vendredi 23 février 2024

"Abara" (Glénat ; mars 2023)

Intitulé "Abara", cet épais album comporte l'intégrale de la version française du manga du même nom, y compris "Digimortal", un récit connecté. Il est sorti chez Glénat Seinen Manga en mars 2023, sous la forme d'un ouvrage broché (couverture flexible) de dimensions 18,0 × 25,6 centimètres. Il comprend approximativement trois cent quatre-vingt-six planches, toutes en noir et blanc ou plutôt en nuances de gris (sauf six en couleurs) ; elles se lisent de droite à gauche. Il s'agit d'une réédition : "Abara" a déjà été publié en France en deux tomes (respectivement en avril et juin 2007). Au Japon (donc en version originale), "Abara" fut prépublié dans le magazine "Ultra Jump" (éditeur : Shueisha) entre mai 2005 et mars 2006, puis réédité en fascicules. 
Le scénario est entièrement écrit par le Japonais Tsutomu Nihei. Il compose aussi la partie graphique dans son intégralité : les crayonnés, l'encrage et l'enrichissement visuel sous la forme de nuances de gris. Surtout connu pour "Blame!" (1997-2003), cet ex-architecte est l'auteur de "Biomega" (2004-2009) et encore de "Knights of Sidonia" (2009-2015). La notoriété de ce mangaka s'étend même un peu au-delà de l'univers du genre ; en 2003, il avait également produit "Wolverine: Snikt!", pour Marvel. 

Un dédale d'immeubles, de murs et de passerelles. Minuscule dans cet enchevêtrement cyclopéen, un homme entre deux âges gravit un escalier jusqu'à un étroit palier. Autour, personne. Il s'arrête devant une porte ornée d'un écriteau, entre et descend vers une salle d'attente. Des hommes et des femmes dorment à même l'escalier ou contre un mur. Le visage de l'inconnu trahit l'épuisement et la tristesse. Il avance jusqu'au guichet. Derrière se tient une jeune femme en uniforme de personnel soignant. Il tambourine à la paroi vitrée ; polie, mais peu affable, elle demande s'il a rendez-vous et réclame son "ticket d'examen". Lui se met à bafouiller : il n'en a pas, "c'est urgent !" Impassible, la secrétaire médicale propose une consultation, "dans quatorze jours au plus tôt" ; souhaite-t-il un ticket ? L'inconnu la prie de l'aider : depuis ce matin, sa main ne "veut pas s'arrêter !"...

Les ingrédients de l'intrigue ? Un futur éloigné, des humains "infestés" mutant en monstres, l'humanité en danger, des expérimentations et des rivalités entre services : déroutant ! Nihei imagine une œuvre dystopique qui marque les esprits dès les premières planches : l'entrée en matière est aussi brutale que spectaculaire. Le lecteur est immédiatement confronté à deux notions qui sont des caractéristiques majeures chez l'auteur (en tout cas dans "Abara") : le contraste et l'échelle. Il est frappé par l'aspect cyclopéen des constructions qui constituent la ville ; l'homme, au milieu des structures gigantesques aux fenêtres minuscules (quand il y en a), est insignifiant, sans importance. Partout des murs, des puits et des canalisations ; aucune verdure. C'est cette cité vide et quasiment sans vie née d'une architecture écrasante - celle du totalitarisme, la facette monumentale en moins - qui sert de cadre aux gauna lorsqu'ils expriment leur brutalité aussi spectaculaire qu'imprévisible. D'une puissance formidable, ces créations (de l'homme) n'éprouvent aucune pitié et ne reculent pas, c'est détruire ou périr. Il ne s'agit pas d'un énième affrontement entre bien et mal, c'est plus que cela. Noirs ou blancs, les gauna engendrent des dommages collatéraux absolument colossaux et n'épargnent personne. Les humains sont plus fragiles que jamais, d'autant que la violence est omniprésente : décapitations, mutilations et colonnes vertébrales arrachées, ainsi que ces délirantes mutations instantanées. 
Autre contraste, le fossé abyssal qui existe entre l'élite et les citoyens ordinaires. Les premiers, opérant en secret, isolés dans une tour d'ivoire, ont accès à des savoirs oubliés et maîtrisent des technologies avancées et sans doute clandestines. Ils sont confrontés à des événements dont ils pensent à tort être en mesure de contrôler le cours. Le commun des mortels s'échine à survivre dans des conditions précaires, comme si ce monde (la treizième heure du cadran de l'horloge murale - conf. page 111 - et la remarque de Nihei dans sa postface sous-entendent qu'il ne s'agit ni de la Terre ni d'une planète, mais d'un gigantesque vaisseau spatial). Tout dans cette société semble aussi cloisonné que figé, l'administration apparaît pesante, tel un monolithe inhumain. Il est possible que Nihei pointe les dérives du système à la japonaise. Au désespoir, à la noirceur et aux profonds sentiments de solitude et d'indifférence que véhicule l'histoire s'ajoute la question de l'humanité, car son augmentation est une réalité (récurrente chez l'auteur) ; le lecteur en vient à tenter de deviner quelles proportions de chair et de machine se trouvent dans le corps des protagonistes. 


En plus de sa dimension écologique (rien n'est indiqué de façon explicite, mais ce monde n'apparaît pas comme un exemple de société décarbonée), "Abara" évoque les résultats désastreux des manipulations génétiques et des expérimentations contrôlées de manière trop incertaine ainsi que les catastrophes majeures qui en résultent. L'origine de ces calamités se perd dans la nuit des temps, cela sous-entend que l'histoire en tant que science (sociale) est une notion fluctuante, oubliée ou négligée et que certaines connaissances essentielles ne figurent que dans quelques sources secrètes accessibles aux initiés seuls (cf. le "Livre des exomorphes", chapitre nº5). 

Dans cet univers glacial de béton et de métal, ni sentimentalité ni romance. L'atmosphère est lugubre, voire étouffante, et véhicule une insondable désolation. Le trio des employés survivants de la firme quaternaire aurait pu apporter un brin d'humour, mais la tristesse de l'absurdité l'emporte largement sur le comique. La conclusion laisse néanmoins entendre que l'amour est au centre de tout et qu'il est essentiel pour pouvoir maintenir l'espoir et permettre la survie de l'humanité. Même si certains lecteurs peuvent déceler dans "Abara" une métaphore sur le thème du purgatoire, la question de la spiritualité et de la religion est la grande absente de l'œuvre. 

Au risque d'en abuser (un peu), Nihei emploie à maintes reprises les techniques narratives de l'ellipse et du non-dit. Le lecteur se prête à l'exercice de l'interprétation, de la supposition, de l'hypothèse, voire du raccourci. En fin de compte ça n'est pas capital, malgré la sensation fréquente de passer à côté de quelque chose. L'histoire n'en est pas entièrement sibylline pour autant ; une attention soutenue permet de relier les points et la linéarité - bien que peu perceptible du fait de la scission de la narration en plusieurs fils - y aide beaucoup. Autre moyen, les nombreuses pages sans texte (dont les combats), qui participent à la diffusion de l'atmosphère. Au sujet des caractérisations, il y a quelques stéréotypes (par exemple le commissaire bougon et l'inspecteur indépendant d'esprit, presque rebelle), mais les protagonistes sont convaincants et crédibles. Ils portent tous en eux une forme de fatalité et cela se conçoit, vu le cadre. Enfin, les dialogues sonnent de façon généralement juste. 

La partie graphique est très réfléchie, malgré des orientations artistiques que l'auteur semble aujourd'hui regretter avec humour, c'est en tout ce cas ce qui transparaît dans sa postface. Les amateurs décèleront dans le style de Nihei les influences (entre autres) de Jean Giraud (1938-2012) ou d'Enki Bilal dans la conception de certains personnages, mais aussi de Maurits Cornelis Escher (1898-1972), voire de Jérôme Bosch (1450-1516) dans ces constructions ou ces entrelacs d'escaliers. Les gauna, eux, appartiennent surtout à Nihei. Ils évoquent instantanément la mort, la terreur et la transformation du corps humain dans ce qu'elle a de plus répugnant. La netteté du coup de crayon de l'artiste contraste avec un aspect brut du mouvement, qui rend le déchiffrage immédiat des scènes d'action parfois délicat. Le lecteur sera attentif, sous peine de passer à côté d'un détail primordial, mais à peine perceptible si son coup d'œil est paresseux. Important, ce point peut influer sur le plaisir de lecture s'il est négligé. L'artiste travaille en permanence la cinétique des compositions, notamment en variant les plans et les perspectives (c'est incroyable le rendu qu'il parvient à obtenir rien qu'avec cinq murs et un escalier (voir cette double page au milieu du chapitre nº5) et en employant fréquemment l'effet de zoom : Nihei produit d'abord des scènes très éloignées avant de confectionner des plans de plus en plus rapprochés, souvent en séquences de trois cases. La dynamique et l'effet sont garantis. 

La traduction a été effectuée par Johan Leclerc, avec Thomas Lameth à la correction. Il est impossible - à moins d'être japonisant - de comparer à la version originale. Leur texte ne comporte ni faute ni coquille, en tout cas. Il est à noter que les deux fascicules originaux (Glénat toujours) avaient été traduits par Sylvie Siffointe

"Abara" nous introduit à un monde glaçant et présente une vision résolument sombre de l'évolution de l'humanité - c'est d'ailleurs une constante dans l'œuvre de Nihei, puisqu'elle est également au centre de "Blame!". C'est une histoire terriblement macabre, d'une noirceur hypnotique et d'une violence débridée. Sa conclusion présage un nouveau départ et l'émergence d'un autre univers ; elle semble encore émettre l'idée que destruction et table rase peuvent permettre un redémarrage à zéro. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Inspecteur Sakijima, Denji Kudo / Ito, Tadohomi, Nayuta, Ayuta, Bureau de Surveillance, Brigade de Répression criminelle, Huilerie Aburano, Gauna noirs, Gauna blancs, Firme quaternaire, Manga, Seinen, Glénat

5 commentaires:

  1. Aaaahhh !!! Le retour de Barbüz, et en format long qui plus est.

    Un article saisissant : j'avais l'impression de ressentir les pages, qu'il s'agisse de cette atmosphère de SF kafkaïenne ou de la composition des planches. J'ai trouvé ton paragraphe sur la partie graphique (jusqu'à La dynamique et l'effet sont garantis.) excellent : c'est ce que je rêve de parvenir à faire quand j'évoque la narration visuelle.

    Un manga qui a l'air d'une intensité rare sur le plan émotionnel, et d'une intelligence remarquable pour la mise à profit de la science-fiction pour évoquer les angoisses et les terreurs d'aujourd'hui.

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    1. Merci pour ce petit mot très gentil.
      Oui, en format long, parce que j'étais conscient que je n'allais pouvoir écrire qu'un seul article en février ; alors, je me suis dit qu'autant en produire un plus long que les autres. Et puis, le format - c'est l'intégrale - m'y a incité aussi.

      "Kafkaïen" - C'est vrai, choix de mot approprié. Après avoir vu du kafkaïen partout, on ne veut plus en parler, pourtant, dans une certaine mesure, il y a de cela dans "Abara".

      Tu te souviens peut-être que je t'avais proposé "Blame!" pour un article commun. Tu m'avais répondu que tu voulais d'abord finir "Lone Wolf and Cub". Ça se comprend.

      J'en profite pour faire le lien avec le premier tome de "Xoco". Sache que j'ai bien avancé dans mon analyse. J'ai bientôt terminé (compte quand même quelques jours). Je te remercie de ta patience.

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    2. Bonne nouvelle pour Xoco ; j'avais l'intention de t'en parler dans les jours qui viennent car je prévois de le publier semaine 8.

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    3. Oups ! Faute de frappe (je ne regardais pas dans la bonne colonne du calendrier) : je voulais dire semaine 12.

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    4. Ouh là, la pression de malade !...
      Mais oui, c'est possible. Ce n'est pas plus mal, car sinon la tendance à procrastiner l'emportera.

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