dimanche 19 mai 2019

Blueberry (tome 18) : "Nez-Cassé" (Dargaud ; janvier 1980)

"Nez-Cassé" est le dix-huitième tome de "Blueberry". Cet album à couverture cartonnée de quarante-sept planches (une de plus que le nombre habituel) est sorti chez Dargaud en 1980. C'est le premier volet de ce que la maison d'édition appellera "Le Cycle de Blueberry fugitif". Il fut conçu entre 1980 et 1982.
"Blueberry" (anciennement "Lieutenant Blueberry") est une série franco-belge créée par le scénariste Jean-Michel Charlier (1924-1989) et par Gir, le dessinateur Jean Giraud (1938-2012).

À l'issue du tome précédent, l'attentat échoue. Blueberry parvient à échapper aux recherches, sans pouvoir se disculper, et Angel Face, qui a été défiguré lors de la lutte, est appréhendé.
Un matin, au poste de traite de Fort Bowie, Arizona. L'endroit a été construit à quelques mètres des retranchements qui protègent les débouchés d'Apache Pass. Des détonations éclatent. Deux Blancs, Tolson et Clyde, et trois Mexicains abattent des Navajos qui tentent de s'enfuir à cheval. Les Mexicains sont hilares ; ils en ont descendu trois en tout, dont le dernier, qui menaçait de s'échapper. Un ordre retentit, leur intimant d'arrêter. C'est le major Morton, qui rappelle à Tolson que sa mission est d'administrer les Peaux-Rouges, pas de les assassiner. Son interlocuteur, insolent, rétorque à l'officier de cavalerie qu'il ferait bien de ne pas oublier à qui il s'adresse. Morton lui a même fait rater son Apache, qui était sur le point de réussir à fuir. Narquois, il précise qu'il s'agissait de légitime défense, car ces "chiens galeux" voulaient les piller. Clyde surenchérit, déclarant que ce ne sont pas les témoins qui manquent, et un complice mexicain, avec un accent à couper au couteau, jure que c'est là la vérité. Le major interroge Tolson au sujet de sa tentative d'escroquerie sur les Indiens. Celui-ci demande à Morton ce qu'il insinue. Le militaire affirme que cela finira par provoquer une nouvelle guerre. Pour Tolson, cela leur offrirait une occasion d'exterminer ces sauvages, et de gagner du galon...

Nouveau tome, nouveau cycle ; il aura néanmoins fallu attendre cinq ans depuis "Angel Face". Dès les premières planches, où les Apaches sont tirés comme des lapins - dans le dos, le lecteur comprend que la question indienne fait son retour dans la série et devine que leurs représentants vont souffrir. La raison derrière cela ? Les politiciens de Washington DC veulent lancer l'exploitation de filons d'argent, dont regorgent des montagnes situées en territoire indien. Blueberry, lui, s'est réfugié chez les Navajos afin d'échapper aux recherches à la suite de la tentative ratée d'assassinat sur le président Grant. Sa condition n'est pas simple. L'autorité de la vieille génération de chefs est remise en question par de jeunes guerriers, menés par Vittorio. Ils estiment que les stratégies de Blueberry sont dénuées d'honneur et que trop de crédit est accordé à l'ex-tunique bleue. Pour compliquer les choses, Vittorio est également rival de Blueberry en amour ; tous deux convoitent en effet le cœur de Chini, la fille de Cochise. Du côté de Fort Bowie, Charlier fait intervenir une figure historique, Wild Bild Hicock, mais ne le présente pas sous son meilleur jour. Cette légende fait ici appel à un personnage sinistre, Gideon "Eggskull" O'Bannion, un pisteur dont la famille a été massacrée par les Peaux-Rouges et qui, depuis, voue son existence à les traquer avec l'aide de ses deux dogues allemands. Cet album n'est néanmoins pas dénué d'humour ; le lecteur aura le sourire aux lèvres en voyant Chini refuser les cadeaux de Blueberry, et ce dernier organiser des parties de poker avec les Apaches. Charlier nous offre un captivant mélange de politique navajo, de tactique militaire, de rivalité entre deux hommes ayant autant en commun que de différences, et une course-poursuite prenante émaillée d'instants tragiques. Giraud parachève cette réussite. En cinq ans, le trait de l'artiste a largement progressé, bien que l'agencement de certaines cases ne soit pas entièrement limpide - un défaut toujours moins présent, cependant. Giraud continue à utiliser un découpage sophistiqué. Le niveau de détail, le soin apporté aux silhouettes, ce remarquable travail sur les physionomies et sur les visages (Cochise) sont admirables. Les deux planches sont paroles dans lesquelles Blueberry affronte l'aigle, dans un registre graphique qui pourrait évoquer le répertoire symbolique, sont franchement à couper le souffle.

Malgré un démarrage un peu long, "Nez-Cassé" rejoint les sommets de la série en ouvrant ce nouveau cycle de façon particulièrement prometteuse. Charlier propose une intrigue intelligente et passionnante et Giraud produit des planches magistrales.

Mon verdict : ★★★★★

Barbuz

3 commentaires:

  1. En lisant ton article, je me rends compte à quel point j'ai pris pour argent comptant ce type de récit, ceux des albums de Blueberry que j'ai lu, et forcément dans une moindre mesure ceux de Lucky Luke. Ce n'est qu'en lisant ces paragraphes sur la politique américaine, les velléités de s'accaparer les mines d'argent, que je me demande quel était la part historique dans ces aventures, quel était le degré de connaissance de Charlier sur le sujet.

    Dans un autre ordre d'idée, je me demande bien également pour quelle raison plusieurs dessinateurs français avaient opté pour des cases non alignées en bande, avec un ordre pas toujours évident.

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    1. À la lecture de cette série, pour moi il est évident que Charlier a fait des recherches pour les besoins de ses scénarios. Après, je pense qu'il devait avoir accès à des sources peut-être limitées ou vieillottes et qu'il devait faire face à des contraintes de temps ; depuis, de l'eau a bien sûr coulé sous les points, et il est intéressant de noter que la perception historique de tel ou tel personnage aura pu évoluer. Charlier s'inspire souvent de personnages historiques pour en créer de nouveaux (je pense notamment au général MacAllister, inspiré de Custer), mixant ainsi réalité historique et fiction.
      Je pense que beaucoup d'éléments sont véridiques, mais je crois aussi que d'autres sont passés par le prisme déformant de l'auteur. Par exemple, j'ai été un peu étonné du traitement qu'il appliquait à Wild Bill Hicock.
      Une chose est sûre ; ça oblige le lecteur curieux à se pencher sur certaines figures historiques ou certains événements. Ça a été le cas avec le cycle précédent, où j'ai lu l'article Wikipedia concernant Grant. Je pense que Charlier avait dû lire que l'administration de ce président était corrompue, un élément que l'on retrouve dans ce tome, justement, avec des décideurs qui ne songent qu'à exploiter les mines d'argent que tu évoques. Mais c'est peut-être un hasard.

      Concernant ta seconde remarque, je me demande - simple supposition, je peux me tromper - s'il ne s'agit pas d'une volonté de se détacher de l'influence et des codes des écoles belges, que ce soit celle de Bruxelles ou celle de Marcinelle, afin que donner naissance à un modèle franco-français. Hormis Giraud, quel autre exemple de dessinateur français as-tu en tête ?

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  2. Merci pour les précisions concernant les recherches de Jean-Michel Charlier. Effectivement les connaissances n'étaient pas aussi étendues à l'époque, mais pour autant les auteurs étaient aussi intelligents que ceux de maintenant. J'en déduis de tes informations qu'il n'était pas uniquement un bon conteur. Concernant Wild Bill Hickok, je ne sais pas depuis combien de temps la légende de cette figure emblématique de l'Ouest américain.

    Je n'ai pas d'exemple qui me viennent en tête pour ces dispositions de case un peu heurtées, mais en lisant tes remarques je me suis dit que j'avais déjà été confronté à ce genre de disposition.

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