dimanche 24 octobre 2021

Dessous (tome 2) : "Un océan de souffrance" (Sandawe ; janvier 2019)

"Dessous" est un triptyque dans les deux premiers numéros ont été publiés chez Sandawe, un éditeur belge de bande dessinée fondé en novembre 2009, basé à Lasne, qui s'est déclaré en liquidation en avril 2019 ; son modèle économique reposait sur le concept du financement participatif. La liquidation de cette maison a sérieusement compromis la sortie du troisième volet en album séparé, mais une publication directe en intégrale chez un autre éditeur n'est pas exclue. Ce second volume - "Un océan de souffrance" - est sorti le 16 janvier 2019 ; c'est un ouvrage relié à la couverture cartonnée et au format (comics) 190 × 268 millimètres qui inclut quatre-vingt-quatre planches en couleurs. 
Cet album a été entièrement réalisé par le Nogentais Frédéric Bonnelais, alias Bones : le scénario, les dessins, l'encrage, et la mise en couleurs. Né en 1970, Bonnelais est un bédéiste récent. 

À l'issue du tome précédent, à Vauquois, la créature émerge de terre, sous les yeux ébahis de Gaspard et Bär. En mai, à Paris, Nivelle exige que les traces d'expérimentations soient effacées. 
Royaume-Uni, Hastings, comté du Sussex de l'Est, dans la soirée du 15 avril 1919. La lune envahit le port de ses rayons blancs. Dans sa maison, un vieil homme descend de l'étage et se prépare à dîner : des œufs au plat, qu'il accompagne d'un verre. Il se coiffe d'une casquette et sort. Il allume une pipe et remonte la promenade, passant devant plusieurs embarcations ordinaires, lorsqu'il distingue une étrange silhouette à travers les brumes ; il marche vers la plage. Nul doute, il s'agit d'un sous-marin qui s'est échoué là ! Le lendemain, à Nogent-sur-Marne, dans le département de la Seine. Un puissant gaillard traverse les rues du centre-ville, continue à avancer puis finit par s'arrêter devant le portail d'une imposante maison de maître. Il sonne. L'homme d'une soixantaine d'années qui le reçoit l'identifie sur-le-champ... 

"Un océan de souffrance" conte la course-poursuite entre le monstre et les survivants du premier tome dans une trame en hommage au "Cauchemar d'Innsmouth" ("The Shadow over Innsmouth", 1936). Leur parcours va les mener des côtes anglaises à la mer du Groenland dans une aventure dont moins de la moitié se déroule sur terre. Le lecteur retrouve ici deux des protagonistes du premier tome : une histoire de camaraderie qui n'était pas la plus prévisible. Tous deux ont souffert physiquement et moralement. Bonnelais offre une légitimité de héros à Petit, qui a "choisi de rester au sein de son unité jusqu'à la fin". Bonnelais, curieusement, a déménagé l'intrigue en Angleterre. L'internement de Petit dans un établissement britannique plutôt que français est étrange, mais il semblerait que le Sir William Hospital était connu pour ses traitements expérimentaux de l'obusite. L'ambiance demeure dans la lignée de celle du premier volume, elle n'incite à aucun optimisme. Aux profondeurs boueuses et sinistres des tranchées succèdent celles des océans, noires et lugubres. Bien que la guerre soit finie, l'auteur montre ses terribles répercussions, passées, présentes, et futures, ces familles brisées qui ont perdu des fils (le cas des Petit, dont l'aîné est mort au front), les gueules cassées, les esprits détraqués par l'obusite, l'animosité persistante envers les "Boches", et le spectre du second conflit mondial déjà enraciné dans les folles exigences du traité de Versailles (cela nous vaut un dialogue assez peu naturel et trop bien documenté entre quelques marins allemands). Le lecteur retrouve les influences protéiformes de "Dessous", de Jules Verne à la science-fiction moderne. Concernant la structure de l'écriture, Bones utilise - plus que dans "La Montagne des morts" - une narration strictement linéaire, qu'il a - de toute évidence - dû condenser lors de certaines séquences, toujours compréhensibles, ce en dépit des ellipses. Cette linéarité ne pèse aucunement, car l'auteur alterne scènes d'action spectaculaires et tension et sensation d'un danger imminent, comme si les menaces étaient tapies dans l'ombre. Les différentes parties sont équilibrées, sans longueur aucune. Malgré un brin de maniérisme, l'ensemble s'avère efficace. Notons un problème d'impression en page 75, l'extrémité du texte d'une bulle a été coupée. 
Le lecteur appréciera la continuité graphique avec le premier volet. Ce Bonnelais, de toute évidence, est un artiste qui a assurément roulé sa bosse avant de se lancer dans la bande dessinée ; il est donc probable que son style soit déjà relativement mûr. Une fois que les amateurs auront établi une parenté certaine avec Mike Mignola ainsi qu'une autre plus lointaine avec le manga, ils pourront s'amuser à déceler d'autres influences, peut-être qu'une filiation avec Hugo Pratt leur paraîtra concevable. Mais ce trait minutieusement géométrique, ou géométriquement minutieux, ces larges et fréquents aplats de noir, la maîtrise du clair-obscur et surtout de l'obscur (la quasi-totalité des planches se déroulant dans la pénombre) sont autant d'éléments qui caractérisent le style de Bonnelais, et lui apportent une identité propre. 

Bonnelais est parvenu à maintenir la qualité de son second volet au niveau de celle du premier. Il reste maintenant à savoir si la troisième et dernière partie sortira un jour, en album séparé ou dans une intégrale ; peut-être 2022. Il faudra être patient. 

Mon verdict : ★★★★☆ 

Barbüz 
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3 commentaires:

  1. Les terribles répercussions, passées, présentes, et futures, ces familles brisées qui ont perdu des fils, les gueules cassées, les esprits détraqués par l'obusite, l'animosité persistante envers les Boches, et le spectre du second conflit mondial déjà enraciné dans les folles exigences du traité de Versailles : évidemment c'est plus facile d'avoir cette analyse a posteriori de la guerre, mais dans le même temps je trouve aussi que la bande dessinée se prête bien à mettre en scène ce genre d'analyse, à rendre concret ce qui est devenu par la suite des évidences, mais qui ne pouvait pas être anticipé à l'époque.

    Une filiation avec Hugo Pratt leur paraîtra concevable : j'aime beaucoup cette formulation. Pour en discuter de vive voix à de rares reprises, je me rends compte que les rapprochements que je peux ainsi faire ne sont souvent qu'une évidence pour moi et par pour mon interlocuteur.

    Je te souhaite que l'auteur puisse mener à bien son projet. Pour suivre le compte facebook de l'autrice Katia Even, les temps viennent encore de devenir plus durs. Après avoir mené à bien une campagne de financement participatif qui a bien fonctionné, elle doit maintenant mener une campagne Tipee parce que le coût du papier a fortement augmenté et le budget initial ne permet plus de couvrir les frais d'impression.

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  2. Les rapprochements : un point dont nous avons déjà discuté plusieurs fois. Ce sont ces discussions qui me poussent à être plus prudent avec mes assertions, et d'en faire finalement plus des hypothèses que des assertions.

    Concernant ton dernier point, je ne sais pas si tu as lu cet article :
    https://www.bubblebd.com/9emeart/bd/actualites/la-penurie-de-papier-un-nouveau-coup-dur-pour-le-monde-de-la-bd

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    1. Merci pour cet article très intéressant, rappelant la réalité des délais de l'édition, et leur allongement, impact de la disponibilité des matières premières.

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