mardi 23 avril 2024

"Vie et mort de Toyo Harada" (Bliss Comics ; octobre 2019)

Intitulé "Vie et mort de Toyo Harada", cet ouvrage a été publié par Bliss Comics - un petit éditeur bordelais - en octobre 2019 ; il contient la version française de "The Life and Death of Toyo Harada" dans son intégralitéIl s'agit d'un album relié (de dimensions 17,5 × 26,5 centimètres, couverture cartonnée) qui compte exactement cent quatre-vingts planches, auxquelles s'ajoutent douze pages, insérées à la fin du recueil en guise de bonus : dix-huit variantes de couvertures et une affiche promotionnelle (par divers artistes). Nota bene, en version originale, les six numéros de cette minisérie parurent chez Valiant entre mars et août 2019. 
C'est Joshua Dysart qui écrit tous les numéros. La partie graphique a été élaborée comme suit : Cafu est le dessinateur principal, mais plusieurs planches de chaque épisode sont illustrées par un autre artiste, le nombre varie. On retrouve ainsi respectivement les noms de Mico Suayan, Butch Guice, Adam Pollina, Diego Yapur, Kano et Doug Braithwaite ; chacun encre ses propres planches. Un schéma similaire est appliqué aux coloristes : à Andrew Dalhouse se joignent Dan Brown, Kat Hudson et Diego Rodriguez

Précédemment, dans "Imperium" : l'étau se resserre autour de Toyo Harada et ses partisans. Le Projet Rising Spirit, les États-Unis et leurs alliés chinois ou russes subissent néanmoins de sérieux revers et de lourdes pertes, que ce soit sur mer ou sur terre.
Hiroshima, en 1936 : Toya Harada vient au monde, à la grande joie de sa mère. Il est enfant unique. En 1941, le Japon déclare la guerre aux États-Unis et à l'Empire britannique, sept heures après l'attaque de Pearl Harbor. Le père de Toyo meurt au combat en 1943. Le 6 août 1945, la bombe atomique Little Boy est lâchée sur la ville : Toyo s'est enfermé dans un champ de force qu'il a lui-même créé, mais ne peut protéger sa mère, que le souffle de l'explosion réduit en cendres sous ses yeux. En 1948, à une réunion publique, un officier britannique sermonne les habitants de la ville en entretenant la culpabilité du peuple japonais. Une femme âgée, apercevant Toyo dans la foule, se met à crier que "le garçon est ici". Tous les Japonais se prosternent alors devant lui... 

Voici le dernier acte du cycle psiotique ; lire "Imperium" sera nécessaire à la compréhension du récit. La tonalité de celui-ci est dans la même lignée. Il est bâti autour de deux facettes : le conflit militaire presque mondial provoqué par les agissements de Harada et un retour sur les grands jalons de la vie de ce personnage stupéfiant. L'auteur nous conte l'histoire d'un être hors norme qui poursuit durant toute son existence l'objectif qu'il s'est fixé enfant ; cela inclut des souffrances, des erreurs, des ennemis, une insondable solitude et des sacrifices. Car Harada, parfois absorbé par la contemplation de sa propre puissance, en oublie ceux qui gravitent autour de lui - lorsqu'il ne décide pas de les utiliser, voire de les sacrifier en toute connaissance de cause. Le psiotique est l'un des rares personnages de comic books capables de (et prêts à) bouleverser le cours de l'humanité dans son intérêt. Là où certains auteurs se limitent à constamment envoyer leur héros en intervention comme des justiciers ou des pompiers de service, Dysart offre à Harada une dimension inégalée dans le genre en imaginant que le Japonais a les moyens de réaliser sa vision : une humanité en paix, débarrassée de la guerre, la faim et la pauvreté. Pourtant, Harada se retrouve au centre d'un conflit meurtrier, dont Dysart traite des conséquences au niveau macro intelligemment et sans s'attarder. Autant le plan de la Fondation Harbinger pourra encore trouver un écho chez le lecteur, autant les exactions de ses sbires (car ils ne sont rien d'autre) pourront le perturber. Bien sûr, l'ennemi ne vaut pas mieux : en témoignent ces enfants exploités dans une mine ou le personnage de Kozol, qui incarne à lui seul toute l'avidité de l'humanité. Le lecteur s'interroge, le véritable changement, même pour le meilleur, ne peut-il se réaliser que dans la brutalité et la violence ? Les analepses étant nombreuses, la linéarité est imperceptible ; le passage d'une ligne temporelle à une autre se fait sans la moindre friction tant les scènes se nourrissent mutuellement. La qualité des dialogues est un point fort, bien que les réactions d'Angela manquent de finesse. Enfin, la conclusion est parfaite. 
Il serait vain de chercher une homogénéité dans la partie graphique, car les styles sont très différents. En revanche, cela n'a aucune incidence sur le plaisir de lecture. Le lecteur, au contraire, pourra apprécier que la rupture lui confirme qu'il s'agit d'une analepse. À propos de l'artiste principal, Cafu, ses compositions s'inscrivent dans un registre réaliste à la fois dynamique, moderne et spectaculaire : l'artiste, pour sa mise en page, utilise beaucoup d'incrustations et de cases aux formes irrégulières. Les angles de prises de vues sont suffisamment variés, mais il n'en faudrait pas moins. Il est probable qu'une légère raideur passagère soit remarquée dans des postures de personnages. Mais la densité de détail est satisfaisante, le découpage est clair et l'action toujours parfaitement lisible. La couleur est parfois un brin terne. 
La traduction de Florent Degletagne est compréhensible, mais son texte est criblé de fautes de concordance des temps, de conjugaison, d'accord, de ponctuation, etc.

Exercice du pouvoir, sacrifices, plans à long terme, legs et place dans l'histoire... Cet album généreux en thèmes revient sur une vie entière et pas n'importe laquelle : celle de Toyo Harada, un personnage dont la puissance formidable repose peut-être moins dans les pouvoirs que dans les capacités de planification. Fascinant. 

Mon verdict : ★★★★★

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Psiotiques, Toyo Harada, Fondation Harbinger, Darpan, Gravedog, Law, Mech MajorOrchidStrongholdSV-99, Angela, Projet Rising Spirit, Morris Kozol, Valiant

2 commentaires:

  1. Le cycle psiotique : intéressant comme appellation, je n'y avais pas pensé.

    L'histoire d'un être hors norme qui poursuit durant toute son existence l'objectif qu'il s'est fixé enfant : j'avais également particulièrement séduit par cette trajectoire de vie, par la fait que Harada se donne les moyens (tous) pour parvenir à son objectif, en assumant la responsabilité de ses actes, même ceux criminels et abjects, avec cette conviction terrible qu'on ne fait pas d'omelette sans casser d’œuf.

    Dysart offre à Harada une dimension inégalée dans le genre : si l'on entend par là le genre superhéros, je suis très admiratif de Joshua Dysart d'avoir réussi à mener à bien son projet d'individu qui devient le maître du monde, avec intelligence, restant cohérent avec les conventions du genre superhéros.

    J'avais quand même petit regret à la lecture de ce tome...

    https://www.babelio.com/livres/Dysart-La-vie-et-la-mort-de-Toyo-Harada/1184113/critiques/2119916

    Indubitablement, le lecteur éprouve une grande satisfaction à voir ainsi se dérouler la vie de Toyo Harada, à comprendre ce qui a façonné sa personnalité et ses choix de vie, à voir ses plans mis à l'épreuve de la réalité. Il est un peu surpris de voir réapparaître le moine qui saigne, et dans le même temps comblé que le mystère qui l'entoure soit levé. Il ne s'attend pas à la conclusion, ni dans le fond, ni dans sa forme, même si ce dénouement apporte une fin cohérente et satisfaisante. En termes de confection, le lecteur trouve tout ce qu'il était en droit d'attendre : un récit qui évoque la vie et la mort de Toyo Harada, qui bénéficie d'une narration visuelle soignée et minutieuse, ainsi qu'une dimension mythologique rattachant Harada à l'étincelle originelle de l'univers. Pourtant il est possible qu'il subsiste un goût de trop peu. Il faut un peu de temps au lecteur pour trouver d'où provient cette touche de frustration. Finalement, ce tome n'est pas l'apogée du récit, mais sa conclusion logique. Joshua Dysart a pris le risque de placer la culmination du récit dans Imperium, plutôt qu'à la fin, dans le dernier tome. C'est un déroulement qui ne va pas crescendo, en décalage avec 99,99% des récits de ce genre, ce qui déroute.

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    1. Le cycle psiotique - Ce n'est pas de moi ; tu trouveras plusieurs sites qui reprennent cette expression qui est celle de Bliss Comics, sauf erreur de ma part. D'autres sites parlent de trilogie psiotique, ce qui est peut-être encore mieux, un cycle en appelant un autre alors qu'il n'y en a pas d'autre dans la collection, si tu vois ce que je veux dire.

      Je crois pouvoir ressentir ce que tu exprimes dans ton analyse ; en revanche, je ne suis pas entièrement d'accord avec toi. Pour moi, le point culminant du récit reste la révélation au sujet du moine qui saigne et toutes les explications qui en découlent. Même si ce n'est pas le point culminant de la tension. Cela n'empêche pas que je vois ce que tu veux dire quand même.

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