obstacle à son amour et espère que les Alliés - qui ont débarqué en Sicile - ne tarderont plus. Gibrat développe une narration linéaire, émaillée de surprises et de retournements de situations. L'un de ses talents est d'insuffler au récit une large palette d'émotions. Aux côtés de Julien, le lecteur partage ses frustrations, ses émois, ses moments de satisfaction, ses spéculations, ses colères, s'amuse de ses plaisanteries, craint pour lui lorsqu'il prend des risques. L'autre est de mettre en scène des seconds rôles bien campés que révèlent des dialogues intéressants. On devine les sympathies communistes de l'auteur, en filigranes ; il a néanmoins la délicatesse de ne pas trop en faire.
La partie graphique est très satisfaisante. Gibrat évolue dans un registre réaliste. Il applique la technique de la couleur directe. Chaque protagoniste a sa physionomie propre. Soulignons le soin et le sens du détail (les vêtements, le bleu de la barbe, les objets du quotidien, les meubles, les véhicules, les bâtiments, etc.). Cela traduit l'effort de recherche. Les dents ne sont pas toujours découpées avec précision et sont souvent figurées par des espaces blancs. Le choix des tons est parfait.
Cet étonnant premier tome évoque une émouvante tranche de vie dans la France occupée, et présente une chronique surprenante, bien loin - pour l'instant - des actes héroïques des résistants et des crimes des collaborateurs. Cela ne devrait pas durer.
Mon verdict : ★★★★★
Barbüz
Très bel article qui me donne une forte envie, car j'avais offert ce diptyque à mon épouse qui ne l'a jamais lu. Il me tend les bras depuis des années.
RépondreSupprimerLes dents ne sont pas toujours découpées : une remarque que je me suis déjà faite. Cela passe bien dans des dessins humoristiques, en revanche je ne comprends pas ce choix graphique dans une narration visuelle réaliste.
Merci du compliment !
SupprimerTiens, toi aussi, tu offres donc des bandes dessinées à tous tes proches !...
Je vais attaquer le second tome dans la foulée.