mercredi 29 novembre 2023

"Ex Machina" : Volume V (Urban Comics ; août 2016)

Publié en août 2016 dans la collection "Vertigo Essentiels" d'Urban Comics, cet ouvrage est le cinquième de l'intégrale de la série "Ex Machina", qui représente un total de cinquante numéros écrits entre 2004 et 2010, plus quatre "Ex Machina Special" (deux en 2006, un en 2007 et un en 2009) et le "Ex Machina: Inside the Machine" (avril 2007). Ce recueil, le dernier de cinq, comprend les versions françaises des "Ex Machina" #41-50 (juin 2009 à septembre 2010 en version originale) et du "Ex Machina Special" #4 (mai 2009). C'est un recueil relié de dimensions 19,0 × 28,5 centimètres, avec couverture cartonnée, qui contient approximativement deux cent soixante-dix-sept planches, toutes en couleurs. En bonus, des couvertures supplémentaires et de courtes bios. 
Ces numéros sont tous écrits par le scénariste Brian K. Vaughan, qui est connu surtout pour "Y, le dernier homme", "Les Seigneurs de Bagdad" ou encore "Saga". Tony Harris est le dessinateur de la série régulière. Durant sa carrière, il a été récompensé de deux prix Eisner, pour "Ex Machina" en 2005 et "Starman" en 1997. Ses planches sont encrées par Jim Clark. Harris assume entièrement l'encrage à partir du #45. John Paul Leon (1972-2021) dessine et encre le spécial. J. D. Mettler signe la mise en couleurs. 

Précédemment, dans "Ex Machina" : le maire Hundred accorde une entrevue à Brian K. Vaughan (et le confond d'abord avec Brian Michael Bendis) pour un projet de biographie en comic book tandis que Tony Harris montre un portfolio à January Moore. 
New York City, mardi 27 mars 2001 : la Grande Machine est en train d'affronter son ennemi juré Jack Pherson. Entouré d'abeilles, Pherson le nargue. Il sait que le réacteur dorsal est hors service sinon la Grande Machine aurait "battu en retraite". Il le menace. S'il appuie sur la détente du pistolet qu'il braque, les armes de Pherson le tueront. Hundred feint d'être épuisé par le côté "pète-couilles" de Pherson, qui continue : les abeilles ne comprennent pas pourquoi Hundred a détruit leur ruche. Mitchell est "navré" : les ruches sont interdites sur les toits de la ville - même pour les "riches connards de l'Upper West Side" comme Pherson... 

Voilà donc la conclusion de la série. Le moins que l'on puisse dire est que les surprises sont au rendez-vous. Le lecteur est loin de se douter de ce qui l'attend, même si ces épisodes sont construits sur le même modèle que celui des volumes précédents. Vaughan continue à développer cette analogie qu'il a imaginée : l'homme politique représentant du pouvoir d'un côté et le justicier masqué et costumé de l'autre, avec les éléments de folklore et les stéréotypes des deux aspects que cela signifie. 

Concernant les thèmes sociaux, politiques ou économiques, comment éviter les impôts ? Il est fait mention du principe d'égalité, ou plutôt celui d'équité en matière de fiscalité. Le philosophe et économiste écossais Adam Smith (1723-1790) est cité : "Il n'est pas très déraisonnable que les riches contribuent aux dépenses de l'État, non seulement à proportion de leur revenu, mais encore de quelque chose au-delà de cette proportion." Il est également question de pilule du lendemain et d'avortement, avec une intéressante leçon de tactique politique et de manipulation l'opinion publique, ainsi que d'énergies renouvelables (l'éolien) et de la façon de les intégrer dans le paysage urbain de New York City. Plus de quinze ans plus tard et au moment de la rédaction de cet article, ces trois sujets sont toujours d'une actualité brûlante. Ils rejoignent la multitude de ceux qui ont déjà été évoqués dont le racisme, la légalisation du mariage entre personnes du même sexe et l'éducation entre autres. Ce qui est intéressant est de les voir abordés sous forme de débats entre Hundred et son adjoint ou tout autre cadre de son équipe ; le lecteur a ainsi du grain à moudre. 

En parallèle de la dimension politique, Vaughan ajoute les autres ingrédients pour arriver à ce contexte qui rend "Ex Machina" unique : sa facette super-héroïque, avec ses comploteurs, ses super-méchants, et ces "souvenirs de guerre" de la Grande Machine, toujours narrés en suivant un fil temporel antérieur. Des proches de Hundred, aucun n'est à l'abri ; le prix payé n'est pas le même pour tout le monde, d'ailleurs. Évidemment, les deux facettes de la saga finissent par se rejoindre. Mais l'auteur va encore plus loin dans le genre super-héroïque en confirmant l'existence d'une multitude de mondes parallèles (les "branes du volume" font certainement référence à la théorie des cordes et à la physique quantique) - très peu engageants - et autant de reflets plus ou moins déformés de Hundred. Néanmoins, il s'abstient de trop en dire afin d'éviter de s'égarer et de sortir du cadre. Vaughan, en procédant de cette manière, laisse aussi la porte ouverte à un éventuel retour du titre ; sait-on jamais. 


Vaughan, dans cette conclusion, ne s'épanche pas sur un énième laïus au sujet de la corruption du pouvoir ; car malgré son humour cinglant et son sens de la répartie à toute épreuve, ce n'est peut-être qu'à la fin que Hundred devient - ou se révèle - cynique. En revanche, l'auteur implique que ce sont les convictions personnelles et le sentiment de devoir (sans doute alimentés par une forme de naïveté romantique) qui amènent à commettre le pire plus qu'à le planifier. Le syndrome du sauveur ou le complexe du messie pourraient être soupçonnés. Le pouvoir ne serait donc pas une fin, mais seulement un moyen. En témoignent la boîte blanche, l'inversion des rôles entre Hundred et Bradbury lors de la journée du 12 avril 2005 et surtout la décision soudaine et choquante - mais a priori aucunement préméditée - de Mitchell durant l'entrevue avec Kremlin du 17 janvier 2008. En continuant à extrapoler, il sera permis de songer au fossé entre la mission telle qu'un élu l'imagine et les préoccupations des citoyens ordinaires ainsi qu'à l'exercice du pouvoir, qui force à une forme de solitude, à un état où il n'y a pas d'amis, seulement des alliés - là encore, des moyens. Cette fin va bien au-delà des attentes, Vaughan renonçant à la facilité des grandes révélations et au retour à la normale des protagonistes et du cours de leur vie. 

C'est peut-être bien la toute première fois que le lecteur relèvera quelques rares défauts dans les finitions de la partie graphique ; surtout dans les premiers numéros. De plus, il est probable que les fonds de case soient moins travaillés qu'à l'accoutumée. À la décharge de Harris, il semble y avoir eu de l'instabilité au poste d'encreur. Cela étant, n'oublions pas à quel niveau d'excellence se place le travail de l'artiste. Celui-ci n'a pas son pareil pour les scènes-chocs et gore et ce volume-ci en abonde. Harris, c'est la diversité des physionomies ainsi que les expressions, les postures, les gestes et le langage corporel plus vrais que nature. C'est encore ce réalisme rendu organique par la mise en couleurs en contrastes de Mettler et la clarté du découpage et de l'action. C'est aussi New York City, de jour comme de nuit. Enfin et surtout, "Ex Machina", c'est Harris et personne d'autre ; Leon, en dépit de tout son talent, a un trait plus lourd et plus gras, bien qu'il constitue une alternative acceptable. 

La traduction a à nouveau été effectuée par Jérémy Manesse, l'un des grands noms de ce métier ; vu la qualité de son travail au long de ces cinq volumes, pardonnons-lui cet "après que" suivi d'un subjonctif en page 140 (à moins que ce ne soit par souci de réalisme ?). Mais pour le reste son boulot est irréprochable. Rien à redire

Il est admirable de voir à quel point "Ex Machina" se sera maintenue à un niveau supérieur de qualité et ce sur plus de cinquante numéros ; certes, toutes les questions n'ont pas de réponses, mais tant mieux, car cela s'inscrit dans cette invitation de l'auteur à la réflexion, même s'il s'agit cette fois plus de forme que de fond. Voici une série à la croisée des genres, brillamment écrite et talentueusement illustrée, à qui il ne manque qu'un soupçon de sentimentalisme pour la déposer au panthéon. 

Mon verdict : ★★★★★ pour le volume V et ★★★★★ pour toute la série

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Mitchell Hundred, Rick Bradbury, Ivan "Kremlin" Tereshkov, Dave Wylie, Commissaire Amy Angotti, January Moore, Jack Pherson, Suzanne Padilla, New York City, Brian K. Vaughan, Tony Harris, Vertigo

2 commentaires:

  1. 5 étoiles & 5 étoiles : je présume qu'il ne s'est fallu de peu de basculer vers le chef d'œuvre ?

    J'ai lu ton article, puis je suis allé me rafraîchir la mémoire avec les miens.

    C'est amusant de constater que nous n'avons pas abordé cette dernière phase de la série avec le même état d'esprit.

    Vaughan laisse aussi la porte ouverte à un éventuel retour du titre : en refermant le dernier tome, j'en suis ressorti avec la conviction qu'il avait dit tout ce qu'il avait à dire et qu'une suite ne serait pas envisageable.

    L'épisode 40 (oui, je déborde un peu) : Le lecteur avait bien compris que l'engagement d'Hundred en politique pouvait être interprété comme le choix de Vaughan d'écrire un comics politisé. C'est à dire qu'après avoir écrit des histoires de superhéros, les attentats du 11 septembre avaient constitué un signal indiquant qu'il était temps qu'il se serve de son talent d'écrivain pour aborder des sujets plus sérieux, plus importants (de la même manière qu'Hundred était passé d'une carrière peu brillante de superhéros à une carrière d'homme politique). Et pourtant Vaughan estime nécessaire de se mettre en scène avec Harris au sein de sa propre série pour réexpliquer tout ça. le résultat n'est pas désagréable ou idiot, juste redondant.

    Ring out the old : Cette histoire peut constituer une réelle déception pour le lecteur qui s'est plus attaché à la mise en scène des crises que doit gérer le maire, qu'à l'aspect superpouvoirs d'Hundred.

    Term limits : un final très dense pour leur série, plein de rebondissements, d'actions et de moments faisant resplendir les facettes multiples des personnages. Des résolutions qui refusent l'artifice d'une fin absolue et qui supposent une vie pour les personnages, une fois la dernière page tournée. Pas un dénouement heureux où ils vécurent tous dans le bonheur et eurent beaucoup d'enfants. Ces moments font ressortir la difficulté des décisions à prendre et leur caractère moralement ambigu. Les lecteurs connaissant Watchmen pourront établir des parallèles qui apportent un autre éclairage au récit, et au personnage de Mitchell Hundred. Même sans cette comparaison, Mitchell Hundred acquiert un degré de complexité supplémentaire. En fonction de son attente, le lecteur pourra reprocher à Vaughan et Harris d'être redescendu d'un cran par rapport à leurs ambitions politiques et sociétales initiales, pour privilégier le domaine du roman psychologique et bien noir (4 étoiles), ou bien accepter d'apprécier cette réorientation sur des thèmes déjà présents précédemment pour une fin très noire (5 étoiles).

    Episodes 40 à 44
    https://www.babelio.com/livres/Vaughan-Ex-Machina-tome-9--Ring-out-the-old/859383/critiques/1100710

    Episodes 45 à 50
    https://www.babelio.com/livres/Vaughan-Ex-Machina-tome-10--Term-Limits/859384/critiques/1100711

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    1. Chef-d'œuvre. Je n'ai pas été jusque-là, parce que je trouve que "Ex Machina" manque de sentimentalisme, une constante que j'ai retrouvé tout au long de ces cinq volumes. Je n'ai pas eu une seule fois la larme à l'œil, par exemple, encore que le passage à vide de Mitchell dans ce dernier tome est touchant. Je trouve que Vaughan ne s'attarde jamais ; je me suis demandé s'il ne s'agissait pas d'une forme de pudeur.

      Une suite. C'est vrai que de nombreux ingrédients sont retirés de l'équation. Mais je me suis dit aussi qu'il restait suffisamment de questions ouvertes et de possibilités pour que Vaughan puisse envisager une sorte de suite ou de série dérivée, par exemple. A posteriori je me dis que c'est certainement toi qui as raison, mais était-ce si clair dans l'esprit de l'auteur à l'époque ? Sans doute ; je l'ignore.

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