dimanche 22 juillet 2018

Notre mère la guerre : "Deuxième Complainte" (Futuropolis ; septembre 2010)

"Notre mère la guerre" est une série complète en quatre tomes publiés entre 2009 et 2012 aux éditions Futuropolis, au rythme d'un album par an. Les quatre parties ont été regroupées en une intégrale en un volume unique disponible depuis 2014. Il y a eu un hors-série, "Chroniques", en novembre 2014. 
Le scénario est écrit par le Brestois Kris (Christophe Goret), révélé par "Un homme est mort" (Futuropolis, 2006) ou "Les Brigades du temps", entre autres. Les dessins et la mise en couleurs sont réalisés par l'Isérois Maël (Martin Leclerc), surtout connu pour "Les Rêves de Milton" ou "L'Encre du passé". 

À l'issue du tome précédent, Peyrac, inquiété par des bruits venant d'en face, envoie Jolicœur en reconnaissance. Mais les Allemands le blessent. Il est seul, isolé en plein no man's land.
Perthes-les-Hurlus, Champagne, le 8 janvier 1915. Les obus allemands se rapprochent. La cadence de tir s'intensifie. Le caporal Peyrac, depuis sa tranchée, observe le déluge. En bas, les militaires français, équipés de pied en cap, sont prêts à charger. Sans un mot, et par des gestes simples, il les réconforte et les encourage. La mort n'attend pas pour frapper ; les infirmiers emmènent un gars blessé d'une balle dans le ventre.
À côté de Méricourd (???), Champagne, le 9 janvier 1915. Dans la cour d'une fermette, les soldats sont en rangs, leurs baluchons aux pieds. Un lieutenant procède à l'appel. Pelletier ? Touché par une balle perdue dans les tranchées avant l'attaque. Hébert ? Désintégré par un obus français tiré trop court. Lorsque l'officier demande au caporal s'il a vérifié le corps pour s'assurer de la mort, Peyrac répond que le corps était éparpillé sur son visage. Laznowski ? Lemarchand ? Moreau ? Delcroix ? Fournier ? Déchiquetés par les mitrailleuses boches. Hanimi ? Mort au corps à corps dans la tranchée adverse. Lesage ? Pulvérisé. Un véritable déluge de fer, de feu...

Si, dans la "Première Complainte", la guerre n'était pas encore tout à fait au premier plan, ici, les auteurs s'appliquent à en montrer tous les aspects : les no man's lands troués d'obus, l'attente silencieuse de l'assaut dans les tranchées, la mort qui frappe sans crier gare, les charges meurtrières, le décompte macabre de ceux qui y sont restés, les recrues africaines perdues dans un conflit qui n'est pas le leur, la folie des hommes, leur rage décuplée face à l'autre dans la tranchée, baïonnette au poing, leur terrible ingéniosité, en témoigne l'utilisation des fléchettes d'acier inventées par Clément Ader (1841-1925) - "invention française, fabrication allemande", comme le lit un soldat sur un projectile qu'il récupère. En parallèle, la série de meurtres continue. Vialatte fait équipe avec Janvier, un officier qui n'est plus le même depuis qu'un obus lui a lacéré l'abdomen et l'a rendu impuissant ; lui qui était un Don Juan cynique recherche aujourd'hui une forme d'amour maternel dans les bras des prostituées, et, souhaitant venger la dernière victime en date, fait tout pour que l'enquête avance. Bien qu'il y ait une certaine hystérie (voulue, sans aucun doute) qui se dégage de ces pages, émotion et qualité du texte restent deux des principales caractéristiques de l'œuvre. L'émotion, c'est lorsque personne ne répond à l'appel, c'est la mention de "Mort pour la France", c'est Janvier qui parle sans fausse pudeur, c'est Vialatte qui s'agenouille devant l'autel pour prier malgré le chaos environnant, c'est le prisonnier allemand qui demande une cigarette. La qualité du texte, ce sont les introspections poignantes du lieutenant, les dialogues animés avec Janvier ou Peyrac, ou le vocabulaire fleuri des soldats. Kris, soucieux de dépeindre cette grande tragédie humaine, en oublie un instant son intrigue policière, qui n'est guère évoquée dans les vingt premières planches et qui progresse peu ; le résultat est un album peut-être moins équilibré qu'espéré, sans faire fi de toutes les qualités énoncées précédemment. La partie graphique, signée Maël, propose un trait semi-réaliste et des dessins à l'aquarelle. Le sens du détail de l'artiste est souvent admirable, notamment dans les scènes d'intérieur (voir la chambre du capitaine Janvier, la tranchée, etc.). Cependant, les visages des protagonistes ne sont pas aisés à différencier, et l'aquarelle recouvre l'ensemble d'une pellicule terne.

"Deuxième Complainte" est un album réussi, mais moins captivant que le premier dans l'absolu ; les auteurs y accordent une place importante à la mise en scène de la boucherie ambiante, mais au détriment du progrès de l'enquête sur les meurtres.

Mon verdict : ★★★★☆

Barbuz
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2 commentaires:

  1. Quel œil d'aigle : effectivement la mention de Méricourd est étrange, puisque cette ville se trouve dans le Pas-de-Calais (j'ai dû aller vérifier sur internet).

    Place importante à la mise en scène de la boucherie ambiante - Je ne peux pas m'empêcher de faire le malin, mais ça a l'air assez logique au vu du titre de la série. :) Rien qu'à lire ton commentaire, on sent que les auteurs ont réalisé une œuvre littéraire, avec une ambition bien affichée, un projet personnel qui me semble plus fréquent en franco-belge qu'en comics.

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    1. Par rapport à cette histoire de boucherie, ce côté-là m'avait semblé très, voire trop en retrait dans le premier tome. Je me suis demandé si d'autres avis avaient été dans ce sens, poussant ainsi les auteurs à "mettre le paquet" dans le second volume.

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