lundi 6 mai 2024

"Les Griffes du Gévaudan" : Tome 1 (Glénat ; janvier 2024)

Cet ouvrage, publié le 3 janvier 2024, chez Glénat, est le premier tome d'une minisérie intitulée "Les Griffes du Gévaudan", prévue pour être un diptyque, le titre étant annoté de la mention "1/2" en indice. Il s'agit d'un album relié (dimensions 24,0 × 32,0 centimètres, avec une couverture cartonnée). Il contient précisément cinquante-six planches, toutes en couleurs. En bonus de fin de volume figure "Ceci n'est pas une légende", une postface illustrée écrite par les auteurs de cinq pages. 
C'est le Français Sylvain Runberg qui signe ce scénario ; cet auteur prolifique est célèbre surtout pour "Orbital" (2006-2019), l'adaptation en bande dessinée de "Millenium" (2013-2017), "Clivages" (2018), "Zaroff" (2019-2023), ou "Space Relic Hunters" (2023, conf. l'article de Présence). Il a également adapté en album "Le Peuple du cercle noir" (2019) pour la série "Conan le Cimmérien". L'Angoumoisin Jean-Charles Poupard produit la partie graphique (crayonnés, encrage, mise en couleurs) ; à son actif, "Jack l'Éventreur" et "Shaaka", tome quatorze de la série "Orcs et gobelins", entre autres. Runberg et Poupard avaient déjà travaillé œuvré avant "Les Griffes du Gévaudan" : c'était sur "Le Chant des runes" (2016-2020), chez Glénat aussi. 

Royaume de France, Langogne, dans le Vivarais, 30 juin 1764. La journée touche doucement à sa fin. Du seuil de sa maison, Louise Boulet demande à ses deux fils s'ils ont vu leur sœur Jeanne. L'un d'eux répond qu'elle n'est "pas encore rentrée avec les bêtes". Elle se tourne vers Jacques, son époux, pour lui exprimer son inquiétude : ce n'est pas le genre de Jeanne d'être en retard. Ira-t-il voir si tout va bien ? Jacques essaie de la rassurer tendrement ; qu'elle ne s'en fasse pas, il va la chercher. C'est surement un "mouton buté" qui l'a retardée. Guilleret, il invite les garçons à l'accompagner. Ils vont dire à Jeanne que "l'dîner est prêt" ; il parie qu'elle "va vite rappliquer" quand elle entendra le mot "coupétade" ! Ils quittent la ferme pour se diriger vers les collines. Après un temps de marche, ils découvrent le cadavre de leur chien, Baltus, éventré sur le sol... 

Cette bande dessinée sur l'un des grands mystères de l'histoire de France présente une réalisation de qualité et propose un bel équilibre entre reconstitution et fiction. L'auteur retranscrit les principaux faits et détails fidèlement, mais choisit aussi les évènements qu'il souhaite exploiter et prend des libertés avec certains personnages moins connus. Il fait l'impasse sur les douze mois qui suivent la mort de Jeanne Boulet et les efforts du capitaine Jean-Baptiste Duhamel puis du louvetier Jean Charles Marc Antoine Vaumesle d'Enneval (1702-1769) et ne démarre l'intrigue qu'en juin 1765, avec l'entrée en scène du porte-arquebuse du roi, François Antoine (1694-1771). La tension s'est donc déjà bien installée : aux attaques de la "malbête" et à la peur des Gévaudanais se joignent le sentiment d'impuissance des chasseurs (et la crainte des répercussions d'un échec sur leur carrière), les rivalités qui en découlent, et la défiance des villageois à l'égard des envoyés de la couronne. C'est une affaire d'État et celui-ci exige un dénouement rapide et satisfaisant plus que la vérité. Runberg traite de nombreux aspects de la tragédie (importants, collatéraux ou anecdotiques) qui apportent de la consistance au scénario et alimentent l'atmosphère : le royaume affaibli par la guerre de Sept Ans (1756-1763), la rudesse d'une contrée sans doute très éloignée de Versailles, la position de l'évêque de Mende, Gabriel-Florent de Choiseul-Beaupré (1685-1767), la situation économique tendue (réquisitionnés pour les battues, les hommes ne travaillent plus aux champs), ou le poids de l'âge sur l'endurance d'Antoine. Runberg utilise le fils cadet de ce dernier (Robert-François) comme vecteur narratif et source de romance. Il en tire de la latitude pour façonner sa propre version de l'affaire, dont il diffuse discrètement quelques éléments. L'ensemble s'enchâsse sans faute de goût rédhibitoire, sans friction (même si le texte est parfois serré) et sans invraisemblance majeure. Le poids de la linéarité est imperceptible du fait des nombreux évènements et protagonistes et du rythme qu'insuffle le scénariste à l'intrigue. Enfin, cette première partie évite le manichéisme social : c'est-à-dire les méchants nobles d'un côté et les pauvres paysans gentils de l'autre. Il y a néanmoins des jeux de pouvoir - et de classes - évidents et incontournables. 
Poupard propose une partie graphique globalement réussie ; il évolue dans ce registre réaliste qui caractérise la bande dessinée franco-belge contemporaine, avec une mise en page qui allie tradition et dynamisme (par la variété des plans et l'emploi répété d'inserts), et portraits et grandes scènes d'intérieur et d'extérieur (ce pays s'y prête bien). Décors, costumes et accessoires sont soignés ; la quantité de détail est très satisfaisante, ce qui n'empêche pas ce dessinateur de recourir à l'artifice de la couche de couleur unie en arrière-plan pour un gain de temps. L'artiste ne lésine pas sur les scènes horrifiques. Il pèche à quelques reprises par des finitions aléatoires (la forme d'un visage ou les proportions d'une anatomie), mais ses protagonistes sont facilement identifiables et son découpage est d'une lisibilité exemplaire

Si cette première partie propose une bande dessinée historique de très bonne facture, le plus intéressant est maintenant de voir comment les auteurs vont imaginer la conclusion, car c'est bien dans leur vision de cette lugubre affaire que le lecteur espère que va se révéler toute la valeur de leur scénario - et de la minisérie. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz, pour ASKEAR
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

La Bête du Gévaudan, François Antoine, Robert-François Antoine, Pierre-Charles de Molette, Jean François Charles de Molette, Jean Chastel, Louis XV, Choiseul

2 commentaires:

  1. Très bonne surprise de découvrir une critique de cette BD sur ton site, car j'ai longtemps hésité à l'acheter, pour finir par céder à d'autres parutions.

    Merci pour le lien. J'attends avec impatience qu'il y ait un lien vers ton article à venir sur son adaptation de Conan. Merci aussi pour la recette de la coupétade.En revanche, force m'est d'avouer que je n'ai pas lu l'article de wikipedia en allemand (j'avais trouvé très drôle un post facebook qui disait : La vie est trop courte pour apprendre l'allemand.).

    La défiance des villageois à l'égard des envoyés de la couronne. - Un aspect de l'affaire qui me plairait.

    C'est une affaire d'État et celui-ci exige un dénouement rapide et satisfaisant plus que la vérité. - Belle formule, un autre aspect du récit qui me plairait.

    Runberg traite de nombreux aspects de la tragédie [...] : je lis dans cette phase et sa suite un beau savoir-faire de narrateur de la part de ce scénariste.

    La quantité de détail est très satisfaisante // recourir à l'artifice de la couche de couleur unie en arrière-plan : je le regrette toujours un peu quand je tombe sur une case comme ça au milieu de cases descriptives solides, ça casse l'ambiance. Finalement peu de dessinateurs savent utiliser correctement ces cases à fond uni.

    Bilan : 4 étoiles, je te remercie car j'ai pu me faire une idée précise, c'est honorable, mais pas suffisant pour me faire revenir en librairie et l'acheter.

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    1. L'adaptation de Conan - Ouh, ce n'est pas pour demain. Je suis à nouveau dans une phase où je conjugue manque de temps et improductivité.

      La coupétade - Oui, n'en ayant jamais entendu parler, j'ai choisi le lien qui m'a paru le plus approprié.

      Le détail - Globalement, j'ai été satisfait. Mais je crois que ces couches de couleur unie deviennent de plus en plus difficile à éviter. Peut-être l'artiste aura-t-il plus de temps pour le second tome ?

      Le bilan - J'ai longtemps hésité entre quatre et cinq étoiles. Pourquoi quatre ? Pour les quelques imperfections du dessin, mais surtout parce que j'aurais apprécié que les douze premiers mois fassent l'objet d'un album, afin d'avoir un traitement exhaustif de l'affaire. Cela aurait imposé des choix scénaristiques intéressants.

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