vendredi 28 février 2020

Léna (tome 1) : "Le Long Voyage de Léna" (Dargaud ; septembre 2006)

"Le Long Voyage de Léna" est le premier numéro de la série "Léna". Cet album grand format, à la couverture cartonnée, est sorti chez Dargaud en septembre 2006 ; il comprend cinquante-quatre planches. Le rythme de parution du titre est lent : le deuxième volet date de 2009, le troisième seulement de 2020. 
"Léna" est une création de Pierre Christin et André Juillard, figures importantes du neuvième art en France. Le scénario de ce "Long Voyage" est écrit par Christin, connu pour "Valérian, agent spatio-temporel", et qui a travaillé avec Jacques Tardi, François Boucq, ou encore Enki Bilal. La partie graphique est réalisée par Juillard, dessinateur des "Sept Vies de l'Épervier", artiste principal des "Blake et Mortimer" de l'ère "post-Jacobs"

À Berlin, un après-midi, de nos jours. Un tramway conduit son unique passagère vers les faubourgs les plus éloignés de l'ex-Berlin-Est. Le wagon traverse une partie boisée, avec des lacs. La jeune femme, jolie, svelte et élégante dans sa robe noire courte, semble concentrée. On lui a raconté que c'était dans ce quartier que vivaient les vieux dignitaires du régime déchu. Le tramway stoppe à tous les arrêts, bien qu'il n'y ait aucun voyageur. Tout est désert, silencieux. Une rame remonte la voie ferrée en sens inverse ; elle est vide aussi. Au terminus de sa ligne, elle remarque le café, avec ses gros gâteaux à la crème derrière sa vitrine. Elle dépasse une écluse, comme cela lui a été expliqué. Elle arrive dans un quartier résidentiel dont elle vérifie le nom des rues. Elle identifie l'adresse qu'elle cherche : le pavillon au nº5. Une dame âgée en tenue de jardinière la salue en allemand, la convie à entrer, et lui demande, toujours dans la langue de Goethe, si elle a trouvé facilement, mais la visiteuse ne comprend pas. Son mari, un homme avec barbichette, lunettes, et en cravate, traduit. La voyageuse répond qu'elle avait les indications. L'homme conclut qu'elle est Léna... 

La nature de ce "Long Voyage" n'est pas aisée à qualifier ; s'il fallait lui apposer une étiquette, ce serait celle d'une bande dessinée d'espionnage. Il y a indubitablement quelque chose de mystérieux, de troublant, de mélancolique et de triste, dans cette histoire. Léna est une belle jeune femme âgée d'une trentaine d'années, toujours vêtue de noir, à l'allure grave et sérieuse, et qui sourit rarement, sans pour autant avoir un aspect austère ; elle exhale une féminité qui est bien trop prononcée pour cela (cf. notamment la scène de la baignade à Berlin). En mettant cette féminité en évidente, les auteurs créent une sensualité latente qui demeure naturelle. Berlin, Budapest, la Roumanie, l'Ukraine, la Turquie, la Syrie (Christin s'est beaucoup documenté) : Léna suit un itinéraire programmé, qui l'emmène dans des régions reculées ou des quartiers peu touristiques de grandes villes, dans d'étranges conditions (train, autocar, bateau fluvial), et dans un confort sommaire. Seule, des écouteurs dans les oreilles, elle canalise ses pensées par une analyse détachée et factuelle des choses ; lorsqu'elle peut nager, c'est l'effort physique qui lui permet de chasser l'affect. Son parcours consiste en un enchaînement de déplacements, dont l'objectif est une entrevue planifiée en chaque endroit, qui, selon le cas, peut s'avérer agréable, ou tendue. Dans la seconde de ces deux situations, elle sait, tout en restant froidement polie, faire preuve d'assurance, d'une superbe maîtrise de soi, et d'un sens de la répartie acéré. En dehors de ces moments, elle ne lie connaissance avec personne, ne bavarde pas, et évite d'attirer l'attention. Christin anime sa narration avec des cartouches révélant les réflexions de l'héroïne, créant chez le lecteur un imparable sentiment d'intimité avec cette dernière. Les dialogues rompent régulièrement le rythme hypnotique de ces introspections. Le scénario, bâti sur une ligne narrative unique, est linéaire et sa cadence est lente. L'action (si l'on entend par "action" des bagarres ou fusillades) est quasiment absente, bien qu'une légère tension sourde très tôt. Vers l'issue du récit, Léna dévoile la vérité soudainement, consciente d'être utilisée, mais dans un objectif qui sert son propre but. La carapace se craquellera un instant avant que le masque ne soit réajusté. C'est avec plaisir que l'on retrouve le travail soigné et détaillé de cet artiste scrupuleux qu'est Juillard. Bien que ce dernier avoue lui-même que son trait ne progresse plus, le lecteur sera enchanté par ce style réaliste, classique, équilibré, lisible, sobre, sans sophistication outrancière. 

"Le Long Voyage de Léna" est un album captivant qui inaugure une série prometteuse. La protagoniste, qui est mystérieuse et rapidement attachante, s'inscrit dans la lignée des héroïnes fortes, mais fragiles et tragiques de la bande dessinée moderne.

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz

3 commentaires:

  1. Ça me fait très plaisir de découvrir un critique de cette BD sur ton site. J'ai dû la lire il y a plus de 10 ans et je me rends compte que je ne me souviens pas de grand-chose, au point qu'elle se confonde avec une autre dans mon esprit. Quand j'ai vu le tome 3 chez le libraire, je me suis demandé si je voulais le lire. Je me rends compte aujourd'hui que j'ai dû lire le premier tome trop superficiellement.

    J'ai du mal à accrocher à l'écriture de Pierre Christin. J'avais lu deux ou trois tomes de Laureline & Valérian, mais sans m'y investir beaucoup. Je m'étais plus investi à la lecture des 2 premiers tomes d'Agence Hardy (avec Annie Goetzinger), là encore sans sentir d'enthousiasme chez moi. Par comparaison, je suis totalement séduit par les dessins d'André Juillard, ce qui m'avait amené à lire Le cahier bleu, BD avec laquelle j'ai confondu Léna (ça y est, c'est plus clair dans mon esprit).

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    1. Je n'aurais sans doute pas lu "Léna" si je n'avais pas lu tes articles sur "Jessica Blandy" et "Caroline Baldwin" ; c'est à ces deux héroïnes que je pensais en écrivant ma conclusion. Donc je suis très content que ça te fasse plaisir, puisque je te dois l'envie de cette lecture, au fond.

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  2. Je commence à avoir la réactivité et la mémoire qui flanchent. Je n'avais pas eu l'idée de rapprocher Léna des 2 autres héroïnes dont les aventures m'accompagnent depuis plus d'un an. Pire encore, j'ai offert ce premier tome de Léna à Femme (vraisemblablement à sa sortie), et je ne m'en souvenais plus. Je l'ai retrouvé dans les étagères de la bibliothèque de son côté.

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