vendredi 29 octobre 2021

Si l'opéra m'était dessiné... : "Thaïs" (Kifadassé ; novembre 2019)

"Thaïs" est le premier album de "Si l'opéra m'était dessiné...", série qui présente des adaptations de livrets d'opéras en bande dessinée. D'après Guy Delvaux, l'auteur des textes, elle est "dédiée à un éventail de grands chefs d'œuvres" et s'adresse "tant aux mélomanes qu'aux personnes désireuses d'accéder de manière ludique à cet univers". Ce volume est un ouvrage relié à la couverture cartonnée, au format 22,0 × 29,0 cm. Il compte cinquante-six planches en couleurs. Il est sorti en novembre 2019 chez Kifadassé, éditeur belge basé à Aywaille (à côté de Liège)
"Thaïs" (1894) est un opéra de Jules Massenet (1842-1912), d'après un livret de Louis Gallet (1835-1898), tiré du roman (1891) d'Anatole France (1844-1924). Guy Delvaux, un claveciniste belge, en adapte le texte. Il a été directeur artistique du festival de musique ancienne de Colle di Val d'Elsa, une responsabilité partagée avec l'architecte italien Antonio Ferrara,  qui occupe là le poste de dessinateur (dessin, encrage et mise en couleur). 

Égypte, Thébaïde, près d'Antinoë, IVe siècle après J.-C. Les cénobites, assis autour de Palémon, leur guide spirituel et doyen, se sont réunis sous les arbres pour partager leur repas ; tour à tour, des moines apportent le pain, le sel, l'hysope, le miel, et enfin l'eau. Palémon loue le ciel qui répand sa grâce sur "son jardin" chaque matin, telle une rosée. Il invite ses frères à bénir Dieu pour les biens qu'Il leur a offerts à ce jour, et à prier qu'Il les protège du besoin le lendemain ; "Que les noirs démons de l'abîme s'écartent de notre chemin !" clament les cénobites en chœur, à genoux, mains apposées au sol, et tête baissée. C'est alors qu'un homme les salue : Athanaël. Les moines accueillent leur frère avec joie ! Son absence a été bien longue. Palémon lui donne l'accolade. Il voit bien la fatigue qui accable Athanaël, et la poussière qui couvre son front. Il l'invite à reprendre sa place parmi eux. Qu'il mange, qu'il boive. Mais Athanaël refuse... 

Delvaux a voulu prolonger ses "expériences de mise en scène à travers [...] la bande dessinée" ; combiner bande dessinée et support sonore fut écarté, pour "laisser au public la possibilité d’effectuer sa [...] sélection parmi la panoplie de versions disponibles". Ce recueil, en un sens, est une adaptation d'adaptation. Dans le roman de France, Athanaël porte le prénom de Paphnuce. En "bon socialiste", France avait infusé une pointe d'anticléricalisme dans son livre ; Gallet n'a pas retenu cette option. Notons que lors des représentations ou enregistrements, le second acte est parfois coupé. Delvaux, lui, a préféré gommer légèrement l'aspect religieux, en supprimant quelques références au Christ. Ce texte présente également quelques ajouts par rapport au livret. Cette liberté de modifier le matériau d'origine et ces choix pourront dérouter les néophytes ; pourtant, dans l'opéra, c'est monnaie courante. Dès le départ, le lecteur soupçonne la tragédie qui va se jouer. Athanaël, ce moine fanatique, emporté par sa passion, montre décidément un orgueil sans limites lorsqu'il prétend amener "Thaïs à Dieu", la sauver et "empêcher qu'elle ne s'enfonce davantage dans le gouffre du mal". Persuadé d'avoir le Seigneur de son côté, le cénobite apparaît tel un fou de Dieu intransigeant, péremptoire, mais qui craint l'effet des charmes de la belle courtisane et l'attraction qu'exerce la cité d'Alexandrie - "cette ville maudite" - sur les esprits ; plus il avance dans la mission qu'il s'est fixée, plus ses doutes le tenaillent, et plus il s'expose. Palémon, ce vieillard qui incarne la sagesse, le prévient pourtant à plus d'une reprise : "Ne nous mêlons jamais aux gens du siècle." Thaïs est une jeune femme sensuelle, d'une grande beauté, objet de tous les désirs charnels, qui dévoile rapidement sa vulnérabilité et les tourments qui l'habitent. Elle est héroïne et victime malgré elle, tout autant qu'Athanaël est, en quelque sorte, bourreau malgré lui. La construction est linéaire, mais l'ensemble reste léger et digeste, et, au fond, se lit comme n'importe quel type de fiction adaptée en bande dessinée. "Thaïs", pour finir, est un bien bel ouvrage, imprimé sur un épais papier mat.
Ferrara produit une partie graphique absolument admirable, dans un registre qui pourra être qualifié de semi-réaliste. Le trait est fin et régulier. Ses personnages sont aisément identifiables. L'artiste creuse ses expressions, et ses postures corporelles, très étudiées, rappellent une mise en scène d'opéra. Ferrara a été influencé par un père qui travaillait dans la mode, d'où la familiarité de l'artiste avec les croquis de styliste "anguleux et acérés". Ferrara explique qu'il dessine "ses planches au crayon, puis à l'encre de Chine et y ajoute [...] la couleur". Encrage et mise en couleurs sont complexes. Ferrara souligne les arêtes des visages par de fins traits puis applique une myriade de touches de couleurs variées. La densité de détail est très suffisante. Les appendices des phylactères sont sophistiqués. Enfin, le fantasme érotique est omniprésent, comme en témoignent les scènes où une croix émerge de l'entrejambe d'Athanaël, tel un pénis immense que chevauche une Thaïs en pleine extase. 

Malgré la réussite artistique de l'adaptation, le lecteur sera sceptique à l'égard de sa portée pédagogique. Une chose est certaine, à la lecture de cet album, l'amateur d'opéra souhaitera écouter "Thaïs". Le choix de la version ? L'objet d'un autre débat. 

Mon verdict : ★★★★★ 

Barbüz 
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2 commentaires:

  1. Total respect : je ne me suis aventuré qu'à de très rares reprises dans l'adaptation d'opéra, toutes réalisées par P. Craig Russell, et visiblement beaucoup moins sophistiquées que celle-ci.

    Cette liberté de modifier le matériau d'origine et ces choix pourront dérouter les néophytes : c'est mon cas, jusqu'à temps que je lise la suite de ta phrase. Merci pour cette explication.

    Elle est héroïne et victime malgré elle, tout autant qu'Athanaël est, en quelque sorte, bourreau malgré lui. - Un renversement de l'effet par rapport à l'intention qui me plaît bien.

    Ses expressions, et ses postures corporelles, très étudiées, rappellent une mise en scène d'opéra : impressionnant que l'artiste réussisse à capturer ainsi la sensation de l'opéra, réussissant ainsi à ce que la forme de la BD rejoigne celle du matériau d'origine.

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    1. J'ai bien l'intention de faire la série, si on peut parler de série ; plutôt de collection, sans doute. Le prochain album est consacré à "Alcina", de Haendel, et un autre consacré à "Norma" de Bellini sort au début du mois prochain. Deux autres opéras que je ne connais que de nom.

      Cette liberté est monnaie courante. C'est aussi le cas avec "Carmen", de Bizet, par exemple, à l'origine une nouvelle de Prosper Mérimée, ou avec "Rigoletto", de Verdi, adapté du "Roi s'amuse" de Victor Hugo.

      "Que l'artiste capture la sensation de l'opéra" : en tout cas, ça m'est venu à l'esprit comme une évidence. Après, peut-être cette sensation n'est-elle que le résultat de ma propre perception.

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