jeudi 20 juin 2024

"Fight Girls" (Delcourt ; juillet 2022)

Intitulé "Fight Girls", cet album est sorti en juillet 2022 chez Delcourt, dans la collection "Contrebande" de l'éditeur ; il contient la version française de l'intégralité des cinq numéros de "Fight Girls", une minisérie parue chez AWA Studios et publiée de juillet à novembre 2021 en version originale. Il s'agit ici d'un ouvrage relié (avec une couverture cartonnée), de dimensions 19,0 × 28,5 centimètres ; il compte très exactement cent vingt-quatre planches. Quelques bonus sont proposés en fin de volume, dont neuf variantes de couvertures, cinq pages de recherches et de crayonnés, ainsi qu'une biographie (une demi-page) de Frank Cho. 
La minisérie est intégralement écrite par le Nord-Américain Frank Cho, qui réalise également la partie graphique (les crayonnés et l'encrage) ; Cho est peut-être davantage connu des lecteurs comme artiste de couverture que comme dessinateur d'histoires. Enfin, la mise en couleurs est confiée à Sabine Rich, une Française active dans le milieu des comics depuis les années 2010. 

Un autre monde, probablement dans un futur très lointain ; il y a aujourd'hui douze mois, la jeune et jolie reine Regina Victoria Dore a été obligée d'abdiquer - une décision qui lui a été imposée lorsque sa stérilité a été révélée. Afin que le roi Gilmoran VIII puisse avoir un héritier et dans le but "d'assurer la survie de la lignée royale", un parlement "exceptionnel" a été formé (comme le prévoit la constitution) pour annuler le mariage et relancer le championnat pour le trône. "Dix femmes d'extraction royale ou roturière venues des quatre coins de l'Empire" ont donc été "testées" et "choisies" pour y participer. Elles devront relever quatre défis, l'épreuve de la jungle, celle du désert, celle de l'eau, celle du combat. La candidate qui survivra sera couronnée reine de l'Empire de Gilmoran. Sur Cap Lux 1, la capitale flottante de Califax (un colossal bloc de roche surplombé par un dôme de verre qui abrite la ville), planète siège de l'Empire, le studio de télévision retient son souffle : dans trois secondes, c'est le direct. Les lumières sont en place ; les canaux sont ouverts pour une diffusion en direct. Nos dix concurrentes sont dans l'antichambre... 

Vu le climat social de ces dix dernières années, cette bande dessinée pourrait être perçue comme une provocation. Quoi ? Des jeunes et jolies femmes qui s'affrontent sans merci jusqu'à la mort pour gagner le droit d'être fécondées par un répugnant souverain ? L'idée est-elle seulement tolérable ? Bien évidemment, "Fight Girls" est à prendre au second degré ; il faudrait vraiment le faire exprès de ne pas le comprendre. Il s'agit d'une série B avec un clin d'œil appuyé à l'exploitation dans laquelle les vedettes sont bien les femmes : non seulement ce sont elles, véritables gladiatrices, qui garantissent le spectacle (ça en dit long sur l'évolution du concept du loisir de masse), mais aussi elles qui s'assurent que justice est rendue, grâce à un plan franchement brillant. Le régime étant une monarchie héréditaire, elles permettent aussi une forme de stabilité politique par le ventre. Quant aux hommes, ils sont relégués aux mauvais rôles, sbires dans le meilleur des cas (Nigel et le Boucher), oppresseur (le ministre), agent des services secrets (Matteo), ou encore tyran immonde et pervers (Gilmoran). Cette histoire folle et débridée emprunte largement à de nombreux univers tirés de romans et, surtout, de leurs adaptations cinématographiques : le lecteur détectera invariablement les références évidentes à "Running Man" (1982), de Stephen King, "Jurassic Park" (1990), de Michael Crichton (1942-2008), "Dune" (1965), de Frank Herbert (1920-1986), et aux "Dents de la mer" (1974), de Peter Benchley (1940-2006). Il y a également beaucoup de Quentin Tarantino période "Boulevard de la mort" (2007), dans les caractérisations des personnages principaux : des dures à cuire au caractère bien trempé. Le ton est à la provocation, avec parfois de la grossièreté pour appuyer une scène-choc. Mais ni vulgaire ni dénué d'humour. L'écriture de Cho convainc. Alors non, il n'a pas le temps d'approfondir ses protagonistes, les candidates malheureuses sont vite oubliées. De plus, tout n'est pas expliqué, lors de l'épilogue, des questions restent posées. Mais Cho multiplie les fils narratifs pour atténuer la linéarité et insuffle le rythme et l'action nécessaires à ce jeu mortel. 




La partie graphique présente quelques défis. Cho doit d'abord concevoir dix femmes aussi belles qu'athlétiques sans qu'il s'agisse de clones ; le résultat est convaincant pour la plupart d'entre elles, mais pas pour toutes : des formes de bouches ou d'yeux reviennent sur deux ou trois d'entre elles. Mais ses expressions faciales sont assez travaillées. En outre, le lecteur appréciera la diversité des paysages (jungle, désert et mer) et des créatures. La majorité des arrière-plans sont représentés, avec une faible densité de détail. Cho peut utiliser une couche blanche pour que le regard se focalise sur l'action. Il ne lésine pas devant les scènes-chocs pour étayer le propos, notamment dans les chapitres trois, avec le requin, ou cinq, avec Gilmoran VIII. Le sens du mouvement fait parfois défaut lors de telle ou telle séquence d'action. 
La traduction est effectuée par Anne Capuron, qui travaille surtout pour Delcourt. Un résultat exemplaire. Son boulot sur le texte est impeccable : ni faute ni coquille.

Série B bien ficelée, aux inspirations assumées, dotée d'une partie graphique esthétiquement efficace et sans autre ambition que d'offrir un bon moment, "Fight Girls" se savoure comme un plaisir coupable instantané. AWA Studios a annoncé en février une édition "director's cut" dans un format luxueux. Sortie prévue juillet 2024. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz 
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz 


2 commentaires:

  1. Moi aussi, j'avais succombé à la promesse d'une histoire avec que des belles nanas, en plus sublimées par Frank Cho.

    Une provocation ? Peut-être à un degré un peu moindre en 2021, mais en 2024 cela s'apparenterait à un suicide artistique. Quoi qu'il en soit cette démarche artistique assumée et revendiquée par Cho m'avait également amené à un long développement :

    Le lecteur s'attend à ce que l'artiste s'en donne à cœur joie dans les plans racoleur, du fait de sa réputation pas imméritée. Effectivement les shorts sont vraiment courts, plus des culottes que des shorts, mais sans dentelles ou fentes encore plus révélatrices. le haut relève de la brassière cardio-fitness, mais sans exagération de la taille de la poitrine, sans que chaque sein soit moulé par le tissu. Une tenue très proche de ce que peuvent porter les candidates lors des épreuves de jeux comme Ninja Warrior. de même, le dessinateur proscrit tout plan culotte, ou tout gros plan sur la poitrine. Il s'attache à montrer les exploits physiques de chaque candidate : sa musculature, la course, la natation, les évitements acrobatiques, les techniques de combats, les réflexes. le lecteur se fait la réflexion que la représentation de ces athlètes est traitée de la même manière que s'il s'était agi d'hommes, avec même une volonté de mettre en valeur leurs différentes capacités, sans dessin dramatisé à outrance. Par ailleurs, Cho traite avec les dinosaures la même déférence, le même respect et la même admiration respectueuse. C'est un vrai plaisir de les voir évoluer et attaquer, du vélociraptor dans la jungle, au mégalodon dans l'océan, en passant par le scorpion géant des sables. L'artiste les représente avec amour : la forme, les articulations, les mouvements, la texture de la peau ou de la carapace, les griffes, les dents, les pointes dorsales, etc. C'est un spectacle d'une qualité rare pour tout amateur de ces bestioles que de les voir ainsi à l'honneur, le vélociraptor bondissant vers lui, les griffes en avant, le mégalodon bondissant dans l'air, la gueule grande ouverte.

    https://www.babelio.com/livres/Cho-Fight-Girls-tome-1/1412534/critiques/3095073

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    1. Suicide artistique - Pas faux.

      Ton article souligne un côté respectueux, c'est effectivement bien vu.
      Je regrette que l'on ne voie pas Cho plus souvent, en tout cas sur les intérieurs.

      Un récit qu'il est impossible de bouder - Eh bien, c'est tout à fait cela. Je crois d'ailleurs que je l'ai bien lu trois fois déjà, à chaque fois avec le même plaisir, même si j'ai été moins généreux que toi dans l'évaluation.

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