dimanche 4 novembre 2018

Notre mère la guerre : "Requiem" (Futuropolis ; octobre 2012)

"Notre mère la guerre" est une série complète en quatre tomes, publiés entre 2009 et 2012 aux éditions Futuropolis au rythme d'un album par an. Les quatre parties ont été regroupées en une intégrale en un volume unique disponible depuis 2014. Il y a eu un hors-série, "Chroniques" (en novembre 2014).
Le scénario est écrit par le Brestois Kris (Christophe Goret), révélé par "Un homme est mort" (Futuropolis, 2006) ou "Les Brigades du temps", entre autres. Les dessins et la mise en couleurs sont réalisés par l'Isérois Maël (Martin Leclerc), surtout connu pour "Les Rêves de Milton" ou "L'Encre du passé".

À l'issue du tome précédent, Janvier transmet une lettre d'Eva à Vialatte, l'informe que Peyrac est en vie, prisonnier, et il ajoute que l'épouse de Peyrac a disparu depuis décembre 1914.
Soulac, décembre 1914. La cheminée d'une forge est allumée. Dans l'atelier, c'est le désordre ; outils et accessoires gisent à même le sol. Une personne dont le visage n'est pas dévoilé tient une balle d'arme à feu dans la main droite ; elle a été ouvragée en un crayon, à l'extrémité duquel une chaînette a été accrochée. À l'extérieur, le paysage est recouvert par une épaisse couche de neige. Le village est désert, à l'exception de deux gendarmes à bicyclette. L'un d'eux, Kerhoas, râle ; ce n'est pas un temps à faire du vélo, ils auraient dû avoir des chevaux. L'autre, un brigadier, rétorque que c'est la guerre et que tous les chevaux ont été envoyés au front. De la fumée sort de la cheminée de la forge ; le brigadier en déduit qu'ils ne se sont pas déplacés pour rien. Les hommes de la maréchaussée mettent pied à terre et avancent. Kerhoas doute que celui qu'ils sont venus chercher soit chez lui. Après tout, la femme de ce dernier et son apprenti espagnol pourraient être en train de travailler à la forge. Mais son supérieur hiérarchique connaît bien l'épouse, Colette ; elle a peur du feu et est toujours restée à distance de la forge...

Avec "Requiem", cette ténébreuse affaire s'achève en même temps que la guerre. Kris bâtit sur plusieurs fils chronologiques et multiplie les analepses ; la plus récente (janvier 1935), avec un Vialatte mourant, suivie de quelques moments à la veille du conflit, dans une atmosphère plus légère, où Roland a quitté la gendarmerie pour se lancer en politique avec le parti des Républicains, décembre 1914, avec la descente des gendarmes à la forge de Peyrac et la constitution de son unité de première ligne, puis mars 1915, après le terrible assaut du second volume à l'issue duquel Peyrac est capturé et enfermé dans un camp de prisonniers près de Hanovre, et, enfin, les deux ultimes semaines de guerre. L'énigme ayant été dévoilée à la fin du troisième tome, le lecteur ne s'interroge plus sur le "qui", mais sur le "pourquoi", sur le "comment". "Requiem" est le cri de rage d'un homme qui porte déjà en lui les germes de la violence meurtrière, qui, privé de reconnaissance, de soutien, d'amour, laisse ce cri se muer en l'expression d'une haine féroce et sans retour, et qui, dans un instinct paternel, fera tout pour protéger les siens. Les textes, dialogues et soliloques, sont encore une fois d'une qualité et d'une profondeur remarquables. Ce dernier tome est celui dans lequel le personnage de Roland Vialatte est le plus malmené, surtout sur le plan psychologique ; il disjoncte complètement lors d'une énième offensive qui tourne au carnage. Est-ce là une façon pour Kris d'affirmer que l'héroïsme est vain et voué à l'échec dans cette boucherie mécanisée, industrialisée ? La foi du lieutenant en ressortira profondément ébranlée, jusqu'à remettre en cause l'existence de Dieu, ou plutôt la survie de ce dernier à l'issue de cet effroyable conflit. Et Kris de refermer ces pages avec la certitude que la guerre, c'est nous. Graphiquement, c'est parfait. Maël, de son trait légèrement saccadé, fait des merveilles. Il utilise peut-être plus de gros plans que dans les albums précédents, ce qui lui permet de creuser l'expressivité des visages des protagonistes. Le découpage est classique. Le nombre de cases par planche est irrégulier et varie selon la densité du texte de Kris. Les scènes du villages d'Alsace-Lorraine ruiné et dévasté sont touchantes. La couleur volontairement terne recouvre l'ensemble d'un voile triste, moins prononcé lors des moments tendres, légers d'avant la guerre.

"Requiem" achève "Notre mère la guerre" avec panache, le tout formant une œuvre forte et profonde, puissamment écrite et talentueusement illustrée, mais noire et violente, dont la conclusion sans espoir ouvre la porte à une inéluctable mélancolie. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbuz

3 commentaires:

  1. 4 étoiles pour un commentaire positif, j'en déduis que c'est la noirceur de la conclusion sans espoir qui pèse sur la notation ?

    Tu mentionnes et tu explicites les analepses utilisées. Dirais-tu que cette forme non chronologique apporte quelque chose à ce récit ? C'est une question que je me pose de temps à autre quand j'éprouve la sensation qu'il s'agit plus d'une question de principe pour le scénariste, que d'une logique narrative.

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    1. Quatre étoiles, ça reste une très bonne note, mais c'est vrai que mon propos peut laisser deviner une note supérieure. Ce qui m'a le plus "embêté", dans ce dernier tome, c'est la crise de nerfs de Vialatte alors qu'il mène ses chars au front. Je ne sais pas ; peut-être Kris a-t-il voulu montrer que les combats ont été féroces jusqu'à la fin, peut-être a-t-il souhaité que Vialatte apparaisse comme un être humain avec toutes ses faiblesses plutôt que comme un héros... Ou alors peut-être ai-je trop lu de super-slip et que mon prisme a mal filtré ce choix. Peut-être, encore, ma note est-elle une note d'ensemble pour toute la série, et qu'elle a été influencée pour ce que j'en ai retenu de mon et de moins bon.

      Ici, les analepses ne sont pas indispensables au récit, bien qu'il faille toujours remonter dans le temps et revenir sur certains événements afin de comprendre tous les détails de l'intrigue, y compris le mobile. Après tout, il s'agit d'une intrigue policière. Je vois ça aussi comme un moyen d'enrichir la psychologie de certains personnages, de leur donner plus de substance (je pense à la rencontre entre Vialatte et Eva, ou à l'entrée en politique du premier). Je pense que les récits linéaires se prêtent peut-être mieux à des séries plus longues.
      J'aimerais connaître ton avis sur la question.

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    2. Je partage ton avis sur la pertinence des retours en arrière dans un récit de type enquête policière (je n'avais pas pensé à le formuler ainsi), car c'est le mécanisme de l'enquête que de fouiller le passé. Enrichir les personnages : ça peut avoir un effet même magique. Je me souviens encore comment les autres superhéros se souviennent du Comédien dans Watchmen, et à chaque fois la séquence montre comment le cynisme d'Edward Blake a modifié la façon d'envisager la vie de l'interlocuteur concerné.

      Par opposition, j'ai parfois l'impression que dans certains récits, le scénariste utilise le désordre chronologique uniquement pour donner du rythme à son récit, sur la base de courtes séquences mais qui ne se répondent pas, qui auraient pu tout aussi être présentées dans l'ordre chronologique, sans que l'expérience de lecture en fut changée, sans que le sens du récit soit altéré.

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