mardi 11 janvier 2022

Conan le Cimmérien : "La Fille du géant du gel" (Glénat ; novembre 2018)

Paru chez Glénat en novembre 2018, "La Fille du géant du gel" est le quatrième volet de la collection que l'éditeur consacre aux adaptations en bande dessinée des nouvelles et du roman que l'écrivain texan Robert Howard (1906-1936) composa pour Conan le Cimmérien. Ce recueil format 24,0 × 32,0 cm et à couverture cartonnée inclut soixante-huit planches en couleurs. En bonus : la carte habituelle de David Demaret, une préface de Michael Moorcock, une postface de Patrice Louinet, quatre pages de dessins, ainsi qu'une d'hommage de Mathieu Lauffray
Le principe de cette collection est clair : un ouvrage = une aventure complète = une vision = une équipe artistique. Là, c'est au Bourguignon Robin Recht qu'a été confiée l'adaptation. Recht en a écrit le scénario et produit les dessins, l'encrage, et la mise en couleurs. Le premier album en solo, donc - ou presque : Fabien Blanchot a assisté à sa mise en couleurs. Recht s'est fait connaître par "Le Troisième Testament : Julius", et "Elric"

S'adressant à son père en pensées, Atali, la fille du géant du gel, se réjouit. Ça y est, elle voit les hommes du Nordheim, les Ases et les Vanes, partir à la guerre dans le froid et la neige ; ils s'affronteront comme à chaque fois sur le lac gelé dans une lutte "sans trêve ni merci" sans qu'aucun des deux camps ne l'emporte. Mais c'est sans importance. Ases et Vanes vivent pour combattre, et elle pour les regarder, afin de trouver un vrai héros qu'elle amènera devant son père. C'est la loi du Nordheim et chacun doit s'y soumettre. Quelque temps plus tard, un cri de douleur crève l'obscurité de la forêt : les Ases du jarl Niord achèvent de torturer un Vane en entaillant ses muscles au couteau. Tout autour d'eux, les cadavres des compagnons d'armes du misérable tachent la neige de sang. Les interrogateurs des Ases viennent d'apprendre que cette "poignée de chiens" était une diversion : pour gagner du temps, leur chef les a sacrifiés... 

La nouvelle "La Fille du géant du gel" (en version originale, "The Frost-Giant's Daughter" ; écrite en 1932, publiée en 1934) est considérée comme la première aventure de Conan le Cimmérien, non seulement dans la chronologie des péripéties du personnage, mais aussi dans celle de la rédaction des récits par Howard ; d'après Louinet, dont les explications en postface sont toujours instructives, Howard combina deux contes ou légendes tirés de "Bulfinch's Mythology" (1855-1863) - une compilation de contes et légendes effectuée par l'écrivain nord-américain Thomas Bulfinch (1796-1867) - pour construire "La Fille du géant du gel". Recht en propose une lecture enfin dépouillée d'une certaine pudibonderie, mais qui, en même temps, renonce à la puissance de l'imagination et au mystère de ce qui n'est pas dévoilé. "La Fille du géant du gel" pourrait être perçue comme l'antithèse de la tentation de saint Antoine le Grand - qui résista au diable et aux démons - tandis que Conan embrasse la tentation à laquelle il est soumis, et puise dans ses forces - physique et mentale - afin de parvenir à assouvir ses désirs. Évidemment, il y a l'aspect charnel, d'autant que Recht a choisi d'intensifier l'érotisme inhérent à la nouvelle. Il y a, bien sûr, la facette barbare de Conan, qui se métamorphose - qui se révèle - en véritable traqueur, en fauve déchaîné ; d'ailleurs, jusqu'où est-il prêt à aller ? Sans doute jusqu'au viol, comme l'explique Louinet. "La Fille du géant du gel" interroge aussi sur nos limites. Jusqu'où un homme est-il prêt à aller pour entrer en possession de ce qu'il désire ardemment ? Quelles sont les limites de ses capacités et de sa volonté ? Et surtout : pourra-t-il les dépasser ? De fait, la réaction finale d'Ymir nous renvoie à une éventuelle dimension sociale de la nouvelle, peut-être : convoiter ouvertement - et par la violence - ce qui appartient à un autre monde (une autre caste) finit par révéler l'existence d'une barrière presque tangible, parfois avec châtiment ou intervention divine. Enfin, il est étrange que Recht - comme certains traducteurs - n'ait pas utilisé les termes français "Ases" et "Vanes" respectivement pour et "Æsirs" et "Vanirs"
En dehors de son réalisme, si ce n'est une expressivité légèrement exagérée çà et là, la partie graphique de Recht surprend par deux aspects principaux : le travail sur les ombres et les silhouettes, et l'approche de la mise en couleurs, essentiellement composée de noirs (les arbres, les forêts), de rouges (le sang, l'opulente et érogène chevelure d'Atali), de bleus et de gris (le ciel, l'acier des armes et des armures), et de blancs (la neige, la peau d'Atali, les éclairs d'Ymir). Son Conan, bête de volonté, est, jusque-là, l'un des plus convaincants de cette collection. Recht figure bien la double facette du personnage d'Atali, à la fois objet de désir et nymphette s'amusant avec sa proie, en la soumettant de façon provocatrice à la tentation qu'elle incarne. Le lecteur admirera les superbes étendues glacées du Nordheim, mais pourra être gêné par l'utilisation importante que Recht fait des onomatopées, idem avec le côté apocalyptique de l'ire d'Ymir, malgré l'effet indéniablement réussi. 

En dépit de petits défauts, Recht produit là une "Fille du géant du gel" aboutie, qui va à l'essence de la nouvelle. Elle est dépouillée de ses oripeaux puritains, mais au détriment de l'imagination ; c'est surtout la partie graphique qui marque les esprits. 

Mon verdict : ★★★★☆ (Lire l'excellent article de Présence pour un autre point de vue)

Barbüz

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5 commentaires:

  1. Ah, mais ça faisait deux ans que j'attendais ton article sur cette BD. :)

    L'as-tu lue au format numérique comme tu l'envisageais alors ?

    Lecture dépouillée d'une certaine pudibonderie [...] intensifier l'érotisme inhérent à la nouvelle : c'est un choix qui ne m'a pas choqué, parce qu'il permet de se démarquer des adaptations Marvel où la pudibonderie est la règle.

    Son Conan, bête de volonté, est, jusque-là, l'un des plus convaincants de cette collection : un jugement de valeur qui me conforte dans l'idée de ne pas essayer les autres (celui de Gess mis à part ; d'ailleurs est-il dans ta pile de lecture ?).

    Les onomatopées : c'est marrant, tu as eu l'air de les trouver un peu envahissantes, et j'aurais préféré qu'elles soient plus travaillées.

    C'est surtout la partie graphique qui marque les esprits : pareil pour moi, mais nous connaissions déjà l'histoire avant de lire cette adaptation.

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    1. Je l'ai lue au format numérique, oui ; et je dois t'avouer que le confort de lecture n'a pas été idéal, notamment pour les doubles pages.

      Je vais lire tous les albums de cette collection, sans exception ; y compris celui de Gess, dont je n'ai encore jamais rien lu.

      Nous connaissions déjà l'histoire, c’est vrai. Cela étant, elle n'a jamais figuré parmi mes préférées, même lorsque je l'ai lue sous son format de nouvelle. À l'époque, j'avais un immense coup de cœur pour "La Tour de l'éléphant", qui est indubitablement ma nouvelle favorite. D'après les rumeurs, c’est le duo Thierry Ségur et Étienne Le Roux qui s'y collera ; je crains qu'ils ne sortent du cadre réaliste...

      Je réalise que j'ai oublié d'ajouter un lien vers ton article : c'est chose faite.

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    2. Merci beaucoup pour le lien. Je viens de faire de même sur le mien.

      Je lirai avec beaucoup de curiosité ton avis sur les autres tomes car ils m'ont intrigué mais je leur ai préféré d'autres lectures.

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    3. Merci aussi pour le lien.

      Cette année, j'ai prévu de lire six albums de cette collection. L'exactitude du chiffre t'amusera sans doute, mais tu sais peut-être déjà que je dresse une liste prévisionnelles de mes lectures en début d'année. J'ai décidément d'augmenter la cadence sous peine d'être largué derrière le rythme de parution, parce que mine de rien, on en est déjà à treize albums et je n'en ai lu que quatre. Je pense que cette collection devrait se terminer en 2024, peut-être en 2025 s'il y a des contingences diverses telles que la pénurie de papier, la crise sanitaire, etc.

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    4. Pas de moquerie même gentille ou compréhensive de ma part : c'est une question que je me pose. Est-ce que je planifie, ou pas ? Jusqu'ici, je ne le fais pas parce que je sais que si je tombe sur une BD qui me fait craquer, elle passera devant les autres et je ne m'en tiendrai pas à ma liste prévisionnelle. D'un autre côté, je constate que je ne progresse pas rapidement dans les séries ce qui me donne envie de planifier, mais je n'ai pas encore sauté le pas.

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