mercredi 26 avril 2023

"Jack Kirby: King of Comics" (Urban Comics ; janvier 2015)

Intitulé "Jack Kirby: King of Comics", ce beau livre a été publié chez Urban Comics en janvier 2015, dans la collection "Urban Books" de l'éditeur. Il inclut la version française de "Kirby: King of Comics", une biographie illustrée du Jack Kirby (1917-1994) le "King", publiée en 2008 chez Abram Books (une filiale du groupe La Martinière). Cet ouvrage relié (à couverture cartonnée) de dimensions 23,5 × 32,0 centimètres compte deux cent vingt-quatre pages illustrées en noir et blanc ou en couleurs. 
C'est Mark Evanier qui a conçu et écrit la biographie. Connu (surtout aux États-Unis) pour son travail sur "Groo the Wanderer" ou "Garfield and Friends", Evanier n'est pas seulement auteur ; il est aussi chroniqueur, et historien de l'industrie des comics. Précisons encore que cette biographie de Kirby valut à son auteur un prix Eisner en 2009 ("Best Comics-Related Book"). 

Mardi 28 août 1917, au 147 Essex Street, Lower East Side, à Manhattan, New York City. C'est la naissance de Jacob Kurtzberg, celui qui deviendra Jack Kirby. Ses parents ont quitté l'Autriche au début du siècle. Benjamin Kurtzberg, son père, avait eu la mauvaise idée d'insulter un aristocrate allemand, qui exigea réparation par les armes et le convoqua en duel ; l'homme ayant une réputation de bon tireur, les Kurtzberg quittèrent le pays. Tailleur de formation, Benjamin Kurtzberg occupa "des boulots intermittents dans des usines textiles de New York" ; malgré des cadences "infernales", il a des "difficultés à joindre les deux bouts". Comprenant que sa famille a besoin d'argent, Jakie prend un travail de livreur de journaux et cumule d'autres boulots à côté : coursier, peintre. Étant plus petit que les autres livreurs, il doit jouer des coudes pour se faire une place et avoir des paquets à livrer. L'argent gagné permet aux Kurtzberg d'assurer leur subsistance. Ses parents laissent à Jacob quelques pièces "pour son propre plaisir". Il les utilise pour s'offrir des pulps, qu'il dévore. Il recopie les strips qui paraissent dans la presse et se rend souvent au cinéma de quartier ; les pulps seront ses cours d'écriture, les films et les strips ses cours de dessin... 

Ce livre constitue la première biographie consacrée à Kirby ; cette parution est bienvenue, car au fond, que sait-on vraiment du King ? Si le lecteur a déjà effectué des recherches concernant le King, il a pu rencontrer le nom de Mark Evanier, qui devint assistant du maître en 1969, et peut alors supposer qu'une biographie de Kirby par Evanier est une hagiographie. Qu'il soit rassuré : ce n'est pas le cas. L'auteur revient sur les origines et l'enfance de Kirby sans traîner, enchaîne sur ses premiers postes de dessinateur, puis déroule une carrière semée d'embuches et à la reconnaissance tardive ; il évoque sa rencontre essentielle avec Joe Simon (1913-2011), sa légende en marche dès les années quarante, son imagination, son immense productivité (même s'il lui faut un bon encreur), son angoisse à l'idée de ne pas nourrir sa famille et de ne pas ramener un salaire. Bien qu'il ait la certitude de son art, le gaillard est frileux et indécis devant toute prise de risque - sauf artistique - et n'a aucun sens des affaires. Sa carrière compte au moins autant - voire plus d'échecs que de succès, sans doute parce qu'il était en avance sur son temps ou qu'il n'a pas été suffisamment mis en évidence par ses employeurs. Car le King aura eu sa dose de coups bas : de Martin Goodman (1908-1992) aux pontes de DC Comics lorsqu'il rejoignit leur maison en passant par ceux de Marvel. Et Stan Lee (1922-2018) dans tout ça ? Occupé à construire sa légende, il ne semble guère avoir fait d'efforts pour que Kirby obtienne la place (le contrat) qu'il méritait. Evanier déroule le propos chronologiquement tout en expliquant les pratiques en vigueur dans l'industrie. Il insère irrégulièrement des encarts sur des thèmes choisis ou des collaborateurs-clés : Joe Sinnott (1926-2020), l'impact commercial d'une couverture, "l'affaire" du poster de l'incroyable Hulk, les collages et Mike Royer. Ils coupent inopinément le fil narratif, mais sont particulièrement instructifs en cela qu'ils reviennent sur des points essentiels de la carrière de Kirby. L'ensemble est équilibré, généreux en anecdotes, facile à lire. L'amitié d'Evanier pour Kirby transparaît dans des passages émouvants. Il y a des défauts mineurs, telle cette fâcheuse tendance qu'a Evanier à ne pas préciser l'année. Aucun mot sur les naissances des enfants : Evanier, à plusieurs reprises, mentionne que Kirby en a eu quatre. Il les cite dans les remerciements, mais n'en dit rien dans la bibliographie. Étrange, la famille ayant constamment été au centre de ses préoccupations.
Les illustrations sont toutes de Kirby, à quelques exceptions près dont une magnifique double page d'Alex Ross ; un mélange équilibré d'illustrations en couleurs ou noir et blanc de tous les formats, dont certaines sont éclatantes (le Surfeur d'argent, Fatalis, les Inhumains, Metron). Parfois un détail anecdotique les rend vivantes, telles les notes de Lee dans les marges. On y voit le Superman de Kirby (p. 168). Certains extraits sont traduits, d'autres non, probablement pour une question de droits. 
La traduction de Jean-Marc Lainé est excellente. Le texte est soigné. Relevons une petite faute de placement des guillemets (page 122) et un anglicisme ("en charge").

"Jack Kirby: King of Comics" livre, de façon documentée, des clés pour comprendre la vie et l'impact de cet artiste majeur (même si certaines questions resteront sans réponse à jamais), autant qu'elle propose une plongée parfois étonnante (et dépoussiérée de tout romantisme) dans l'industrie des comics à travers les décennies. 

Mon verdict : ★★★★★

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Jack Kirby, Joe Simon, Stan Lee, Joe Sinnott, Mike Royer, Mark Evanier, Urban Comics

4 commentaires:

  1. Étrangement, je n'ai pas été tenté par cet ouvrage de Mark Evanier. Peut-être parce que j'ai trop lu d'anecdote de sa main dans les publications de son site.

    C'est donc un plaisir que de pouvoir savoir ce que recèle cet ouvrage. L'amitié d'Evanier pour Kirby transparaît dans des passages émouvants : l'admiration même. Je ne suis pas plus surpris que ça qu'Evanier ne parle pas des enfants de Jack Kirby : il se montre toujours respectueux de la vie privée des personnes dont il évoque la mémoire.

    Les illustrations que tu as intégrées en fin d'article sont magnifiques.

    J'avais lu la biographie de Jack Kirby, réalisée par Tom Scioli, et peut-être un peu plus mordante que les propos de Mak Evanier.

    https://www.brucetringale.com/la-version-moins-mediatique-de-lhistoire-jack-kirby-the-epic-life-of-the-king-of-comics/

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    1. Je te remercie de me parler de la biographie de Kirby par Tom Scioli.
      À dire vrai, j'ai pris connaissance de son existence lors de recherches pour mon article et je ne savais pas trop à quoi m'en tenir. Mais la teneur de ton billet sur Bruce Lit me conforte dans mon envie de la lire ; comme elle a été traduite en français, ça arrivera tôt ou tard.

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    2. Dans son introduction, Tom Scioli explique qu'il a pris comme sources la biographie de Mark Evanier, ainsi que des articles et interviews parues dans différents journaux dont celle publiée dans le numéro 134 du magazine The Comics Journal en 1990, que j'avais lue. Cela vaut le coup d'y jeter un coup d'œil. Elle s'étend sur 8 pages.

      https://www.tcj.com/jack-kirby-interview/

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    3. Merci pour le lien. Je l'ai lue en diagonale ; je conserve la référence.

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