L'intrigue est signée Xavier Dorison, scénariste français prolifique, connu pour "Le Troisième Testament", "Long John Silver", "Le Maître d'armes", "Undertaker", ou "W.E.S.T.", ainsi que pour ses participations à "Thorgal" et "XIII Mystery". Les dessins, l'encrage, et la mise en couleur sont réalisés par l'Argentin Enrique Breccia (fils d'Alberto Breccia), qui a illustré un roman graphique sur la vie de Lovecraft (Soleil, 2004) et travaillé, entre autres, pour le label Vertigo de DC Comics, avec vingt-et-un numéros de "Swamp Thing" à son actif (entre 2004 et 2006).
À la fin du tome précédent, à l'issue de la contre-attaque de la Marne, Taillefer - malgré lui - et les Sentinelles deviennent des héros. Féraud, caché, est témoin de ses propres obsèques.
Ypres, le 18 avril 1915, secteur 724 B. Le lieutenant Taillefer rédige son rapport depuis son abri de tranchée. Il y relate le bombardement quotidien de 17h00, la régularité de l'ennemi (bien qu'il soit un peu en avance ce soir-là), et les sorties de sa compagnie. Il y demande que son opposition à cette attaque journalière soit transmise au colonel Mordach, du quartier général. Devant l'hécatombe, il n'a pu qu'ordonner le repli de ses hommes, tout en volant à leur secours. Ils n'ont pas pris de positions aux Allemands, mais ils n'en ont pas lâché. Les pertes sont toujours en cours d'évaluation. Le tir du barrage du matin a été sans effet : les canons de 77 mm et les mitrailleuses du Deutsches Heer empêchent toute progression. Féraud rapporte les infiltrations d'eau dans le sol, qui menacent l'intégrité des tranchées, et demande sacs de renfort et étais. Il note que les "roulantes" ne sont pas passées depuis deux jours...
Dorison évoque ici la première utilisation massive de gaz sur le front occidental. En novembre 1914, les Allemands perdent la ville belge flamande d'Ypres ; en avril, ils tentent de la reprendre en ouvrant des conteneurs de chlore et en laissant le vent le disperser, semant la panique et la mort chez les Alliés. C'est la deuxième bataille d'Ypres. Les Sentinelles seront aéroportées derrière les lignes ennemies avec pour mission d'empêcher l'armée allemande de renouveler son arsenal chimique. Taillefer, Djibouti et de Clermont assument le rôle de première équipe de super-héros français, chacun dans sa partie. Le premier essaie de sauver autant de vies que possible, ramenant ses blessés, le second se bat au revolver et au gourdin clouté, et le troisième a été "augmenté" et est devenu Pégase, un Rocketeer à la gauloise, la morgue aristocratique en plus. Ils ne seront pas de trop ; en face, un chimiste allemand ayant perdu ses deux fils à la bataille de la Marne se sacrifie pour être transformé en Übermensch, le super-guerrier germanique. La comparaison est inévitable ; si Féraud, pacifiste, fait de son mieux pour limiter, à son échelle, les horreurs du conflit, Otto lui oppose un contraste absolu, ne songeant qu'à la vengeance et à la victoire de l'armée du Kaiser. Dommage que ce formidable adversaire soit insuffisamment approfondi. L'effet de répétition de la caractérisation de Taillefer est atténué par l'exploitation d'autres personnages ; cela évite l'éventuelle lassitude due au propos. Si l'émotion est au rendez-vous, l'humour, bien que grinçant, n'est pas en reste, grâce au colonel Mirreau et au duo Djibouti-Clermont. La sous-intrigue d'espionnage autour de Djibouti, elle, est en retrait. Enfin, il y a cette référence à Fritz Haber, le "père de l'arme chimique", un scientifique allemand de confession juive dont les travaux permirent ultérieurement le développement du Zyklon B, utilisé dans les chambres à gaz des camps d'extermination nazis. Surprenante, la partie graphique de Breccia ne peut que susciter l'admiration ; voilà un dessinateur qui, en plus d'une expressivité évidente, semble avoir un sens inné de la composition, bien que son art paraisse parfois à l'étroit dans certaines (petites) cases. Les planches du vol de Pégase au-dessus de Paris sont époustouflantes, et les affrontements entre Taillefer et Übermensch sont prégnants, tout comme la scène du combat aérien, particulièrement spectaculaire. La mise en couleur est plutôt inégale, mais les contrastes entre le vert du gaz, le rouge du sang et le jaune orangé des explosions impressionneront.
Si "Avril 1915 : Ypres" est moins lyrique, moins bouleversant que le tome précédent, "Les Sentinelles" demeure une bande dessinée de haut niveau. Le propos de Féraud n'évolue guère ; mais dans cet enfer, comment devenir ou rester un va-t-en-guerre ?
Mon verdict : ★★★★☆
Barbuz
Je n'ai découvert la bataille d'Ypres que très tardivement, avec le cinquième tome de La grande guerre de Charlie, de Pat Mills & Joe Colquhoun.
RépondreSupprimerJe n'avais jamais entendu parler de Fritz Haber, et son lien avec le Zyklon B fait ressortir la cruauté de l'Histoire.
Je note ton admiration devant les dessins d'Enrique Breccia. J'ai eu la surprise de retrouver son nom sur quelques épisodes de Swamp Thing écrits par Joshua Dysart.
J'ai longtemps entendu parler de cette bataille d'Ypres, sans chercher à en savoir plus.
SupprimerTu connais peut-être le poème "In Flanders Fields" : https://fr.wikipedia.org/wiki/In_Flanders_Fields
Fritz Haber fait actuellement l'objet d'une série : https://www.bedetheque.com/serie-12359-BD-Fritz-Haber.html
Au début, je mentionne effectivement que Breccia a travaillé sur "Swamp Thing".