dimanche 5 février 2023

Les Dossiers de Hellblazer (tome 2) : "Pandémonium" (Urban Comics ; septembre 2013)

"Pandémonium" est le second tome des "Dossiers de Hellblazer", une série terminée qui ne contient que deux volets ; sur BDGest, elle est "en cours" alors que son dernier titre à ce jour, "Pandémonium", date de 2013. Ce recueil inclut les versions françaises du graphic novel "Hellblazer: Pandemonium" (février 2010), et du "Hellblazer" #181 (avril 2003), ajouté en guise de complément. Ce livre relié (couverture cartonnée) de dimensions 17,5 × 26,5 centimètres est paru en septembre 2013 chez Urban Comics, dans sa collection "Vertigo Classiques". Cet ouvrage comprend approximativement cent quarante-cinq planches, toutes en couleurs. 
"Pandémonium" est écrit par le Britannique Jamie Delano ; Delano n'a pas créé le personnage de Constantine, mais est néanmoins le premier auteur à avoir travaillé sur la série régulière "Hellblazer" (lancée en janvier 1988). Jock, un autre Britannique, réalise la partie graphique : les dessins et l'encrage. La mise en couleurs a été composée par le vétéran Lee Loughridge. Le complément a été scénarisé par Mike Carey - un Britannique aussi. La partie graphique a été produite également par Jock et Loughridge. 

Irak, peut-être en 2009. Un Humvee des forces nord-américaines remonte l'artère principale d'une petite ville. Un peu plus haut, une voiture piégée explose sous les yeux d'un homme qui ne paraît pas impressionné par la scène. L'inconnu s'imprègne de l'odeur de la chair, puis se repaît des âmes des victimes agonisantes, qu'il extrait des corps avec aisance, de simples gestes de la main. Il récolte "chaque parcelle de vie pour remplir les greniers de Kutha". Il est content de son labeur, son devoir sacré a été accompli. Plus tard, il est arrêté par des militaires américains, est incarcéré, et remis à des bourreaux qui le torturent. Le djinn se rebiffe, ses invocations sèment la terreur (dans le meilleur des cas) parmi ceux qui le battent. Ses geôliers n'en restent pas là et utilisent des sédatifs puissants pour le neutraliser. Attaché à un lit d'hôpital, la tête dans un sac, sous perfusion permanente de kétamine, il est transféré (avec prudence) de son bloc à une zone sécurisée : une unité spéciale d'interrogation est arrivée de Begrâm... 

"Pandémonium", plus qu'une histoire fantastique ou une aventure de Constantine, est au travers de ses personnages une prise de position sur la nature de guerre et les relations compliquées entre Orient et Occident. L'Orient : une terre de fascination qui exerça son emprise sur la population et les intellectuels occidentaux durant des générations. Puis il y a eu la préservation des intérêts économiques des grandes puissances, l'interventionnisme, les dictatures, l'intégrisme islamique, et la fascination l'a cédé à la méfiance, voire au rejet. Pour Delano, les troupes occidentales n'ont rien à faire en Irak - l'un des berceaux de la civilisation ("Pandémonium" a été réalisé en 2009, avant le retrait des troupes américaines de juillet 2010). L'auteur ne se borne pas à placer ses tirades sur l'état du monde. "Pandémonium" commence comme une histoire d'horreur, avec une entité démoniaque suffisamment puissante pour pousser ses bourreaux (ou plutôt, ses victimes) aux pires automutilations imaginables. Une atmosphère sinistre et une angoisse sourde s'insinuent dans le récit ; puis celui-ci s'enfonce dans une torpeur surprenante alors que Constantine entre en scène, et tourne ensuite à la farce fantastique avec une séquence en enfer et une partie de poker, toutes deux bavardes et longues. Ce cheminement stylistique déroutant reste cependant cohérent, tout comme la caractérisation du personnage principal. À Londres, l'Anglais perd toute contenance avec Assera. En Irak, il exerce ses pouvoirs sur un sous-officier de l'USMC de la façon la plus mesquine qui soit sous prétexte d'allergie à l'autorité. Plus loin, Assera le traite de "connard", et au fond c'est ce qu'il est. Le manque d'empathie que témoigne généralement ce misanthrope ne contribue pas à le rendre sympathique - évidemment : le lecteur pourra éprouver des difficultés à s'attacher au personnage. Malgré l'absence d'implication affective que cela peut engendrer chez le lecteur, cette mécanique fonctionne, contre toute attente, et elle permet même aux lecteurs de mieux s'ouvrir aux propos particulièrement denses de l'auteur, d'autant que ceux-ci sont servis par un texte d'une qualité supérieure. 
Il est probable que la partie graphique ne rallie pas tous les suffrages, car le style de Jock n'est pas des plus accessibles. Pourtant, ce trait sec, anguleux, comme tracé à légers coups de serpe, avec ce rendu dépouillé, voire austère, peu importe la densité de détail, s'impose comme une évidence lorsqu'il s'agit de mettre en images les scènes de folie qui se déroulent dans les geôles américaines, les paysages urbains londoniens, l'aridité et la lumière du désert d'Arabie, les sites rougeoyants de l'enfer. Si la figuration du mouvement n'est pas le point fort de Jock, l'expressivité est travaillée de façon satisfaisante. L'encrage - entre touches chirurgicales et larges aplats - est parfait, conscience de l'artiste qui encre ses planches. Loughridge a une véritable réflexion sur la couleur et varie les teintes selon les ambiances et les lieux. 
La traduction est de Philippe Touboul ; on a deux fautes d'orthographe ("remord""ziggurat"), deux de conjugaison, une à un nom propre ("Eriskgal" pour "Ereshkigal").

Delano propose une histoire au contexte original. Souvent inattendu, voire déroutant, "Pandémonium" est toujours diablement intéressant à défaut d'être passionnant. En plus de l'humour noir, notons la qualité de la narration et l'intelligence du texte. Le complément est indépendant du récit principal ; il est honorable, sans plus. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Fantastique, Horreur, Constantine, Hellblazer, Irak, Jamie Delano, Jock, Vertigo

2 commentaires:

  1. Ça va, je n’ai pas eu trop de temps à attendre pour pouvoir apprécier ce commentaire sur ce récit complet écrit par Jamie Delano.

    Une prise de position sur la nature de guerre et les relations compliquées entre Orient et Occident : ce qui m'avait frappé à le lecture, à l'époque de sa sortie, c'est également que le Londres que parcourt Constantine est marqué par le tout sécuritaire, par les attentats meurtriers de 2005, un récit qui fait écho aux événements géopolitiques récents qui impriment leur marque sur la vie quotidienne des londoniens.

    Le manque d'empathie que témoigne généralement ce misanthrope : c'est un thème que plusieurs scénaristes ont développé, en particulier Denise Mina dans une histoire très réussie, intitulée Empathy is the enemy.

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    Un texte d'une qualité supérieure : je m'étais fait exactement la même remarque. La première chose qui vous prend aux tripes sont les dialogues. Ils sont ciselés, ramassés et d'une efficacité redoutable.

    Le style de Jock n'est pas des plus accessibles : dans le contexte de cette histoire, j'avais bien aimé que Delano bénéficie d'un artiste à la personnalité marquée, capable de donner à voir ce récit, autrement qu'avec des descriptions littérales.

    Mon commentaire de l'époque sur Babelio :
    https://www.babelio.com/livres/Delano-Les-dossiers-dHellblazer--Pandemonium/521322/critiques/685995

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    1. Les caméras à Londres : exact. En règle générale, je trouve que cette Londres-là - celle de Delano - est sinistre et déshumanisée. C'est une ville qui a exercé son charme sur moi pendant des années, pourtant aujourd'hui je n'ai aucune envie d'y remettre les pieds.

      Le style de Jock. Et pourtant, je suis loin d'être son plus grand défenseur. J'adorais son travail il y a quelques années, notamment à la sortie de "Sombre Reflet". Aujourd'hui, j'en suis largement revenu. Mais bon... dans "Pandémonium", je dois reconnaître qu'il assure et que ça colle plutôt bien à l'histoire.

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