"Les Sentinelles" est une série en quatre tomes. Ce "Chapitre premier", intitulé "Les Moissons d'acier", compte soixante-deux planches. Il sortit tout d'abord chez Robert Laffont en janvier 2008. Une réorientation après un rachat profita à Delcourt, qui fit l'acquisition de la branche bande dessinée de Robert Laffont en 2009. La suite du titre fut publiée, mais celui-ci fut abandonné à l'issue des quatre albums et resta ainsi inachevé.
L'intrigue est signée Xavier Dorison, scénariste français prolifique, connu pour "Le Troisième Testament", "Long John Silver", "Le Maître d'armes", "Undertaker", ou "W.E.S.T.", ainsi que pour ses participations à "Thorgal" et "XIII Mystery". Les dessins, l'encrage et la mise en couleur sont réalisés par l'Argentin Enrique Breccia (fils d'Alberto Breccia), qui a illustré un roman graphique sur la vie de Lovecraft (Soleil, 2004) et travaillé, entre autres, pour le label Vertigo de DC Comics, avec vingt-et-un numéros de "Swamp Thing" à son actif, entre 2004 et 2006.
Maroc, 20 mars 1911. Le sultan Moulay Abdelhafid, menacé par la révolte, a sollicité l'aide de la France. Les légionnaires, sur ordre de l'État-major, courent à l'assaut des remparts, baïonnette au canon. Au sol gisent des chevaux éventrés et des cadavres de soldats. L'artillerie a pilonné les positions ennemies, mais les fellagas, équipés de mitrailleuses allemandes de type Maxim, font un carnage dans les rangs français. Tous les troupiers tombent, sauf un, qui avance imperturbablement malgré l'impact des projectiles. Ce fantassin n'est pas comme les autres : en dessous de son sac à dos, des accumulateurs reliés par des câbles. Il n'est pas armé, mais de ses manches déchirées émergent deux puissantes mains métalliques. Le narrateur repense à l'homme derrière le blindage : Roger Chapelin, père de deux enfants. Blessé dans un accident en 1909, il survit grâce au programme "Sentinelles" et devient Taillefer...
"Les Sentinelles", c'est le destin de Gabriel Féraud, mari, père, industriel qui aspire à développer son affaire. Sa découverte est révolutionnaire, mais l'homme n'est pas visionnaire ; pour lui, l'assassinat d'un archiduc ne dégénérera pas en conflit. Pacifiste, il refuse de vendre son invention à l'armée, en qui il n'a guère confiance. Le sort se montrera cruel, car il perdra tout : intégrité physique, famille, entreprise, illusions et liberté. Surtout, il devient cobaye du programme militaire "Sentinelles", qui vise à créer un super-soldat. Féraud représente l'anti-Captain America par excellence ; là où Steve Rogers bouillonne à l'idée de se battre contre les nazis et est prêt à se faire injecter un sérum d'un type nouveau, le Français finit par céder à l'inéluctable atrocité de sa réalité et n'a d'autre choix que d'endurer d'inimaginables souffrances, se soumettant au destin que le colonel Mirreau et le docteur Kropp (mélange de Knock et Krupp ?) lui ont ruminé. Ce dernier est un savant fou qui troque les greffes de chair de Frankenstein pour du métal blindé et opère sans anesthésie pour voir s'il touche les nerfs. Il a pour ambition la réussite de son projet ; les sujets sont ne sont que des moyens, des dégâts collatéraux. Il compte sur Mirreau, apôtre important mû par une obsession viscérale du triomphe de sa patrie. Frappé d'opprobre à la suite de l'échec de leur programme lors de la campagne du Maroc, il n'a pas abandonné. Entre ces deux individus et Féraud, Djibouti, un adjudant toxicomane exécuteur des basses œuvres pour le scientifique. Breccia représente la boucherie apocalyptique que fut cette guerre, et les scènes-chocs s'enchaînent dans des planches terribles ou viennent s'insérer des gravures ou des photographies d'époque. Les paysages ne sont que désolation, les cadavres s'amoncellent, mais l'image la plus marquante est sans aucun doute ce plan en plongée sur le corps meurtri de Féraud, dont les quatre membres ont été amputés. Son visage déformé par la terreur et le cri de désespoir qui s'échappe de sa gorge feront frémir les lecteurs, qui songeront à "Johnny Got His Gun", de Dalton Trumbo (1905-1976). Le trait de Breccia traduit une forte influence du post-expressionnisme de la Nouvelle Objectivité, avec cette couche de satirique, de grotesque caractéristique qui rappellera certaines toiles d'Otto Dix (1891-1969). La mise en couleur parachève la création d'une atmosphère visuelle qui reflète la folie du genre humain. Le découpage étant très irrégulier, il pourra arriver que le sens de lecture des cases manque d'évidence.
"Les Moissons d'acier" est une tragédie prenante, qui trouve son équilibre entre science-fiction, horreur, et récit de guerre. Dotée d'une partie picturale originale, elle évoque, notamment, la fatalité dans le sacrifice et la condition de héros malgré soi.
Mon verdict : ★★★★☆
Barbuz
Quel Article ! Je me souviens avoir vu cette couverture à plusieurs reprises, en me disant qu'il s'agissait encore d'une variation d'homme de fer ou d'Iron Man. Ton résumé me montre à quel point mon avis était mal informé et qu'il ne faut pas juger un livre sur sa couverture. Les mauvais traitements infligés aux personnages font froid dans le dos.
RépondreSupprimerQuel Article ! Avant d'en dire quelque chose, je suis allé consulter les articles sur Otto Dix et sur la Nouvelle Objectivité. Fort de ce vernis, je suis allé consulter des pages de la BD sur internet : j'étais vraiment complètement à côté de la plaque. Il y a une ambition picturale étonnante. J'ai eu l'impression de retrouver du Kevin O'Neill dans la manière de représenter les visages.
Ah, de ta part ça me fait chaud au cœur, merci !
SupprimerJe dois t'avouer qu'avant cette lecture, j'avais ouvert "Les Sentinelles" au moins deux fois, à quelques années d'écart ; et deux fois, j'avais été rebuté par le dessin, qui ne correspondait pas à mes canons... car tu as sans doute deviné au fil des lignes que j'étais un apôtre du classicisme (en comics, pour moi, il y a l'Âge de bronze et le reste, et en BD, c'est l'École de Bruxelles)...
J'ai quand même fini par me lancer.
Ce qui m'a surpris, au fond, c'est l'adéquation entre propos, atmosphère et image.
Le parcours de Breccia est assez étonnant, d'ailleurs ; ça m'a vraiment étonné de lire qu'il a réalisé plus de vingt numéros de "Swamp Thing".
Il m' fallu pas mal de temps pour accepter dans mon for intérieur tout en aimant beaucoup le classicisme, l'école de Marcinelle fait aussi partie de ma culture. Ce fut un long cheminement pour concilier mon goût pour François Schuiten et celui pour Astérix, Léonard le génie, Mordillo, ou encore plus radical Reiser, Scott Adams (le créateur de Dibert, à la fois très minimaliste dans ses cases et très rudimentaire dans ses dessins). La pyramide des représentations graphiques de Scott McCloud (dans L'art invisible) m'a aidé à mieux comprendre mon ressenti.
RépondreSupprimerhttp://homes.chass.utoronto.ca/~mfram/Pages/3034a-pix.html
Tiens, c'est remarquable, ce travail. Sans doute discutable, mais remarquable.
SupprimerUn texte assez ardu qui discute de cette pyramide qui organise et structure les modes de représentation :
RépondreSupprimerhttps://www.du9.org/dossier/le-pictural-sans-peinture/
Merci de m'avoir fait découvrir cette source.
SupprimerSur le même thème, je ne me souviens pas t'avoir déjà posé la question, mais as-tu un ouvrage technique sur la BD à me recommander ? Une sorte de dictionnaire ?
Bonjour,
RépondreSupprimerJe ne suis pas certain de comprendre ce que recouvre le terme Ouvrage technique. À ma connaissance, il y a de nombreux ouvrages techniques sur la BD, sans parler des livres d'anatomie ou de perspective. Les quelques uns que j'ai en tête :
- Clés de la bande dessinée - Intégrale, de Will Eisner (je ne l'ai pas lu). Il regroupe 3 ouvrages : Art séquentiel (1985), Narration visuelle (1996), Anatomie expressive (2008, posthume). Il est régulièrement réédité. Will Eisner a été un professeur de bande dessinée. Disponible en VF.
https://www.amazon.fr/Cles-bande-dessinee-Will-Eisner/dp/2413016783/ref=sr_1_1?__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&keywords=will+eisner&qid=1564121658&s=books&sr=1-1
- L'art invisible (1993), de Scott McCloud. Je l'ai lu et j'ai bien aimé : il s'agit d'une présentation à l'américaine, c'est-à-dire très pragmatique et concrète. Disponible en VF, régulièrement réédité.
- Réinventer la bande dessinée (2000), de Scott McCloud. Je l'ai lu. J'en garde un bon souvenir. L'auteur s'interroge sur les possibilités de développement du média, entre autres par le biais de l'informatique et des réseaux. Toutefois, il date de 2000. Disponible en VF.
- Faire de a bande dessinée (2006), de Scott McCloud. Je n'ai pas lu. Il me semble que c'est le plus technique des McCloud dans la mesure où il explique concrètement les outils, le découpage, la narration. Disponible en VF.
Il existe aussi des ouvrages de référence plus axés sur la compréhension de la bande dessinée, ou son fonctionnement cognitif. Je ne les ai pas lus.
- Lire la bande dessinée (1991/1998), de Benoît Peeters
- Système de la bande dessinée (1999), de Thierry Groensteen
- Un objet culturel non identifié : la bande dessinée (2006), de Thierry Groensteen
- Bande dessinée et narration (2011), de Thierry Groensteen
Bonne lecture
Merci beaucoup.
SupprimerJe vois que Scott McCloud semble incontournable.
Merci encore de cette réponse complète.