"Barbe-Rouge" est une série de bande dessinée sur la piraterie (l'action se déroule début XVIIIe siècle) créée en 1959 par les Belges Jean-Michel Charlier (1924-1989) et Victor Hubinon (1924-1979). Elle a un historique de publication assez compliqué (redécoupages pour les sorties en albums ou changements d'éditeurs). Elle est prépubliée entre octobre 1959 et juillet 1968 dans le magazine "Pilote" ; les histoires suivantes sortent directement en albums, puis la série retrouve le format magazine avec "Super As", en février 1979. "Barbe-Rouge" survit aux morts de Hubinon, Jijé (1980), et Charlier, mais restera moribond malgré les projets de relance. À ce jour, aucun n'a été réalisé.
"Le Roi des sept mers", second tome de la série, compte quarante-six planches : quinze restant du récit du tome précédent, qui fut saucissonné lors de sa publication en album, et trente et une du "Roi des sept mers" proprement dit, prépublié dans "Pilote" entre août 1960 et juillet 1961, puis réédité en album en septembre 1962. Charlier en a écrit le scénario. Hubinon, enfin, en a produit les dessins, l'encrage et la mise en couleur.
À l'issue du tome précédent, Barbe-Rouge confirme à Éric qu'il désire l'envoyer parfaire son éducation, qu'il utilisera afin de combattre cette société pourrie pour venger son père adoptif.
Triple-Patte apprend à Barbe-Rouge que la grogne gronde au sein de l'équipage du Faucon noir. La dernière expédition a été dangereuse ; les pirates ont risqué leur vie pour pas grand-chose. Ils estiment que leur capitaine s'occupe trop de son fils et pas assez de ramasser des butins. Pour eux, il s'est transformé en mouton. À ces mots, Barbe-Rouge, piqué au vif, reconnaît qu'ils ont raison. Ils reprendront la mer dans deux semaines, avec Éric, qui cultive trop l'esprit courtois et chevaleresque. Il doit apprendre à devenir un forban, à ignorer pitié et loyauté...
"Le Démon des Caraïbes" fut tronqué pour respecter le maximum de planches autorisé à l'impression et à la commercialisation de l'album. Ce second tome comprend la conclusion et une suite, "Le Roi des sept mers", que Charlier écrivit pour combler le reste. C'est un titre générique, sans signification particulière, que Charlier déroule en un scénario absolument remarquable qui accroche le lecteur dès la première planche. L'intrigue se produit d'abord à Londres, dans une école de marine, où Éric est confronté à la jeunesse dorée et arrogante d'un monde dont il est issu, tout en l'ignorant encore. Ici, le jeune homme prouve son courage, son intégrité, son sens de la répartie, son d'intransigeance, et découvre que le pragmatisme est un moyen indispensable. Mais il démontre surtout une ingéniosité remarquable pour venir en aide à un père adoptif qui représente pourtant tout ce qu'il abhorre. La seconde partie se déroule en haute mer ; Charlier fait là le tour de la question de l'aventure maritime en en réunissant la plupart des possibilités d'intrigues dans une seule et même histoire : on a ainsi le passager clandestin, la mutinerie, les naufragés, et la légende du vaisseau fantôme. Tout cela s'enchaîne avec une maestria absolument irrésistible. Dans ce second volume, il est surtout surprenant de voir jusqu'où va pousser Charlier pour exploiter la dichotomie croissante entre père et fils. Pour justifier la décision d'Éric - rapide, mais cohérente et crédible, Charlier s'efforce de dresser un portrait terrible du forban par l'intermédiaire de témoignages de figurants, qu'ils soient exagérés ou réels, sur les exactions du pirate. Pour stimuler le jugement du lecteur, le scénariste, par le truchement de dialogues, montre que Barbe-Rouge méprise les bons sentiments et des valeurs telles que la pitié, la loyauté, le respect de la parole donnée. À la fin, il n'y a plus aucun doute : le héros de cette série n'est point Barbe-Rouge, mais bien son fils adoptif, Thierry de Montfort, alias Éric. Néanmoins, tous ces artifices (et c'est sans doute voulu) ne parviennent guère à aliéner à ce personnage haut en couleur les sympathies du public. Notons l'effort de documentation et de vocabulaire de l'auteur, qui traduit une discipline de travail pas forcément fréquente pour l'époque. Hubinon présente une partie graphique classique et structurée, avec un quadrillage en quatre bandes, chacune de deux à trois cases. Expressivité et diversité des physionomies commencent à atteindre leurs limites. Le déroulement de l'action est d'une limpidité exemplaire. Et, toujours, cette bichromie récurrente.
"Le Roi des sept mers", malgré son historique de publication compliqué, succède avec brio au "Démon des Caraïbes" ; c'est un album franchement remarquable, dont la (re)découverte suscitera un véritable plaisir. Une jolie réussite de Charlier-Hubinon.
Je me souviens maintenant de ce qui m'avait frappé dans cette série en la trouvant dans les bacs de la bibliothèque municipale : la qualité des couvertures. On dirait des affiches de cinéma.
RépondreSupprimerLe détail du découpage de l'histoire Le démon des caraïbes est très surprenant : soit l'éditeur n'envisageait pas l'édition en album et il a lâché la bride au scénariste pour la pagination, soit Jean-Michel Charlier a passé outre la norme en termes de pagination en pensant qu'il n'y aurait peut-être pas d'album.
Le passager clandestin, la mutinerie, les naufragés, et la légende du vaisseau fantôme : pas facile d'enfiler ainsi les stéréotypes de ce (sous) genre d'aventures qu'est le récit de pirates, sans risquer la suite de clichés. De ce que tu en dis, Charlier sait mettre à profit ces conventions au service de son récit qui est la confrontation de 2 systèmes de valeur entre père et fils, belle preuve de maîtrise de son art de conteur.
Un portrait terrible du forban par l'intermédiaire de témoignages de figurants : j'aime bien ce dispositif narratif qui permet d'obtenir une vision plurielle d'un individu. L'industrie cinématographique l'a dénommé Effet Rashōmon, car il est utilisé dans par Akira Kurosawa dans son film Rashōmon de 1950.
Exact. Cependant, il ne s'agit pas des couvertures des premières éditions. Ce n'est qu'à partir du septième tome ("L'Île de l'homme mort") que les couvertures prennent une autre dimension et qu'elles ressemblent, comme tu le soulignes, à des affiches de cinéma, qui me font invariablement penser au "Corsaire rouge" ("The Crimson Pirate", 1952).
SupprimerJe ne peux pas te répondre au sujet du découpage. Vu qu'il y avait une prépublication, je me dis qu'il s'agissait d'un essai et que l'éditeur n'avait pas prévu le saucissonnage en question - et donc peut-être pas l'édition en album, d'ailleurs.
Pour quelqu'un qui n'est pas cinéphile, te voilà à citer Kurosawa ☺ !
C'est une référence qui m'est venue de manière incidente : je suis tombé dessus à plusieurs reprises dans des commentaires anglosaxons sur des comics. J'ai fini par aller me renseigner pour comprendre ce que c'est que cet effet Rashōmon.
SupprimerMerci de cette référence, que je ne connaissais pas - bien que le principe ne soit pas nouveau, au moins je pourrai dorénavant lui donner un nom.
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