Intitulé "La Nuit du vampire !", ce premier album des trois de l'édition omnibus que Panini Comics France consacre aux séries de la franchise Dracula - "The Tomb of Dracula" (1972-1979, 1979-1980) et "Dracula Lives!" (1974-1975) ainsi que certaines histoires connexes tirées d'autres séries horrifiques Marvel - est paru en octobre 2020. Au sommaire : les versions françaises des "Tomb of Dracula" #1-31 (d'avril 1972 à avril 1975), du "Werewolf by Night" #15 (mars 1974), et d'épisodes extraits du "Giant-Size Chillers" Featuring "The Curse of Dracula" (juin 1974) et des "Giant-Size Dracula" #2-4 (septembre 1974 à mars 1975). En bonus, il y a une préface de Tom Field, le fameux test de dessin de Gene Colan, qui a convaincu Stan Lee (1922-2018) de lui confier "The Tomb of Dracula", huit versions en noir et blanc de couvertures, trois pages de planches en noir et blanc avant encrage et après encrage. Concernant la septième planche du #14, il y a erreur, il s'agit du #24. De même, la couverture du "Essential Tomb of Dracula" (le titre nord-américain de l'omnibus), qui est aussi celle du #1, est de Neal Adams (1941-2022), pas de Colan. C'est l'illustration qui a été retenue pour la jaquette de cet album, d'ailleurs. Cet épais volume relié (dimensions 19,3 × 28,5 centimètres ; couverture cartonnée et sa jaquette plastifiée amovible) compte approximativement sept cent dix-sept planches, toutes en couleurs.
Gerry Conway, Archie Goodwin (1937-1998) et Gardner Fox (1911-1986) se succèdent sur les six premiers épisodes de "The Tomb of Dracula", puis cèdent la place à Marv Wolfman, désormais titulaire ; celui-ci écrit aussi le "Werewolf by Night" et le "Curse of Dracula" et coécrit le "Giant-Size Dracula" #4 avec David Kraft (1952-2021). Chris Claremont signe les "Giant-Size Dracula" #2-3. Gene Colan (1926-2011) dessine la quasi-totalité des numéros. Le "Werewolf by Night" est confié à Mike Ploog et les "Giant-Size Dracula" à Don Heck (1929-1995). À l'encrage nous avons Ernie Chan (1940-2012), Vince Colletta (1923-1991), Tom Palmer (1941-2022), Jack Abel (1927-1996), Frank Chiaramonte (1942-1983) et Frank McLaughlin (1935-2020), sans oublier Colan. À la mise en couleurs, Glynis Wein, Petra Goldberg et Linda Lessmann, sans oublier Palmer : il a composé celles de nombreux épisodes.
Transylvanie, début des années soixante-dix, par une soirée sombre et pluvieuse. Trois jeunes Nord-Américains - Frank Drake et Clifton Graves (des amis et associés en affaires) et Jeanie Ovington (la petite amie de Frank et l'ex de Clifton) - ont loué un quatre-quatre à l'aéroport pour se rendre au château de Dracula, à Bran. Cela fait des heures qu'ils roulent. Une tension insidieuse commence à émerger au sein du trio. Clifton croit qu'ils se sont perdus, mais Frank insiste. Il connaît cette route et ne peut pas se perdre ; le château est à un kilomètre devant eux, "pas plus". Les phares perçant à peine l'obscurité, Frank ne peut éviter un fossé : c'est l'accident ! Aucun blessé n'est à déplorer, mais leur véhicule tout-terrain est désormais inutilisable. Ils doivent rebrousser chemin, à pied, jusqu'au village à côté duquel ils étaient passés plus tôt. L'ambiance devient délétère. Caustique, Clifton raille Frank, qui en retour le tance avec autoritarisme, tandis que Jeanie subit les évènements et culpabilise. La cohésion de façade vole brusquement en éclats ! C'est cependant à trois qu'ils marchent en direction du village. Une rue pavée les mène à l'auberge du Baron...
Début 1971, la Comics Code Authority assouplit son règlement et autorise les vampires dans les comic books. Aux États-Unis, l'œuvre de Bram Stoker (1847-1912) étant dans le domaine public, nul doute que Stan Lee (1922-2018), inspiré par le succès des films de la Hammer, y ait vu une aubaine commerciale. Cette somme doit autant sinon plus aux films de la Hammer qu'au roman de Stoker (1897). De prime abord, elle ne présente rien de vraiment novateur même pour l'époque, mais des trouvailles bien utilisées et le travail sur l'atmosphère (le roman noir s'y métisse au gothique) distinguent "Le Tombeau", tout en le gardant fidèle aux conventions de départ.
Malgré les changements de scénaristes du début, "Le Tombeau" trouve instantanément le ton juste ; dès la première planche émerge une atmosphère convaincante qui ne lâche pas le lecteur. La tragédie s'invite sans attendre : les différends entre amis, l'accident de voiture, l'exploration du château, le réveil du vampire, le combat et les conséquences. "Le Tombeau" suit alors de multiples orientations. L'entrée en scène des chasseurs de vampires évoque une variation sur le thème du gendarme et du voleur, qui débouche sur une guerre invisible et permanente entre deux factions, avec un projet de nouvel ordre mondial en toile de fond. Le comte, outre sa survie et l'élimination physique de ses ennemis, a pour objectif de faire des vampires la classe régnante ; cela implique le contrôle d'élus d'organes décisionnels de premier plan afin de faire voter certaines lois indirectement favorables aux vampires. La Chambre des lords, par exemple (cf. les #10 et 31). Une trame idéale pour les amateurs de complots. Cela pourra rappeler de nombreux classiques de science-fiction, telle la série télévisée les "Envahisseurs" ("The Invaders", 1967-1968). Dracula, c'est aussi un être contraint à la fuite permanente malgré sa puissance. Il échappe à la mort éternelle, doit quitter sa Transylvanie et bat plus d'une fois en retraite devant l'ennemi. À ce sujet, l'arc du miroir noir (#3-5) est éloquent. Par conséquent, Dracula est aussi un solitaire perpétuel, malgré sa multitude d'agents dormants sacrifiables à l'envi. Il ne tient d'ailleurs guère à s'associer à quiconque dans sa quête pour le pouvoir, comme en témoigne sa relation avec sa fille Lilith, alliée pourtant naturelle (cf. "The Curse of Dracula"). Enfin, il y a là des réflexions sur l'aspect absolu du mal, le chemin de Dracula croisant maintes fois d'autres incarnations peut-être pires que ce qu'il représente (exemple : le Dr Sun). Et puis il ne faut pas oublier cette multitude de thèmes, abordés l'espace d'un ou deux numéros : le rejet de la vieillesse, les drames familiaux cachés, le poids de l'hérédité, la différence entre mal et monstruosité et la corruption de l'enfance. En revanche, inutile de chercher une dimension sociale, car pauvre ou riche, prolétaire ou notable, personne n'est à l'abri de la soif de sang du comte. Cela étant, la vindicte à son égard est souvent d'origine populaire.
Tout, en Dracula, exsude l'élite de l'aristocratie (malgré l'odeur que dégage sa "chair en putréfaction", cf. le #30) : son élégance, son vocabulaire châtié, son maintien, ses postures, sa prestance d'une autre époque et son autorité naturelle. Cela va jusqu'aux titres qu'il s'octroie : "prince du mal" et "seigneur des ténèbres". Sans grande originalité (mais Wolfman utilise ces éléments intelligemment), Dracula est vulnérable aux gousses d'ail, aux crucifix, à l'eau bénite et à la lumière du jour ; il n'est pas invincible. Il est convaincu de la supériorité de ses terribles pouvoirs (force et endurance grandement améliorées, possibilité de se métamorphoser en chauve-souris ou en brume, hypnose, emprise sur les rats) et de celle son rang. Dénué de compassion, il est méprisant, impitoyable, cruel, et colérique - pour ne citer que quelques-uns de ses traits de caractère. Essayer de le manipuler ou de le contrôler est promis à un échec cuisant, et ceux qui s'y aventurent en font les frais. La plupart du temps, il n'y a en lui aucune place au doute, bien qu'il montre des faiblesses occasionnelles ; il n'est pas donc pas exempt d'un sporadique sursaut d'humanité et peut montrer de la sensibilité à l'égard d'une authentique innocence. Le #9 narre la première tentative d'humanisation du personnage. Wolfman reviendra souvent sur cette thématique en posant parfois le vampire en justicier ou en redresseur de torts (#15 et #30), toutes proportions gardées. Parfois, noblesse d'âme, pragmatisme et cynisme viennent se confondre. Cela permet au scénariste de varier le propos, d'éviter l'écueil d'une caractérisation en noir et blanc et d'empêcher toute forme d'ennui de germer.
La galerie des rôles secondaires est très réussie ; ils sont tous aussi originaux qu'intéressants. Frank Drake, le descendant, est un homme fataliste et dépressif, qui rate tout ce qu'il entreprend. Rachel Van Helsing, petite-fille d'Abraham, est une impitoyable et intrépide chasseuse de vampires qui n'est pas dénuée de cœur pour autant. Taj Nital, un colosse indien muet, cache une terrible tragédie personnelle (dévoilée à la fin du tome). Quincy Harker, vieux traqueur rusé en fauteuil roulant, a déjà eu vécu plus que sa part de drames. Clifton Graves, l'ex-ami, est devenu une âme damnée obséquieuse et servile. Enfin et non des moindres, Blade, lointain reflet inversé qui apparaît dans le #10, protagoniste indépendant qui n'intègre pas la brigade de Harker. Bien que leurs intérêts divergent parfois, ces croisés, qui mettent Dracula en difficulté grâce à leur ténacité, leur ingéniosité et leur arsenal, sont prêts au sacrifice. Cette mission est un sacerdoce. Les pertes sont douloureuses (cf. le #12).
La lecture de ces histoires, bien que toujours plus tragiques, engendre rapidement une sorte d'accoutumance - la régularité de leur qualité suscitant l'admiration. Elles varient en longueur (d'un à plusieurs numéros). Elles ne se répètent pas, mais il y a des récurrences dans la structure narrative : l'introduction, un premier engagement (voire un second) puis un dénouement en statu quo. En veine d'inspiration, Wolfman effiloche les fils conducteurs et les abandonne pendant plusieurs épisodes pour les reprendre au moment où le lecteur s'y attend le moins. Cela soulève des doutes sur la gestion du temps dans la continuité. Son travail sur le texte, véritablement celui d'un écrivain autant que d'un scénariste de comic books, est admirable ; fournis, ses cartouches sont essentiels dans l'émergence de cette atmosphère prégnante.
"Le Tombeau de Dracula" est l'apogée de l'art de Colan en tant que dessinateur et de celui de Palmer en tant qu'encreur. Qui d'autre qu'eux auraient pu laisser une telle empreinte sur la série ? Le style aussi réaliste que fantomatique. Les visages creusés et fatigués. La nuit, la brume et la pluie presque permanentes, les effets délavés. Les contrastes entre zones d'ombre et lumières et les lueurs toujours un peu étouffées, qui révèlent à peine les sombres recoins des rues et des bâtiments - surtout les châteaux. Le sens inné du mouvement. La remarquable diversité de plans. La justesse des expressions telles que la peur, la surprise, la colère, mais aussi la sauvagerie de Dracula ; lorsqu'il est sous sa forme de chauve-souris, c'est une créature proprement terrifiante, bestiale, monstrueuse, amenée à dominer son adversaire et dont la puissance impressionne (le lecteur ne pourra s'empêcher de penser à Batman). Le détail est savamment dosé ; jamais de surcharge, juste ce qu'il faut. La monstruosité de Dracula - rappelons que Colan s'est inspiré de Jack Palance (1919-2006) - est souvent figurée par une peau d'albâtre et des yeux rouges hypnotiques : un rendu d'une efficacité redoutable. La mise en page paraîtra classique aujourd'hui, mais elle est plus dynamique et diversifiée que celles de Ploog et de Heck. Tous les encreurs font du bon travail, mais le style de certains est un peu marqué (par exemple : Chan et Colletta) et modifient le coup de crayon de Colan ; le travail de Palmer sort ainsi du lot, d'autant qu'il est parfois coloriste, ce qui lui permet de contribuer de façon encore plus poussée au titre. Il y a là des planches d'exception, véritables œuvres d'art (citons la dix-septième du #18, la première du #23, celle du #25, la dernière du même ou la douzième du #31). Le travail de Heck n'est pas du même niveau de talent ; postures et silhouettes paraissent bien empesées, en comparaison avec la fluidité du trait de Colan. Mais le bonhomme a suffisamment de métier pour s'en sortir.
La traduction est confiée à Benjamin Viette (studio Makma) ; il y a de bonnes choses, mais aussi du déchet. Énumération non exhaustive : trois coquilles, une tournure fautive, une faute de genre, une d'accord, une de mode et trois de concordance des temps. Certains passages sont terriblement littéraux : du mot pour mot ! Relevons encore deux bulles inversées dans le #16. Enfin, la première planche du #11 indique que Goldberg est scénariste (cf. les crédits). C'est inexact, elle est coloriste.
Il s'agit de l'une des grandes séries Marvel de cette époque : "la meilleure série de comics des années soixante-dix", selon Field, dans la première phrase de sa préface. Elle a pour grandes forces de respecter le modèle de départ, celui du roman de Stoker, et de brasser tout ce qui avait été fait depuis, surtout au cinéma, en y ajoutant de nouvelles figures et des éléments originaux. Les tribulations du terrible comte et de ses ennemis sont rythmées, novatrices, surprenantes et passionnantes, d'autant qu'elles sont servies par une partie graphique aboutie qui vient transcender le scénario, et qui est aussi incroyable, saisissante et débridée sous bien des aspects.
Mon verdict : ★★★★★
Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz
Dracula, Frank Drake, Rachel Van Helsing, Quincy Harker, Taj Nital, Blade, Clifton Graves, Dr Sun, Lucas Brand, Le Loup-Garou, Lilith, Marv Wolfman, Gene Colan, Tom Palmer, Marvel
Hé bien !!! 5 étoiles et article d'une longueur roborative.
RépondreSupprimerJ'avais beaucoup souffert avec les premiers épisodes avant que Wolman, Colan & Palmer ne s'installent et trouvent leur rythme de croisière.
J'ai beaucoup aimé ton paragraphe analysant la personnalité de Dracula et la force animale qu'il incarne par moment. Parois, j'avais également l'impression que le scénariste cherchait comment trouver un méchant plus méchant que Dracula pour donner le beau rôle à ce dernier. C'est le lot de toutes les séries avec un criminel en personnage récurrent principal.
Très belle analyse également du travail de Gene Colan avec Tom Palmer, en particulier dans son dosage de ce qu'il représente, la nuit, la brume et la pluie, sa science du mouvement, et l'animalité qu'il confère à Dracula avec ses expressions de visage.
J'ai voulu écrire un article "à la Présence", enfin, autant que possible. Enfin, j'ai pensé cet article comme un article pour Bruce Lit. J'ai trouvé l'exercice douloureux, moi qui affectionne tout particulièrement la synthèse. Douloureux parce que j'aurais pu écrire un article plus long encore, mais qu'il m'a fallu quand même tailler dans le gras. Je serai plus concis pour le second tome, c'est sûr.
SupprimerSouffert - J'ai dû m'y reprendre à deux fois, avec ce tome. J'avais lu une petite moitié et j'étais parti sur trois étoiles, parce que je trouvais que le personnage de Dracula n'était pas intéressant. Alors je me suis dit que je loupais sans doute quelque chose. Je m'y suis remis des mois plus tard. Là, cinq étoiles, et c'est mon dernier mot.
P-S 1 : Je n'ai pas encore lu "Xoco". Ce sera pour la fin du mois ou pour le mois d'octobre. Tu voudras bien m'excuser si je tarde un peu.
P-S 2 : Tu m'excuseras aussi de moins fréquenter ton blog. Mais je vais bientôt reprendre ma lecture de tes articles avec le second tome de "Maudit sois-tu".
Douloureux parce que j'aurais pu écrire un article plus long encore : est-ce que je me suis habitué, toujours est-il qu'il me faut une œuvre / lecture exceptionnelle pour aller plus loin que mon format habituel de deux pages Word, et que pour certaines BD un peu courtes (en pages ou en contenu), je dois également me creuser les méninges pour trouver sous quel autre angle la regarder.
SupprimerPS1 : j'ai lu le tome 2 de Xoco ; j'ajusterai mon programme de publication en fonction de ta lecture.
PS2 : il n'y a aucune obligation et je suis parfois confronté aux impératifs de la vraie vie qui m'obligent à mettre en attente telle ou telle activité.