lundi 14 février 2022

"Les Losers" (Urban Comics ; juin 2017)

Publiée en juin 2017 dans la collection "DC Archives" d'Urban Comics, l'intégrale que l'éditeur consacre aux "Losers" de Jack Kirby englobe les versions françaises des extraits concernés des "Our Fighting Forces" #151-162, soit des histoires complètes tirées des douze numéros couvrant la période de novembre 1974 à décembre 1975. Cet ouvrage - 19,0 × 28,5 cm et couverture cartonnée - contient approximativement deux cent soixante planches en couleurs en incluant les couvertures d'origine, insérées au début de chaque aventure. Parmi les bonus, une préface de Neil Gaiman de deux pages, une postface du "King" Kirby de deux pages, onze pages de crayonnés, et les biographies de Kirby et de Mike Royer. 
C'est donc Jack Kirby (1917-1994) le "King" qui scénarise tous les numéros. Il en réalise également les dessins. La tâche d'encreur échoit à D. Bruce Berry (1924-1998) (cinq numéros) ou à Mike Royer (sept). Pour la mise en couleurs, il n'y a aucun crédit, ce qui était normal chez DC Comics à l'époque, contrairement à Marvel. 

Une forêt, non loin d'une petite ville française, une nuit, après le débarquement. Mitraillette au poing, des fantassins allemands quadrillent la zone. Ils appellent un certain "Joe" en lui demandant où il se cache. Une main jaillit d'un trou dans le sol, entraîne un retardataire dans son piège, et l'y neutralise. C'est le sergent des Losers, qui rejoint ses compagnons, Rafale et les capitaines Cloud et Storm. Il les informe qu'il en "a eu un", et qu'il "l'a bien cherché !" Cloud est mauvais : maintenant, les Allemands savent qu'ils sont là. Storm acquiesce, mais s'inquiète surtout des maquisards : ce sont eux qui doivent les mener à leur objectif. Rafale espère que les FFI ne les ont pas oubliés, car là ils ne peuvent pas "remuer plus que dans un cercueil". Plus haut, un officier nazi donne ses consignes, tandis que d'autres troupes descendent de leurs véhicules. Soudain, des fusées éclairantes déchirent le ciel noir. Cloud, aussitôt, ordonne à ses hommes "d'imiter les arbres"... 

En 1974, un an avant de quitter DC Comics pour repartir chez Marvel, Kirby se met à travailler sur "The Losers", un titre de la série anthologique "Our Fighting Forces", consacrée à des récits de guerre. "The Losers" n'est pas une création de Kirby. Ces quatre personnages sont sortis de l'imagination de Robert Kanigher (1915-2002) et Irv Novick (1916-2004) ou Jerry Grandenetti (1926-2010), entre 1959 et 1964. Ils proviennent de corps d'armée différents : l'US Army Air Force (capitaine Johnny Cloud, un Amérindien), l'US Navy (le capitaine William Storm), et l'USMC (le sergent Clay - "Sarge" en anglais - et "Rafale" MacKay - "Gunner", idem). Ils forment une unité utilisée dans le cadre de missions pour le moins délicates. Douze épisodes dans lesquels Kirby ne révèle rien sur leur passé, leur histoire. Il n'y a pas de place pour les souvenirs ou l'introspection ; les Losers sont des soldats focalisés sur l'action présente et dont les objectifs de mission - énoncés au début de chaque numéro - sont plus ou moins clairs. À défaut d'une réelle amitié, il est évident que le quatuor forme une équipe soudée, dont les membres sont solidaires les uns envers les autres. Ils n'agissent pas pour autant comme un seul homme ; les actions de l'un sous le coup de l'impulsivité peuvent avoir des répercussions immédiates sur la situation du groupe. Face à eux, ou à leurs côtés, des soldats allemands ou japonais, des traîtres, des collaborateurs, des espions, mais aussi des partisans, des alliés devenus fous, des clandestins, des enfants (un thème cher à l'auteur) sur tous les fronts ou presque (France, Balkans, Asie, États-Unis, et même Amérique centrale), dans des aventures souvent bien plus originales que de simples faits de guerre. Kirby s'approprie le genre grâce à des histoires trépidantes et n'oublie ni les aspects humains - et les destins dramatiques que cela suppose - ni la pointe d'humour ; ça compense quelques bizarreries scénaristiques. Enfin, des pages techniques sur des armes ou engins closent les épisodes. 
Le "King" a presque soixante ans à l'époque, mais son coup de crayon reste magique, en témoignent les éblouissantes doubles pages qui irradient de son talent. Kirby... Son sens de la composition et du mouvement d'ensemble, ses bouts de doigts carrés, et ses libertés avec l'anatomie. Son art ayant maintes fois souffert d'encrages sans délicatesse, le lecteur se réjouit de voir le nom de Royer aux crédits. Royer, une Rolls de l'encrage. Des contours fins et réguliers et un travail qui respecte le détail du matériau d'origine en tous points : un aplat est un aplat, une hachure est une hachure, et un serpentin est un serpentin. Quant à Berry, il produit un boulot appliqué et très méritoire, mais le résultat est légèrement en deçà, sans doute à cause des finitions (notamment les visages), dont la qualité est inférieure à celles de Royer. 
La traduction a été partagée entre Doug Headline et Jérôme Wicky. Leur texte est très satisfaisant dans l'ensemble ; c'est soigné, hormis peut-être une ou deux petites choses. Notons que le traducteur semble avoir confondu "FFL" et "FFI", par exemple. 

Kirby écrit et dessine - en partie accompagné de l'un ses encreurs réguliers : l'inestimable Royer - des histoires de guerre moins classiques qu'il n'y paraît, imaginatives, humaines, avec des moments drôles, bien que l'une ou l'autre soient moins réussies. 

Mon verdict : ★★★★

Barbüz
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2 commentaires:

  1. Des aventures souvent bien plus originales que de simples faits de guerre : l'énumération qui précède permet de bien se rendre de la diversité des histoires proposées, une variété à laquelle je ne m'attendais pas.

    Son coup de crayon reste magique : je suis comme toi très impressionné par la qualité des pages produites pendant cette période, sans impression de pages expédiées pour des contraintes de temps alors qu'il réalisait entièrement plusieurs séries par mois.

    J'ai beaucoup aimé ton développement sur l'encrage, et je rejoins ton avis sur D. Bruce Berry : plutôt bon et respectueux, mais pas au même niveau que Mike Royer.

    J'avais été pris par surprise par de nombreux visuels : la vision de fûts de canon, avec une chevauchée de valkyries dans le ciel, cet immense canon sur rail, ces silhouettes de combattants roumains dans la brume des montagnes, ce soldat américain courant au devant de l'ennemi, des civils sont abattus par un peloton d'exécution, le regard de ces orphelins désirant le combat de tout leur être, ce colonel japonais résistant de toutes ses forces aux Losers. Est-ce mon imagination : i m'avait semblé que par moments Kirby voulait se réapproprier l'origine du pop art (c'est-à-dire un détournement de cases de comics). Cette case avec un fût de canon tellement épuré qu'il en devient presque abstrait, avec ces valkyries esquissées en arrière plan. Cette image de canon dressé en oblique vers le ciel reviendra à plusieurs reprises, à chaque fois plus conceptuelle que descriptive.

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    1. J'avais déjà noté quelques petites faiblesses dans les finitions de Berry dans "Le Quatrième Monde". Là, ça m'a paru flagrant.
      J'ai adoré la première histoire, avec la pianiste ; c'est prévisible, mais quand même, j'ai adoré, du vrai fan service pour le mélomane et l'amateur de Wagner que je suis ! J'ai aussi été marqué par le collabo qui rackette les fuyards qu'il héberge. Un peu moins par le numéro avec le canon et l'autre avec les deux athlètes ; pour moi, ce sont les moins intéressants.

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