Cet ouvrage, intitulé "Opération Thor", est le sixième numéro de "Lefranc" (anciennement, "Les Aventures de Lefranc"), une série d'aventures lancée par le Français Jacques Martin (1921-2010), qui met en scène un journaliste, Guy Lefranc. L'histoire fut prépubliée dans "Tintin" en Belgique (du nº46 du 14 novembre 1978 au nº8 du 20 février 1979) et en France (du nº166 du 10 novembre 1978 au nº180 du 16 février 1979). Ce récit sera réédité par Casterman en avril 1979, sous la forme d'un album relié (de dimensions 22,6 × 30,4 centimètres ; avec couverture cartonnée) de quarante-six planches, toutes en couleurs.
Le scénario de cet album a été écrit par Martin. C'est le second album de Gilles Chaillet (1946-2011), qui a produit la partie graphique (dessins, encrage, mise en couleurs). Martin est connu aussi pour "Alix" et "Jhen". En 1991, ce monstre sacré de la bande dessinée franco-belge fut diagnostiqué d'une dégénérescence maculaire. Elle le rendit quasiment aveugle et l'éloigna des tables de dessin dès l'année suivante. Il se fera alors assister à l'écriture, et déléguera son travail à d'autres artistes.
Norvège, dans la région du Sognefjord. Le soleil se couche lentement et recouvre le paysage d'un voile doré. Un tout-terrain Ranger Rover file sur la route sinueuse. Lefranc est au volant. Jeanjean, à côté, tient une carte routière. Le conducteur est pressé. Jeanjean doute qu'ils arrivent à destination à temps. Lefranc peste : "Impossible de rouler plus vite sur une pareille route". Jeanjean suppose qu'elle n'a "plus été goudronnée depuis l'avant-guerre". Lefranc lui explique que le gel crevasse le revêtement routier en hiver et que le dégel emporte la croûte au printemps et il ne reste que les cailloux. Ils aperçoivent le bac qu'ils devaient prendre s'éloigner. C'était le dernier, "plus possible d'arriver au rendez-vous". Ils s'arrêtent peu après à la bourgade portuaire. Ils prennent une chambre au Posthotel, un hôtel-restaurant. Au dîner, le reporter se réjouit de l'accueil et de l'originalité du pays et des circonstances qui les y ont entraînés. Ils espèrent qu'ils seront attendus au rendez-vous...
Quel mystère que cette "Opération Thor" ! Inspirée de l'incroyable opération Bernhard (1942-1945), cette aventure, qui peut être qualifiée de thriller d'espionnage, ne dure que quelques jours (une petite semaine) ; elle emmène Lefranc et Jeanjean de la Norvège aux États-Unis. Au menu, enlèvement, voyage en sous-marin, tentative d'évasion et course-poursuite. C'est indéniable, Martin est un maître en matière de suspense. Ici, sa tactique - dont il abuse un peu - est de retarder ses explications le plus possible : ce "rendez-vous" sans la moindre précision, les marins dont l'identité de l'employeur demeure un secret et enfin l'opération en question. Il faut attendre la vingt-deuxième planche pour avoir un début d'explication et la trente-quatrième pour que le pot aux roses soit révélé ; c'est une astuce narrative bien efficace pour accrocher le lecteur et l'inciter à réfléchir, échafauder des hypothèses et tourner fébrilement les pages. Le lecteur se réjouit de retrouver le machiavélique Axel Borg ; la couverture ne ment pas ! C'est même Borg qui porte cette "Opération Thor" sur ses épaules ; Lefranc épate, certes, il suscite l'admiration par son sens de l'initiative et ses prises de risque, mais c'est le leader des grandes opérations de de terrorisme international qui s'impose et accapare l'attention. Malgré les erreurs qu'il commet, l'homme est plus que jamais sûr de lui et de son projet (donc de son génie). La civilité avec laquelle il soigne ses "invités" le rend encore plus charismatique - bien que ses actes soient condamnables et son pragmatisme aigu choquant (voir l'incident avec les plongeurs). À côté, Jeanjean, son fidèle acolyte (et boulet) comme Alix avec Enak. Mais que diable fait-il donc ici, d'ailleurs ? Et quelle est l'utilité de sa présence ? Pour que Lefranc ait une ombre ? Sa présence est discutable dirons-nous, mais il faut reconnaître que sa participation aux événements (la séquence de plongée avec les torpilles) est invraisemblable. L'article que Wikipédia consacre à ce personnage rappelle qu'il s'agit d'une de ses dernières apparitions et qu'il devient dorénavant bien plus rare : inquiet de recevoir des plaintes de parents de jeunes lecteurs, Martin décida d'écarter le personnage, toujours plus secondaire à chaque tome. Autres temps... Dense et rythmé, "Opération Thor" est l'un des grands titres de la série.
Le travail de Chaillet contribue évidemment à la réussite de cet album. Il est étonnant de voir à quel point l'artiste parvient à copier la touche du maître, c'est-à-dire : le trait réaliste, le soin prodigué aux décors et aux arrière-plans (seuls ceux de trois-quatre vignettes consistent en une couche de couleur unie) et la minutie apportée aux véhicules ou aux accessoires. À chaque album de Martin, le lecteur est estomaqué par la densité du détail - surtout s'il a l'habitude des publications dans lesquelles les dessinateurs et les encreurs ont tendance à simplifier les fonds de case au maximum pour des raisons de productivité (ce qui ne touche pas seulement les comics et les mangas, aussi la bande dessinée franco-belge) ; Chaillet s'applique à rester dans cette lignée, et il y parvient - malgré une certaine rigidité dans les postures.
Une intrigue originale, menée de main de maître, un mystère savamment diffusé au compte-gouttes, un face à face intelligemment animé (sans haine ni manichéisme) entre deux hommes que tout sépare. Ajoutons une jolie partie graphique malgré quelques raideurs à peine perceptibles. Voilà les grandes qualités de cet album.
Mon verdict : ★★★★☆
Barbüz
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Lefranc, Jean Le Gall, Jeanjean, Axel Borg, Agent John Stilwel, Jacques Martin, Gilles Chaillet, Casterman
Il me semble avoir lu ce tome, il y a au moins vingt ans, mais je n'en garde aucun souvenir, même en découvrant ton article.
RépondreSupprimerTon analyse sur le rôle et l'écartement de Jeanjean (boulet, quelle est l'utilité de sa présence, les plaintes des parents) est très savoureuse et m'a immédiatement fait penser à des remarques similaires sur l'inconscience de Batman à mettre en danger un jeune garçon comme Tim Drake.
Le soin prodigué aux décors et aux arrière-plans : j'ai immédiatement pensé à la comparaison avec les comics, comme tu la développes juste après, et quelques exemples franco-belges me sont également venus à l'esprit.
Quand je lis une bande dessinée dont les arrière-plans sont représentés dans plus de 80% des cases, pour les BD dans un registre réaliste ou semi-réaliste, je me dis à chaque fois que ça fait plus de sens que des fonds de case vierges agrémentés d'un camaïeu plus ou moins travaillé. Et ça me rappelle également que c'est possible à faire, et non une exigence ou une attente délirante.
Les décors - Oui, c'est possible, mais... Je me dis que Chaillet, par exemple, avait une douzaine de mois pour produire un album. Certes, c'est beaucoup, mais le type faisait les crayonnés, l'encrage et la mise en couleurs et - surtout - il bossait aussi pour Martin ; cela m'étonnerait que le maître ne lui ait pas demandé de recommencer une planche ou une case à plusieurs reprises. Mais au fond, ça représente beaucoup de boulot ou pas ? Par rapport à quoi ? Parfois, je regrette que le système productif des comics ne laisse pas plus de temps à l'artiste. L'industrie a parfois (souvent ?) préféré des tâcherons à de grands artistes par respect absolu du calendrier. On sait ce que cela a pu donner et avec qui, je ne te fais pas de dessin (si je puis dire).
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