Intitulé "La Rousseur... pointée du doigt", cet ouvrage de bande dessinée est paru en février 2021 aux éditions Delcourt. C'est un album relié avec une couverture cartonnée, et de dimensions 17,4 × 23,8 centimètres. Il s'agit d'un one-shot de cent seize planches en bichromie noir-sépia à laquelle s'ajoutent dans la plupart des planches une ou plusieurs couleurs, principalement des tons orangés. En fin de recueil, une bibliographie de douze titres utilisés par l'autrice dans le cadre de son œuvre.
Cet album a été entièrement produit par la Nantaise Charlotte Mevel : la conception et l'écriture, les dessins, l'encrage, et la mise en couleurs. Mevel est graphiste et illustratrice depuis 2005. "La Rousseur" est sa toute première bande dessinée.
Un arrêt de bus ou de tramway en ville, en début d'après-midi. Une jeune femme rousse est assise sous l'abri. Elle lit un livre. Soudain, des propos insultants se mettent à fuser à son intention : "Pouah ! Ça pue la rousse ici !" et "Hey ! Tu rouilles sous la pluie ?" Charlotte Mevel - car c'est elle - soupire : "Et allez, ça recommence". À la fois gênés et vaguement amusés, ses voisins ne réagissent pas, ils font comme s'ils n'avaient rien entendu. Charlotte sent la colère monter. Mais quel est donc le problème qu'ils ont avec ses cheveux ? Elle s'interroge sur l'origine de sa rousseur, en laissant vagabonder son imagination. Elle a tiré les deux gènes roux d'un chapeau de prestidigitateur. "Jackpot !" Puis une flamboyante chevelure rousse portée par des ailes d'or s'est posée sur son crâne chauve. Une auréole est alors apparue. Ses épaules ont été revêtues d'un manteau d'hermine, tandis que des poules rousses la couronnaient. Bon, ce n'est pas tout à fait la vérité ; en fait, chez l'être humain, la pigmentation de la peau, des cheveux, et des yeux est définie par le gène MC1R, qui est situé sur le chromosome 16. Ce gène "est composé de deux pigments" : l'eumélanine et la phéomélanine. La première domine souvent et "génère des cheveux foncés". Mais chez les roux, c'est la phéomélanine ; et la plus fréquente de toutes les combinaisons possibles est cheveux roux et yeux clairs...
Dans "La Rousseur... pointée du doigt", l'autrice passe au crible une discrimination qui prit plusieurs fois l'aspect de persécutions organisées au fil du temps et constate que le mal est toujours actuel - moindrement, mais sous une autre forme (insultes, harcèlement) : son caractère discriminatoire est - encore aujourd'hui, contre toute attente - non considéré comme tel ou simplement ignoré. Mevel veut d'abord expliquer ce qu'est la rousseur, scientifiquement ; elle y parvient dans un bel exercice de simplification, presque pédagogique. Le lecteur apprécie les références aux sources utilisées et les perçoit comme un gage de sérieux ; ce travail permet à l'autrice de s'expliquer la rousseur de son fils. Les réactions engendrées par la couleur de cheveux du gamin sont d'ailleurs le déclencheur de l'album : des plaisanteries malséantes renvoyant Mevel à des souvenirs pénibles qui la marquèrent et nourrirent sa peur d'être prise pour cible, l'exposant à une menace du stéréotype. D'autres enfants de la même couleur de cheveux ont eu leur lot de souffrances : troubles du comportement alimentaire, battus par des camarades de classe, etc. Certains n'ont pu supporter le calvaire davantage et ont renoncé à vivre, tel le jeune Mattéo. La violence à l'égard des roux existant déjà sous l'antiquité s'est métamorphosée au fil des siècles en passant par l'Inquisition médiévale, le Troisième Reich, etc. Et aujourd'hui, alors ? Les discriminations existent toujours, moqueries, harcèlement, ostracisme, etc. Une discrimination jugée plus "convenable" que les autres ?... L'autrice saute du coq à l'âne, au gré de ses réflexions et de ses souvenirs ; cela a pour effet d'oblitérer toute linéarité et de souvent surprendre. Ce choix d'itinéraire narratif n'empêche pas un traitement exhaustif du sujet. En outre, il accentue la sensation de spontanéité que procure l'œuvre. Le lecteur est ballotté entre bienveillance, instants de rêverie (l'expo au musée), ou sentiment de révolte devant l'énumération des injustices subies. S'il connaissait forcément quelques plaisanteries douteuses, il est ici témoin forcé et progressivement sidéré de découvrir toutes les facettes de la question.
Pour la partie graphique, Mevel a choisi un style simplifié ; cela donne une légère touche caricaturale à l'œuvre. Son trait est fin, sans variation d'épaisseur. Vêtements et accessoires sont peu détaillés, les décors un brin davantage. Mevel utilise des tons orangés entre autres pour les chevelures, les éphélides, le feu afin que le lecteur distingue immédiatement la rousseur et ses attributs. La mise en page est cadrée, quelques rares fois sur fond noir. Et puis il y a ces planches où l'artiste se lâche et se détache de la fonctionnalité descriptive ou contextuelle du dessin : le portrait d'Elisabeth Ier, cette planche magnifique sur les caractéristiques des roux (page 45), ces dix planches de l'expo du musée. Elle utilise une palette plus importante de couleurs ; ses compositions prennent alors une dimension onirique, iconique. C'est flagrant avec ces deux doubles pages consacrées à la chanson "Ginger" de Feu! Chatterton et au poème "À une mendiante rousse" de Charles Baudelaire (1821-1867).
C'est entre humour, indignation, colère, et tristesse, mais sans aucune haine ni esprit de revanche que Charlotte Mevel nous livre un état des lieux de la discrimination à l'égard de la rousseur, une bande dessinée étonnante, instructive, et révélatrice, qui appelle à la bienveillance et à renier les superstitions d'un autre âge.
Mon verdict : ★★★★★
Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de BarbüzRousseur, Rousses, Roux, Discrimination, Charlotte Mevel, Delcourt
Quelle superbe couverture ! Ça fait vraiment envie.
RépondreSupprimerDu coup, je suis allé consulter les pages disponibles à la lecture sur BDfugue, puis celle sortant avec une recherche d'images avec Google. Ce n'est pas un graphisme qui m'attire, mais j'ai déjà fait l'expérience que des bandes dessinées avec un tel parti pris graphique peuvent s'avérer fort plaisante.
L'autrice saute du coq à l'âne […] ce qui accentue la sensation de spontanéité : voilà qui donne à réfléchir sur la manière de s'y prendre pour pouvoir concevoir une construction qui aboutisse à une impression de pensées au fil de l'eau tout en couvrant tout le territoire souhaité.
Éphélide : un mot de vocabulaire que je ne connaissais pas et que je rajoute à mon vocabulaire, merci.
Il y a ces planches où l'artiste se lâche : j'ai fini par en trouver quelques-unes (je présume, si tant est que c'est à elles que tu fais référence) : très attirantes.
https://www.artisterevelation.com/post/charlotte-mevel-ou-la-vie-en-rousse
J'aime beaucoup la couverture, moi aussi.
SupprimerÉphélide : je ne connaissais pas non plus avant d'entamer la lecture de cette bande dessinée. L'autrice semble accorder de l'importance à ce mot, qu'elle préfère de toute évidence à "tache de rousseur". De là ma volonté d'utiliser ce mot, par respect.
Oui, ce sont bien ces planches-là que j'avais à l'esprit. On voit sur cette page web la double planche consacrée à "Ginger", la chanson de Feu! Chatterton, mais pas l'autre consacrée au poème de Baudelaire, qui est épatante aussi. La case où elle tient son fils dans les bras est craquante, voire émouvante. J'avais adoré la planche où elle exprime ce que la rousseur signifie pour elle, j'avais trouvé ça brillant.
Je vais suivre Charlotte Mevel. J'ai lu un de ses entretiens ; elle y exprimait son envie de continuer à réaliser des bandes dessinées.