vendredi 1 décembre 2023

Spy Games (tome 1) : "Dissidents" (Glénat ; avril 2014)

Intitulé "Dissidents", cet album paru en avril 2014 est le premier (et seul et unique) tome de "Spy Games", une série publiée par Glénat qui n'aura à l'évidence pas de suite (c'est chaque jour moins probable), son dessinateur étant décédé depuis. Cet ouvrage relié (dimensions 24,0 × 32,0 centimètres ; couverture cartonnée) compte quarante-six planches en couleurs. 
Le scénario est écrit par le Rémois Jean-David Morvan. Auteur prolifique et lauréat de plusieurs prix, Morvan est connu pour "Troll" (1996-2006), "Sillage" (depuis 1998), "Wolverine : Saudade" (2006) ou "Madeleine, résistante" (depuis 2021). La partie graphique a été intégralement confiée au Sud-Coréen Jung-Gi Kim (1975-2022) ; il fut révélé par "Tiger the Long Tail"

Mexique, au début des années 2010. Installé au volant d'une décapotable (qui tire une caravane) à peine dissimulée dans un virage, Terrence Keehan est en planque. Il observe la cible à la jumelle : un homme d'une bonne cinquantaine d'années vêtu d'un jean, d'un maillot à manches longues, d'un blouson sans manches, chaussé de tennis et coiffé d'une casquette. Assis sur le perron d'une maison, il vide une canette. Le pan de sa veste masque à peine son pistolet semi-automatique. C'est Andrew Zowitz, un autre agent spécial que Keehan connaît bien. Zowitz est né à Tampa, Floride, en 1956 ; il a deux ans de plus que Keehan, et il fait sept centimètres et cinq kilos de moins. Il pense être le meilleur dans son domaine. Voilà un mois qu'il est "officiellement" retraité ; Keehan, lui, est censé être mort "depuis six ans". Zowitz a fini sa boisson ; il retourne à l'intérieur de la maison. Keehan et Zowitz se sont croisés sur les mêmes théâtres d'opérations "ces quarante dernières années". Au Viet Nam en 1973, dans le Sinaï en 1974, en Égypte et en Éthiopie. En Angola en 1976. Au Sri Lanka en 1977 puis en Iran en 1979. À Grenade en 1983. Au Salvador en 1985. À Berlin en 1989. Ensuite le Golfe, et la Yougoslavie en 1992. Keehan en passe, "et des bien pires". Ils travaillaient pour des agences rivales, mais étaient toujours dans le camp "de la bannière étoilée"... 

Première surprise pour une série d'action (encore que) : le narrateur est un agent à l'aube de la retraite. Keehan approche effectivement les soixante ans, mais il reste frais comme un gardon, en témoigne la vitalité de son close-combat. Le concept intéresse, d'entrée de jeu : des olympiades d'espionnage - ultrasecrètes, évidemment. Les soixante-douze nations s'offrant cette folie sont chacune représentées par une équipe de huit de leurs meilleurs agents spéciaux, une chair à canon sacrifiable sans remords en regard de l'enjeu, qui est l'accès aux secrets d'État des adversaires en cas de victoire ("de niveau six") et leur cession en cas de défaite. Une règle acceptée par tous. Kontest, l'entreprise organisatrice, a bien compris que l'avidité des nations était un levier considérable. L'information, c'est le pouvoir ! Pour les équipes, tous les coups sont permis, y compris la torture ; rien ne leur est épargné, pendant que les décideurs écoutent le porte-parole de Kontest dans une salle climatisée. Passons sur l'impossible plausibilité de la compétition, il n'empêche que tout amateur du genre trouvera cette proposition d'intrigue terriblement alléchante. Morvan déploie là une narration très cinématographique construite sur trois fils : le groupe de Keehan, la présentation de Kontest et l'enquête du commissaire Lei. L'auteur tente d'éviter autant que possible les caractérisations stéréotypées : il y parvient tant bien que mal, notamment en révélant les expériences personnelles traumatisantes de certains agents (Keehan, mais aussi la jeune femme d'origine libérienne : conf. planches nº44-45). Même s'il est aussi court que dense (quarante-six planches), ce premier tome met suffisamment l'intrépide commissaire Ka Lei Ng sous les feux de la rampe pour que le lecteur s'y attache instantanément. Assez rapidement, et même si Morvan le conditionne par un discours rassurant de Kontest, le lecteur pressent que rien ne va se dérouler comme prévu par Kontest et les compétiteurs, un grand classique. 
Kim est souvent évoqué comme un véritable prodige du dessin, un artiste doté d'un sens de l'improvisation peu commun. Le registre est celui du réalisme ; le trait brut et gras apporte un rendu presque flou aux contours. Son coup de crayon crée une fluidité et un sens du mouvement qui peuvent rappeler le style de Gene Colan (1926-2011). Kim affiche une variété notable dans les cadrages et les angles des prises de vues. Quelques compositions sont saisissantes : retenons surtout l'entrée de Keehan par la fenêtre (planche nº6) et la vue de Hong Kong (planches nº16-17). Les amateurs ne sont pourtant pas unanimes au sujet de la partie graphique de "Dissidents". Un examen attentif des dessins révèlera les visages à géométrie variable (un simple exemple : Keehan n'a pas une seule fois le même nez dans les trois premières cases où il apparaît). En outre, si sa densité de détail est satisfaisante, Kim ne s'embarrasse pas toujours des finitions : à l'instar de certains mangakas, il peut laisser les visages vides dans les plans moyens (planches nº17 et 43, entre autres). Et enfin, la mise en page parfois tarabiscotée réduit l'évidence du sens de lecture (planche nº25). 

Sur le papier, "Spy Games" semblait prometteur. À la lecture, elle ne propose rien d'extraordinaire, mais il y a néanmoins des idées très intéressantes. Dommage que le décès de Kim ait sérieusement compromis l'avenir de la série. Il aurait commencé à bosser sur le tome deux, qui a été annoncé, mais dix ans se sont déjà écoulés.

Mon verdict : ★★★☆☆

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Spy Games, Terrence Keehan, Andrew Zowitz, Kontest, Chine, Corée du Nord, États-Unis, France, Inde, Israël, Russie, Venezuela, Commissaire Ka Lei Ng, Jean-David Morvan, Jung Gi Kim, Hong Kong, Glénat

2 commentaires:

  1. Un album qui avait bénéficié d'une belle couverture médiatique et que j'avais fortement été tenté d'acquérir à sa sortie. Ce que je n'ai pas fait, je ne sais plus pour quelle raison. C'est un plaisir de bénéficier d'un aperçu par ta lecture.

    Des olympiades d'espionnage : une fois n'est pas coutume, je ne peux pas m'empêcher de faire un rapprochement avec la série L'exécuteur, de John Wagner & Arthur Ranson, même si l'enjeu n'a rien à voir et s'il s'agissait d'olympiades de tueurs à gages.

    https://www.babelio.com/livres/Wagner-Lexecuteur-tome-1--Le-jeu-mortel/867310/critiques/1177428

    L'information, c'est le pouvoir : j'étais plutôt familier de la formule La connaissance, c'est le pouvoir, attribuée à Confucius. Je découvre que celle relative à l'information est attribuée à l'écrivain John Grisham.

    L'impossible plausibilité de la compétition : entièrement d'accord avec toi, je trouve cette proposition d'intrigue terriblement alléchante, irrésistible même.

    Les amateurs ne sont pourtant pas unanimes au sujet de la partie graphique : je me souviens vaguement d'un article dithyrambique dans le magazine dBD sur cet artiste, à l'occasion de la parution de ce tome.

    Il peut laisser les visages vides dans les plans moyens : je viens de lire deux bandes dessinées utilisant les visages vides de manière systématiques, L'amour, après & Bleu à la lumière du jour, avec une justification narrative pour cette particularité, et des conséquences émotionnelles à la lecture.

    Dommage que le décès de Kim ait sérieusement compromis l'avenir de la série : c'est très frustrant de lire un premier tome prometteur et de comprendre progressivement qu'il n'y aura jamais de suite. Cela m'état arrivé pour The Dream (2018), de Jean Dufaux et Guillem March, et je ne me suis toujours pas fait à l'idée que ces personnages ne poursuivront pas leurs aventures.

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    1. Le battage médiatique. Je ne sais pas pourquoi, mais j'étais carrément passé à côté à l'époque.

      L'information c'est le pouvoir. Selon mes recherches, la citation serait de J. Edgar Hoover.

      Le style de Kim. Sérieusement, je ne comprends par pourquoi les critiques ont été dithyrambiques à ce point. Alors il paraîtrait que Kim dessinait vite et sans modèles, de façon presque innée. Mais bon, je ne sais pas si les gusses qui se sont enflammés à ce point ont bien regardé les planches où s'ils n'y ont vu que ce qu'ils voulaient y voir.

      Le fait que cette série n'ait pas continué démontre à quel point elle avait été écrite et lancée pour Kim. Je suppose que Morvan et l'éditeur n'ont même pas cherché un repreneur de la partie graphique, ou alors ils se sont posé la question de façon rhétorique. C'est dommage, j'aurais aimé lire la suite.

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