lundi 25 septembre 2023

Monster (tome 18) : "Scène d'apocalypse" (Kana ; janvier 2005)

Paru en janvier 2005 chez l'éditeur Kana (collection "Big Kana"), "Scène d'apocalypse" est le dix-huitième et dernier volet de la version française de "Monster", un manga seinen. C'est un ouvrage broché - dimensions 12,8 × 18,0 centimètres, avec jaquette plastifiée - de deux cent quarante-huit planches en noir et blanc, qui se lit de droite à gauche. Au Japon, "Monster" fut publié en magazine de 1994 à 2001, puis réédité en volumes reliés de 1995 à 2002. En France, "Monster" est sorti en dix-huit recueils entre 2001 et 2005, réédités en une intégrale en neuf volumes - ils regroupent deux tomes chacun - entre 2010 et 2012. 
"Scène d'apocalypse" est réalisé (scénario, dessin, encrage), sans doute avec des assistants, par le Tokyoïte Naoki Urasawa (né en 1960), qui est également connu pour "Yawara!" (de 1986 à 1993) ainsi que pour "20th Century Boys" (de 2000 à 2007). 

Précédemment, dans "Monster" : Invitée par Johann, Nina part pour Ruhenheim. Elle prie ceux de ses amis qui connaissent son frère à la prudence, il veut effacer ses souvenirs. Grimmer et Runge font le point : un unique pistolet pour se défendre. 
Lorsque Tenma arrive à Ruhenheim, la pluie tombe toujours sur la bourgade. Il aperçoit un cadavre gisant sur le sol, celui d'un policier, dont l'arme a disparu. Tenman entend un bruit de pas derrière lui ; il sort son pistolet sans hésiter. Mais l'homme qu'il met en joue s'effondre de lui-même, il est déjà mourant. Il réclame de l'aide. Il rapporte des fusillades dans toute la ville, les habitants tirent sur des inconnus armés. Instituteur dans une école de la ville voisine, il veut aller chercher des secours. Après un dernier effort, il s'éteint dans les bras de Tenma. Pendant ce temps, à l'hôtel Versteck, Runge se souvient : c'était en 1995. Il entendait parler de Johann pour la première fois, dans une salle d'interrogatoire au commissariat de Düsseldorf, tandis qu'il questionnait le neurochirurgien. Il se rappelle ce qu'avait raconté Tenma, à ce moment : monsieur Liebert, haut fonctionnaire réfugié d'Allemagne de l'Est. Ses enfants : des jumeaux. Puis la mort des Liebert, assassinés après leur arrivée à l'Ouest... 

Ainsi, voici le dernier tome de la saga "Monster" ; dire qu'il est à la hauteur des attentes (dans le fond comme dans la forme) est un euphémisme. Le lecteur s'immerge sans attendre dans ce cadre incroyable : une petite ville sous la pluie, où il est folie de mettre le nez dehors sous peine de recevoir une balle perdue. Urasawa dépeint une ambiance de guerre urbaine, que des averses diluviennes parent d'une dimension apocalyptique. Mieux : l'auteur parvient à nous convaincre que l'avenir du monde se joue dans cette - jusque-là - paisible petite bourgade allemande que des étrangers sont venus mettre à feu et à sang. Comme une bataille ultime entre le bien et le mal, en quelque sorte. La ville sous la pluie, les dialogues brefs - mais lourds de sens - et les missions que l'auteur confie à chacun des protagonistes. Dès le début, cet opus marque par sa tournure cinématographique. Et le lecteur - un peu malgré lui - se prend à rêver de grand écran : car c'est un film, pas de doute à ce propos. 

Le lecteur retrouve les personnages comme une injection de pur plaisir ; l'effet est décuplé, car il sait que c'est pour la dernière fois. Il y a la détermination de Tenma. Puis vient la démonstration étourdissante de Runge, ce policier aussi froid qu'analytique, véritable ordinateur humain qui a néanmoins réussi à susciter un attachement fort. Cela continue avec Grimmer, qui sait que vérité et délivrance passent par la survie du bourreau qui est à l'origine de tout. Tenma, Nina, Runge, Grimmer, Eva : les cinq incarnations de l'héroïsme ont répondu présent. Hommes, femmes : il y a de nombreuses figures héroïques dans "Monster", mais aucune n'aura été plus marquante que ces cinq-là. Tenma a tout abandonné pour réparer les effets de la décision qu'il a prise et l'auteur le traite comme il l'a toujours fait : en bon Samaritain sans cesse prêt à aider, malgré les risques encourus. Nina a été en première ligne dès le début, domptant ses peurs quitte à exposer sa raison à la suite de terribles révélations et prête à payer les conséquences de ses actes. Runge est sorti des sentiers battus pour trouver celui de la vérité et expier sa faute de jugement : une leçon de modestie au jour le jour. Ce loup solitaire, qui aspire à l'être moins au fil des pages, garde jusqu'au bout son intégrité et sa probité. Grimmer se bat pour les autres, pour que les coupables soient châtiés, sans que rien ne puisse lui rendre sa mémoire, son enfance, ses sentiments. Il s'illustre par son désintéressement, c'est une magnifique figure sacrificielle. Eva aura marqué par un parcours particulièrement chaotique, une véritable métamorphose depuis un destin tracé d'avance, mais brisé, à sa descente aux enfers et sa traversée du désert, avant la rédemption. Ces êtres brillent avant tout par leur capacité à se remettre en question et réussissent à offrir le meilleur d'eux-mêmes dans les moments critiques. Et entre eux, Bonaparta : cet apprenti sorcier, ce docteur Frankenstein ne parvenant plus à supporter le poids de ses crimes. 


Tout au long des dix-huit volumes (et celui-ci ne déroge pas à la règle), Urasawa aura brillé par sa créativité en matière de seconds rôles et la manière dont il les gère, des aspects qui figurent parmi les grands points forts de son art de conteur ; en fait, certains pourraient affirmer que finalement, il n'y a pas véritablement de seconds rôles, dans "Monster", ou plutôt qu'il n'y a que cela, au fond. Dans "Scène d'apocalypse", cela pourra paraître évident, mais ce dernier tome est le seul dans lequel il n'y a pas de nouvel intervenant. Urasawa se sera aussi distingué par sa maîtrise du suspense. Dans ce numéro, elle atteint un paroxysme, avec un affrontement entre deux adversaires qui se déroule aussi sauvagement qu'il est prégnant ; c'est imparable et absolument irrésistible, dans la tradition des meilleurs films du genre ! De plus, il y a dans "Scène d'apocalypse" des moments d'une émotion rare comme il n'y en avait encore jamais eu dans "Monster" - en tout cas pas à ce point - dont une séquence en particulier qui fait monter les larmes aux yeux du lecteur. Et qu'en est-il de l'intrigue elle-même ? Reste-t-il des trous ou des zones d'ombre ? Oui, il en reste, mais cela est souvent de l'ordre du détail. Toutes les questions ne trouveront pas nécessairement de réponses ; Urasawa laisse sans doute au lecteur le soin de la réflexion. 

La partie graphique est dans la lignée des volets précédents. Ce sont d'abord ces décors hyperréalistes et millimétrés : les forêts, les bâtiments, les rues et ruelles, les différentes pièces de l'hôtel ainsi que les accessoires (le fusil et les pistolets semi-automatiques, entre autres). À l'inverse, les personnages sont moins détaillés, moins réalistes. Leurs traits sont simples, voire simplifiés, sans être rudimentaires pour autant. Ils compensent par une expressivité très travaillée. Par exemple, en page 12 : le visage de Tenma exprime à la fois la lassitude et une détermination sans faille. Il y a encore ces éléments que l'artiste a utilisés dès le départ et dont la combinaison est souvent imparable, la variété des cadrages, les onomatopées et les lignes de mouvement. Cela aura contribué à la création d'une identité visuelle spécifique. 

Comme précédemment, la traduction est à nouveau effectuée par Thibaud Desbief - il est attitré à "Monster" depuis le tout premier volet ; bien qu'il soit impossible, à moins d'être japonisant chevronné, de comparer le résultat à la version originale, Desbief, à part une poignée de bricoles, a toujours fourni un travail de qualité. 

Urasawa, dans l'absolu, écrit peut-être la meilleure fin imaginable. Même si certains n'y verront qu'une pirouette, c'est bien plus que cela ; l'une des interprétations de cette conclusion et de ce lit d'hôpital vide est que le mal que certains font aux enfants se situe au-delà de toute réparation, de tout pardon et de tout oubli et que ces douleurs infligées marquent au fer rouge. Certes, c'est une piste de réflexion pessimiste, mais elle tranche de façon nécessaire avec l'optimisme de cet épilogue. 

Mon verdict : CHEF-D'ŒUVRE

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Kenzo Tenma, Nina, Commissaire Heinrich Runge, Wolfgang Grimmer, Franz Bonaparta, Johann, Eva Heinemann, Robert / Alfred Baul, Dr Rudy Gillen, Dr Leichwein, Dieter, Naoki Urasawa, Kana

2 commentaires:

  1. Il y a quelque chose d'incroyablement gratifiant à découvrir dans ta chronique que ce projet de longue haleine se conclut admirablement.

    Je note d'ailleurs que tu as fait l'honneur à cet ultime tome, et peut-être à la série, d'un article plus long qu'à ton habitude.

    Dire qu'il est à la hauteur des attentes (dans le fond comme dans la forme) est un euphémisme : hé bien quelle belle louange !

    Le lecteur retrouve les personnages comme une injection de pur plaisir : une très belle façon de s'exprimer et une preuve patente de la réussite de la caractérisation pour les faire exister dans l'esprit du lecteur.

    Les cinq incarnations de l'héroïsme ont répondu présent : une analyse très intéressante avec un angle de vue que je ne souviens pas avoir déjà rencontré à propos d'une autre série ou d'une histoire.

    Il n'y a que des seconds rôles : j'ai l'impression que ce dernier tome t'a réconcilié avec l'apparition d'un personnage secondaire par tome, qu'il a donné du sens à ce mode opératoire de la dynamique du récit.

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    1. Oui, je me suis dit qu'après dix-huit tomes et donc arrivé à la fin, je ne pouvais pas ne pas écrire un article un peu plus long. Il y avait aussi deux ou trois idées que je voulais développer. Je ne ferai pas forcément ça pour chaque série, mais là j'en avais très envie.

      Les Tenma, Grimmer, Heinemann et Runge me resteront longtemps à l'esprit, surtout le dernier. Comment transformer, au fil des tomes, un personnage horripilant en une figure complètement charismatique. Il y a ce passage où j'ai senti les larmes mes monter aux yeux.

      Les personnages secondaires : je craignais une gestion pas forcément à mon goût à la conclusion, mais là Urasawa a dépassé mes attentes.

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