mercredi 17 avril 2024

Xoco (tome 2) : "Notre Seigneur l'Écorché" (Vents d'Ouest ; novembre 1995)

Intitulé "Notre Seigneur l'Écorché", cet ouvrage est le second tome de "Xoco", une tétralogie (1994-2002) qui consiste en deux cycles illustrés par deux artistes différents, et qui comprennent chacun deux tomes. La parution originelle de l'album date de novembre 1995, dans la collection "Gibier de potence" de Vents d'Ouest. Les quatre recueils ont fait l'objet d'une réédition en deux volumes en novembre 2008 dans la collection "Grand Format" : "Xoco - Intégrale - Cycle 1" en est le premier ; c'est cette édition qui est l'objet de l'article. Elle inclut deux pages d'introduction sous la forme de fiches de police (les mêmes que dans "Papillon obsidienne"), soixante-deux planches de bande dessinée, toutes en couleurs, et deux pages représentant une lettre. Il y a eu une autre réédition en 2020, avec un nouveau lettrage, mais en un tirage limité (mille exemplaires seulement). 
L'équipe artistique est la même que celle du premier tome. C'est donc Thomas Mosdi qui écrit le scénario ; Mosdi a été révélé par "L'Île des morts" (1991-1996). Olivier Ledroit a composé la partie graphique, dessins et mise en couleurs. Il est connu pour les numéros un à cinq des "Chroniques de la Lune noire" (de 1989 à 1994) et "Requiem, chevalier vampire", depuis 2000. 

Précédemment, dans "Xoco" : devant une Mona Griffit médusée, Xoco parvient à repousser l'ennemi et à conserver le couteau d'obsidienne. Peu après, dans un vaste bureau, un inconnu menace son interlocuteur ; il exige qu'il retrouve le poignard. 
Hiver 1931, une nuit. Un blizzard s'est abattu sur New York, toute couverte de neige. Un chat, ayant aperçu un rat, cherche à se frayer un chemin à travers les congères, lorsqu'un sans-abri le tue d'un coup d'écriteau sur le crâne ; l'inconnu présente ses excuses au cadavre de l'animal, mais il a "vraiment la fringale". Il a été durement touché par la Grande Dépression : il menait une existence tranquille lorsqu'il a perdu son emploi. Ses efforts n'ont abouti à rien. Tandis qu'il remonte l'allée, son attention est attirée par une pièce d'un dollar qui brille sur la neige ; il se penche pour la ramasser. Une deuxième atterrit à côté... 

Si le lecteur était perdu à l'issue de "Papillon obsidienne", qu'il se rassure. "Notre Seigneur l'Écorché", bien qu'il présente encore des incohérences ou invraisemblances, est plus clair. Mosdi s'y applique à démêler les enchevêtrements de son scénario. Les fils conducteurs sont nombreux : la cavale de Xoco et Mona, l'enquête de Willy (et Obedia), le récit de Millar, le projet des Enfants de l'aube, les Nahuas et les disparitions de sans-abri. Bien sûr, cela converge progressivement jusqu'à ce que la lumière apparaisse. Quant à l'intrigue, elle propose des variations sur des thèmes aussi exploités qu'incontournables (surtout dans ce genre) dont la soif de pouvoir des hommes et l'accès à des savoirs interdits et le pacte avec le mal qui en résultent, la confrontation à des forces incontrôlables et le principe de sacrifice ultime. "Notre Seigneur l'Écorché" s'achève en apothéose cosmique spectaculaire et convaincante ; c'est là que les influences lovecraftiennes tant évoquées se font réellement sentir (la forme finale d'Itzpapalotl peut rappeler celle de Yog-Sothoth). L'ensemble s'emboîte bien malgré quelques frictions mineures : un découpage parfois abrupt, un texte verbeux et fumeux à la fin, et de légères incohérences (on ne voit pas Xoco perdre le poignard) ou invraisemblances dont Willy, qui passe pour un idiot dans le premier tome et s'avère ici un enquêteur compétent ou voir Obedia (le coroner) participer aux descentes de police. Mais certaines séquences sont captivantes ; par exemple, l'analepse avec les souvenirs de Millar, qui permet de mieux comprendre la marche inéluctable des Enfants de l'aube vers la folie, tandis que la conclusion titanesque montre que l'être humain reste ridiculement insignifiant en regard de certaines forces indomptables, ce qui permet de relativiser - toutes proportions gardées - le manichéisme de l'œuvre. Hélas ! Il est dommage que certains personnages n'aient pas été développés, notamment Carfax et Exner. Bien que la caractérisation de Morgan ne soit pas un modèle d'inspiration (car il tient davantage de l'inspecteur Harry que de l'ex-occultiste), mention spéciale pour la formulation des motifs des Enfants de l'aube, révélés en pages 100 et 101. Enfin, le lecteur se sera accoutumé à la narration désynchronisée que les auteurs utilisent par endroit (décalage entre le texte et l'image). 
Quelle partie graphique de Ledroit ! L'amateur appréciera l'audace assumée dans la mise en page, le zoom sur les détails (par exemple, la bague de Sandrics, bien qu'il la porte à des mains différentes), l'utilisation de la couleur pour contribuer à la mise en place d'une atmosphère (les bleus, les ocres, les verts, sans oublier le rouge du dernier acte et le sépia des scènes d'analepse), la remarquable diversité des angles de prises de vues (dont l'utilisation de reflets, comme ceux de la bouilloire ou de la tasse de café, page 91). Ledroit donne le meilleur de lui-même. Chaque planche apporte la preuve d'un travail approfondi : les décors intérieurs ou extérieurs raviront les plus exigeants (la neige). Que dire du nombre de figurants de la soirée mondaine (page 92) ou de tous ces policiers qui attendent la perquisition (page 103) ? 

Dans l'ensemble et malgré quelques défauts mineurs, le dénouement de ce premier cycle de "Xoco" est une réussite. Porté par des compositions dans lesquelles Ledroit exprime toute la latitude de son talent hors norme, Mosdi raccommode les trous de son intrigue et propose une conclusion convaincante et suffisamment claire. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
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Xoco, Mona Griffit, Itzpapalotl, L'Homme-Tonnerre, Les Enfants de l'aube, Herman Carfax, Ruppert Exner, Morgan Millar, Roland Sandrics, Egon Tchevsky, Obedia, Willy, Juan, Miguel, New York

3 commentaires:

  1. Voilà un article qui n'a pas tardé, respect.

    Je reconnais bien là ton regard plus acéré que le mien : je n'ai repéré aucune des incohérences.

    Narration désynchronisée : une technique que j'avais déjà vue, mais sur laquelle je n'avais jamais mis de mots, merci pour cet éclairage.

    Quelle partie graphique de Ledroit ! - Oh que oui, quel pied !

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    1. Narration désynchronisée - Alors, ce sont mes mots que j'ai mis là-dessus, mais je ne sais pas si ce sont les bons. Qui sait, au fil des articles, peut-être trouverons-nous une expression plus appropriée que la mienne ou un choix de mots plus précis.

      En parlant de ça, je me souviens que nous avions discuté de ceci (je ne sais plus dans quel article, à moins que ce soit sur Messenger), en nous demandant quel nom lui donner, et figure-toi que j'ai fini par trouver le nom de cet effet :
      https://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_Marey
      Tu connaissais ?

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    2. Merci beaucoup pour cet effet Marey : je me souviens très bien de notre échange, et c'est exactement ce que je n'avais pas réussi à trouver. Je ne connaissais pas.

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