vendredi 10 mars 2023

Les Reines de sang : "Boudicca, la furie celte" (tome 1) (Delcourt ; janvier 2023)

Ce tome paru en janvier 2023 chez Delcourt est le premier de "Boudicca la furie celte", trilogie tirée des "Reines de sang". Ce recueil relié (à la couverture cartonnée) de dimensions 23,0 × 32,0 centimètres comprend cinquante-quatre planches, toutes en couleurs. "Les Reines de sang" revient sur les "grandes reines qui ont marqué l'histoire", telles que, parmi d'autres, Aliénor d'Aquitaine, Catherine de MédicisCléopâtre VII, Frédégonde, Isabelle de France ou encore Jeanne de Bourgogne (un conseil, lisez les articles de Présence sur la trilogie consacrée à cette dernière). À ce jour, le titre compte trente-huit volumes. 
Le scénario est écrit par le Belge Philippe Nihoul. Journaliste et ancien de la rédaction de "Spirou", Nihoul est connu du grand public surtout pour "Commando Torquemada" et "Les Ombres de la Sierra Madre". La partie graphique dans son intégralité est confiée à l'Italien Fabio Mantovani : il produit les dessins, l'encrage, et la mise en couleurs. Il est peu connu en France. 

Rome, printemps 55 av. J.-C. Caius Iulius Caesar a vaincu les Gaulois ; ses projets de conquête se focalisent maintenant sur la Grande-Bretagne. César souhaite non seulement punir les Bretons pour leur soutien à la cause celte, mais aussi impressionner Rome en débarquant là où aucun conquérant ne s'est encore aventuré. Il envoie une centaine de navires et deux légions. Mais les Bretons, informés des projets romains par des marchands gaulois, les attendent de pied ferme. Mal préparée, l'expédition manque de tourner au désastre total. Les galères ne peuvent s'approcher du rivage sans s'échouer ; les légionnaires reçoivent l'ordre de sauter à l'eau et de nager jusqu'à la plage. À peine arrivés, ils n'ont pas le temps de se regrouper que déjà les chars et les cavaliers bretons foncent sur eux, la lance prête à frapper. Les galères, après des manœuvres laborieuses, parviennent à se positionner, les balistes lâchent de mortelles grêles de flèches sur les indigènes. Les légionnaires forment enfin la tortue et les Bretons ne peuvent que sonner la retraite sous une pluie de projectiles. Le débarquement s'achève dans la douleur... 

Pour le lecteur impliqué, une bande dessinée historique dont il connaît mal le sujet est synonyme d'un minimum de recherches. Ce tome revient sur les efforts romains pour conquérir la Grande-Bretagne. En prologue, les deux expéditions de Jules César (55 av. J.-C. et 54 av. J.-C.), ensuite le cœur de l'intrigue, la campagne de 43 apr. J.-C., lancée par Claude près d'un siècle plus tard. En 43, Boudicca est une jeune fille qui déteste déjà les Romains. L'article Wikipédia à son propos affirme qu'elle est née vers 30, soit treize ans au moment des évènements. Or, en planche 33, elle prétend en avoir seize, "presque dix-sept". Nihoul a peut-être utilisé une autre source, ou il sous-entend qu'elle triche sur son âge pour être crédible, son rôle d'abord secondaire gagnant en importance. Elle est consacrée à Andrasta, déesse de la Guerre ; respectée, mais peu écoutée, elle est sujette à des visions qu'elle ne réussit pas à interpréter, faute d'expérience plus que d'assurance. Nihoul explique le contexte : la présence de marchands romains sur le sol breton depuis les campagnes de César, l'inimitié des Bretons pour Rome, et les relations tendues entre tribus bretonnes, dont les Catuvellauni, "riches et puissants", les Iceni (tribu de Boudicca), "libres et fiers" ou encore les Dobunni, "ces traîtres". Même la menace d'un ennemi commun ne les rapproche pas immédiatement. Ici, la vedette est un homme surprenant et captivant, l'affranchi Narcisse, éminence grise officieuse de Claude : fin stratège, tacticien clairvoyant, communicant efficace, spirituel, c'est un protagoniste incontournable. Nihoul infuse d'ailleurs une personnalité propre aux intervenants et évite l'écueil du dialogue fonctionnel. La narration est équilibrée, un fil dans chaque camp. L'auteur respecte l'histoire (selon Wikipédia, les exécutions de druides furent systématisées plus tard, mais cela n'exclut pas des assassinats sporadiques antérieurs) et en exploite les zones blanches pour la fiction. "Boudicca" se lit sans ennui, bien que l'emploi de termes et de noms propres en latin et en celte alourdisse le texte ; volonté d'authenticité ? La civilisation bretonne sera sans doute approfondie plus tard. 
L'art de Mantovani évolue dans le registre réaliste : nulle fantaisie avec l'anatomie ici. Son style se caractérise par un certain nombre de points... D'abord, l'irrégularité dans la diffusion du détail : bien que certaines vignettes soient magnifiquement travaillées (la plongée incroyable sur le salon de Claude, avec les motifs du carrelage ; les légionnaires en rang lors du discours de Narcisse), les arrière-plans peuvent être réduits à de fines pulvérisations de couleur rosâtre sur fond blanc ; un procédé qui se répète souvent et finit par perturber le lecteur. De plus, si l'Italien réalise des compositions saisissantes (les Romains prenant le pont de la Tamise), la qualité de ses finitions est insuffisante, c'est parfois rudimentaire, presque grossier. Un examen des planches donnera l'impression que le numérique a été employé pour les éléments de décor (les boucliers romains sont copiés-collés) et que le crayon a été gardé pour préserver le côté organique des personnages. Un contraste trop évident... 

Voir Rome - grande fossoyeuse de civilisations - à l'œuvre reste terriblement impressionnant. Nihoul propose une approche historique aussi fidèle que possible à ce que l'on sait du contexte et du personnage, en laissant la place nécessaire à un minimum de fiction. La partie graphique de Mantovani fait illusion... mais de loin. 

Mon verdict : ★★★☆☆

Barbüz, pour ASKEAR
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Reines sanglantes, Antiquité, Rome, Conquêtes romaines, Jules César, Claude, Narcisse, Boudicca, Boadicée, Delcourt

4 commentaires:

  1. Super ! Un tome qui me fait de l'œil, mais j'ai résisté… pour l'instant.

    Pour le lecteur impliqué, une bande dessinée historique dont il connaît mal le sujet est synonyme d'un minimum de recherches : ça me rappelle ma propre expérience, à ceci près que minimum pour mon cas personnel prend des proportions envahissantes.

    Ce tome revient sur les efforts romains pour conquérir la Grande-Bretagne[…] Même la menace d'un ennemi commun ne les rapproche pas immédiatement. - Même le chroniqueur se retrouve à exposer des éléments de contexte pour que son article fasse sens.

    Nihoul infuse d'ailleurs une personnalité propre aux intervenants : belle réussite car le besoin d'exposition des faits et du contexte a vite fait de ramener toute phrase vers le fonctionnel.

    Les dessins de Mantovani : intéressante la remarque sur la complémentarité entre dessin traditionnel et outils numériques. Je vois de temps en temps des vidéos de bédéistes qui travaillent comme ça : d'abord les dessins au crayon, parfois juste des cases ou des personnages, pas forcément une planche entière, puis une deuxième phase en numérique.

    Les arrière-plans peuvent être réduits à de fines pulvérisations de couleur rosâtre […] : j'en reviens toujours à cette explication de Jean Dufaux sur la somme de travail à fournir par le dessinateur pour représenter une époque, la recréer authentiquement. Je me dis qu'il faut que l'artiste ait une fibre d'historien pour mener à bien une telle tâche, et que la rémunération doit prendre en compte le temps considérable consacré aux recherches préparatoires.

    Merci beaucoup pour la référence à mes articles. Pour l'instant dans cette collection, se trouve les deux tomes consacrés à Frédégonde…, avant que je ne craque pour d'autres.

    RépondreSupprimer
  2. Les dessins - Le problème est que le contraste est trop lisible, entre les boucliers magnifiques et les visages et les silhouettes parfois complètement loupés.

    "La rémunération doit prendre en compte le temps considérable consacré aux recherches préparatoires" - Tu te fais l'écho des revendications d'une certaine frange de la profession.
    Pour ma part, au début j'étais contre, voyant cela comme une façon de promouvoir une forme d'assistanat et de créer un système exposé aux profiteurs de tout poil. Sans compter l'inévitable inflation que cela présupposerait.
    En réfléchissant plus loin, je tente d'y voir du positif en me disant que ce système pourrait s'inscrire dans une approche libérale : ainsi, si l'éditeur désire un retour sur l'investissement plus rapide parce qu'il fait face à des coûts supérieurs, il sera certainement plus sévère quant à ses choix de publications. Il pourrait donc y avoir un phénomène de sélection plus strict dès le départ. Cela pourrait rééquilibrer l'offre et la demande et réduire le nombre de parutions nouvelles chaque année (personne n'a besoin de 5 000 nouveaux titres par an) ; finalement, je me dis que cela pourrait être sain.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je plaide coupable : je me fais l'écho des revendications d'une certaine frange de la profession.

      J'ai une vision plus pessimiste que la tienne : dans ce système de surproduction, l'éditeur me semble souffrir moins que les auteurs. Il parvient à maintenir son chiffre d'affaires en augmentant le nombre d'albums, ce qui a pour effet mécanique de diminuer la rémunération des créateurs car ils vendent moins d'albums dans un marché fini, la quantité de lecteurs n'étant pas extensible. En lisant les remarques de certains auteurs, il y a d'autres facteurs qui concourent à rogner sur leurs revenus : le mode rémunération qui n'est pas proportionnel à la pagination (un album de 150 pages est payé à l'auteur pour moins de trois fois le montant d'un album de 50 pages), l'obligation de d'assurer le scan de ses pages, la charge augmentée de la promotion personnelle, et j'en oublie.

      Pendant la période d'augmentation du coût des matières premières comme le papier, j'ai pu observer une diminution significative de la production en nombre d'albums, mais ça n'an duré qu'un temps. Je consulte régulièrement le site bede.fr pour son planning de sortie : l'offre reste pléthorique. Même en étant passé à 4 BD par semaine en moyenne, je n'arrive pas à lire toutes celles qui m'attirent, et pourtant je suis beaucoup plus sélectif que pour les comics.

      https://www.bede.fr/

      Supprimer
    2. En situation de surproduction, et dans un marché fini, comme tu le soulignes, les mesures de limitation ou de réduction des coûts sont un réflexe. Tu cites les auteurs ; je vois aussi que les éditeurs n'hésitent plus à imprimer leurs albums plus loin pour payer moins cher. À une époque, imprimer en Belgique, en Italie, voire en France restait possible. Et puis ça a été l'Europe de l'Est, avec la Roumanie notamment (Urban Comics, pour ne citer qu'eux). Aujourd'hui, c'est en Chine, carrément (les livres pour enfants, notamment) ; au détriment de toute logique environnementale, en plus. Les éditeurs n'ont plus aucun complexe.
      Des fameuses 5 000 publications annuelles, je me demande combien sont rentables. J'avais entendu dire qu'un album en dessous de 10 000 exemplaires vendus n'était pas rentable ; je suppose que ça dépend du genre, évidemment, et que les chiffres différent selon qu'il s'agit d'une BD européenne, d'un comic book, ou d'un manga.

      Supprimer