jeudi 9 février 2023

"Blade Runner 2019" : Tome 1 (Delcourt ; août 2020)

"Blade Runner 2019" est le premier d'un ensemble de triptyques de la franchise dérivée du roman "Do Androids Dream of Electric Sheep?" (1968) de Philip K. Dick (1928-1982) et (peut-être davantage) du film "Blade Runner" (1982) de Ridley Scott. La franchise se décline de façon originale en proposant une œuvre par décennie narrative : une trilogie en 2019, la suite en 2029, la suivante (pas traduite à ce jour) en 2039, en écho au "Blade Runner 2049" (2017) de Denis Villeneuve. En version originale, "Blade Runner 2019" est une mini-série en douze numéros, publiés entre juillet 2019 et novembre 2020 par Titan Comics (du groupe britannique Titan Publishing Group), puis réédités en trois volumes. La version française reprend le contenu des trois volumes ; ils sont sortis entre août 2020 et septembre 2021 chez Delcourt (collection "Contrebande"). Ce recueil inclut les versions françaises des "Blade Runner 2019" #1-4 (juillet à octobre 2019). Cet album relié de dimensions 17,5 × 26,6 cm compte cent planches en couleurs. 
Ce volume a été coécrit par Michael Green et Mike Johnson. Il ne s'agit pas de leur première collaboration, ils avaient déjà signé treize numéros de la série "Supergirl" de 2011-2015. Les dessins et l'encrage sont réalisés par Andres Guinaldo, un Espagnol qui a déjà travaillé pour DC Comics, Marvel, et Valiant. Pour finir, la mise en couleurs est composée par Marco Lesko, un Brésilien. 

Los Angeles, 2019. La boutique Sunshine Botanics est fermée ; du moins, c'est ce qu'annoncent les pancartes - en quatre langues. À l'extérieur, les rues grouillent de monde, mais à l'intérieur du magasin, ce sont feuilles arrachées, pots brisés, terre renversée. Au milieu de ce désordre, la blade runner Aahna Ashina, installée dans un fauteuil de bureau ; sa posture, à la fois décontractée et dominante, affiche une certitude et une confiance en soi évidentes. Devant elle, assis à même le sol, le visage en sang, ayant dégusté, Benny, un réplicant. Aahna compte à voix haute. Vingt-cinq chin-yen pour chaque poumon, trente pour les reins, quinze seulement pour le cœur. Mais les yeux, les cornées ! "Ces merveilles" devraient pouvoir lui permettre de prendre sa retraite... 

Ce triptyque se déroule la même année que le film. Certains s'attendront à revoir ici l'un ou l'autre personnage secondaire de ce dernier, mais il n'y en a aucun. Afin de pleinement profiter de cet album - car ce scénario est intéressant et s'avère rapidement prenant -, il faut parvenir à lâcher les protagonistes du film au second plan. Il ne s'agit pas d'une banale affaire de disparition, cela va bien plus loin, le point faible des réplicants - leur durée de vie (quelques années) - étant le mobile de l'affaire, au centre de laquelle les auteurs ont placé (forcément) le trio blade runners + réplicants + Tyrell Corporation. Si la vraie nature de Rick Deckard est souvent débattue, celle d'Ashina ne laisse aucun doute. Ashina, un personnage plus intéressant qu'il n'y paraît au premier abord ; elle a bien un secret à préserver, elle aussi, mais elle ne peut le nier. Cette femme flic d'allure un peu masculine, avec un trench-coat très ample, ignore (méprise) les implications politiques de ses dossiers, et entretient des rapports tendus avec sa hiérarchie, voire avec ses collègues. C'est une dure à cuire qui s'échine à dissimuler - au propre comme au figuré - de véritables meurtrissures, avec une épée de Damoclès permanente. Enfin, son sens moral est guidé par un pragmatisme troublant dans certaines circonstances. Si elle était suggérée dans le film (par la scène dans laquelle Roy Batty sauve Deckard), l'humanité des réplicants est ici une évidence ; les chapitres trois et quatre en attestent. Quant à la Tyrell Corp., la force de conviction et l'ambiguïté de ses représentants suintent par tous leurs pores et le lecteur, pour un peu, se laisserait persuader. Aucun visage "connu" dans ces pages, mais de nombreux clins d'œil tels que, par exemple, le bar de rue (page 12) ou les danseuses (page 20). La construction de l'intrigue, elle, est linéaire, juste un fil narratif parallèle qui suit Isobel et ôte, avec le rythme soutenu, du poids à la linéarité. Un récit bâti sur l'action, les scènes-chocs et les rebondissements, moins sur l'ambiance néo-noire du film, ce qui le rend plus accessible. Enfin, cette intrigue convaincante est aussi une histoire de femmes : Ashina, Isobel, Wojciech, Elo. 
La partie graphique est peut-être le talon d'Achille de la minisérie. Guinaldo a choisi un trait réaliste pour les personnages et les paysages ; il respecte les proportions, les règles de l'anatomie, et les lois de la perspective. L'Espagnol pèche par certaines caractéristiques de son coup de crayon, cependant : le rendu des nez ou des yeux plus arrondis n'est pas terrible (en décalage avec le ton général) et le travail sur l'expressivité tombe parfois à plat (par exemple, les larmes de Selwyn en page 19 n'en arracheront pas au lecteur). Les points forts de l'artiste se trouvent ailleurs : le découpage (s'il est de lui), la lisibilité de l'action, une gestion intelligente de la densité de détail, et des angles de prises de vues originaux et variés (s'ils sont de lui). L'encrage est léger, mais efficace. La colorisation aurait gagné à être plus froide. 
La traduction est effectuée par Laurent Queyssi. Le texte est immaculé, en plus d'être clair : ni faute ni coquille. Travail irréprochable qui ajoute au plaisir de lecture.

Voici un premier recueil prometteur, à l'intrigue souvent captivante : malgré une atmosphère très loin des aspects crépusculaire et intellectualisant du film et la partie graphique qui n'est pas entièrement convaincante, dans l'ensemble cet album est réussi, principalement grâce aux personnages et aux qualités de son scénario. 

Mon verdict : ★★★★☆ 

Barbüz, pour ASKEAR
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Comics, Science-fiction, Blade Runner, Réplicants, Tyrell Corporation, Michael Green, Mike Johnson, Andres Guinaldo, Marco Lesko, Delcourt, Titan Comics

2 commentaires:

  1. J'associe tellement Blade Runner au film de Ridley Scott de 1982, que je n'éprouve aucune curiosité à explorer un univers étendu par d'autres créateurs. Je fais des blocages comme ça sur certaines œuvres très fortes. En outre, je ne dois pas avoir lu grand chose des deux scénaristes ou du dessinateur.

    Un récit bâti sur l'action, les scènes-chocs et les rebondissements : au vu de cette orientation narrative, je sens que je n'y retrouverais pas non plus la saveur des romans de Philip. K. Dick.

    La colorisation aurait gagné à être plus froide. - En plus de l'analyse des caractéristiques de la narration graphique, voilà que tu analyse également la colorisation : je n'ai plus qu'à en prendre de la graine.

    Je retrouve bien dans ta conclusion ce qui me semblait constituer l'attrait de cette BD dans ton article : une intrigue souvent captivante.

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    1. "aucune curiosité à explorer un univers étendu par d'autres créateurs." - Pareil que toi, peut-être même pire, en fait, parce que j'avais lu le roman de Gibson longtemps après avoir lu le film, et j'avais été déçu. Pour cette bande dessinée, j'ai dû m'y reprendre à deux fois. Je ne l'aurais pas lue si ça n'avait pas été une commande d'ASKEAR.

      "analyser la colorisation" : c'est beaucoup dire, je me contente d'une courte phrase. J'ai regardé plusieurs extraits du film après avoir lu la BD, et c'est la qu'en voyant la différence d'atmosphère entre les deux, j'ai pensé que le coloriste était passé à côté du sujet.

      Mais j'ai passé un bon moment, et si ASKEAR me proposait de chroniquer la suite, j'accepterais volontiers.

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