mardi 18 février 2020

Ric Hochet (tome 4) : "L'Ombre de Caméléon" (Le Lombard ; septembre 1966)

"L'Ombre de Caméléon" est le quatrième volume de "Ric Hochet", série culte créée par le Belge André-Paul Duchâteau et le Français Gilbert Gascard (1931-2010) alias Tibet. À ce jour, ce titre policier en compte soixante-dix-huit, le dernier en date étant sorti en 2010, et s'étend ainsi sur presque cinquante ans.
Cet album a paru aux éditions Le Lombard en septembre 1966, après avoir été prépublié dans le "Journal de Tintin" (l'édition belge) en premier lieu, entre le 11 août 1964 (dans le nº32) et le 2 mars 1965 (nº9). Duchâteau en écrit le scénario. Tibet en produit la partie graphique (dessin, encrage, mise en couleur). En revanche, il ne réalisait pas les décors, qu'il confiait à des assistants - dans ce cas-ci à Jean "Mittéï" Mariette (1932-2001). 

Une journée à Paris. Ric Hochet longe le mur du troisième étage d'un immeuble en se déplaçant avec prudence le long d'une corniche étroite. Il est monté là afin de récupérer le modèle réduit d'avion de deux jeunes garçons, qui l'observent d'en bas. Trois habitantes du quartier, dont la logeuse de Ric, Madame Bajart, la mère de Jeannot, l'un des deux enfants, regardent la scène, elles aussi. Le suspense est à son comble. Ric parvient à attraper leur jouet, le lance vers ses spectateurs, puis saute sur un échafaudage situé à l'étage inférieur, et finit son parcours jusqu'au sol. Madame Bajart avoue sa frayeur, mais elle le remercie, tout comme les deux gamins, admiratifs devant le courage du journaliste. Hochet explique que ce n'est pas grand-chose. Bajart l'informe que deux policiers souhaitent le voir. Un fourgon cellulaire est en effet stationné non loin, le long du trottoir. Ric la remercie ; il sait de quoi il s'agit. Tandis qu'il s'éloigne, nos commères énumèrent les qualités du journaliste, gentil, honnête, poli, serviable, simple, sportif, et surtout, enquêteur compétent. Un instant plus tard, elles le voient sortir du bâtiment, menottes aux poings, encadré par deux policiers... 

Avant d'entamer cet album, il sera utile d'avoir en mémoire les événements de "Signé Caméléon", récit tiré du premier tome, "Traquenard au Havre", pour saisir toutes les références. "L'Ombre de Caméléon" est certainement le numéro le plus imaginatif de la série depuis ses débuts. Duchâteau commence par une scène-choc, presque iconoclaste : Ric Hochet, cette idole des jeunes, ce gendre, voisin ou locataire idéal, est embarqué, menottes aux poings, dans un panier à salade, presque comme un vulgaire malfaiteur. La scène ne manque ni de sel ni d'humour. Pour Duchâteau, c'est surtout l'occasion de dévoiler au lecteur l'ampleur de la collaboration entre Ric et la police ; les services rendus par le journaliste lors de ses enquêtes lui donnent droit à certaines faveurs exceptionnelles, dans le cadre de l'exercice de sa profession. Ici, voilà que le héros a planifié une expérience en immersion totale en maison centrale, afin de "faire un tas d'observations qui permettront peut-être d'améliorer les conditions d'existence des détenus..." Une démarche que l'on pourra qualifier de progressiste, alors que le titre semblait pourtant étranger et entièrement hermétique à l'évolution des mœurs de cette décennie des années soixante. Évidemment, rien ne se passera comme prévu, dans cette aventure au rythme singulièrement soutenu de soixante planches que l'on peut scinder en trois actes : l'évasion et la cavale (une quinzaine de planches), qui se situe dans le milieu carcéral - une première pour la série, le jeu du chat et de la souris (une quarantaine), qui met la police sur les dents face à des bandits qui annoncent leurs crimes à la façon d'Arsène Lupin, et enfin, le dénouement, un huis clos qui reprend la formule du roman à énigme des albums précédents. La narration est linéaire, mais l'enjeu évolue à chaque partie, happant le lecteur dans l'action sans lui laisser le temps de souffler, sauf lors de la conclusion. Duchâteau, comme dans les premiers volumes, prend soin de mener la vie dure à son personnage, particulièrement éprouvé sur le plan physique. Bourdon, lui, sert moins de faire-valoir que dans les premiers numéros. Tibet et Mittéï composent une partie graphique très satisfaisante. Il y a ici de jolies perspectives (des vues en plongée et en contre-plongée), mais ce quadrillage (trois à quatre bandes horizontales d'une à trois vignettes chacune) demeure trop classique et donc trop restrictif pour envisager des cases ou des planches plus spectaculaires, plus cinématographiques ; pourtant, le sens du mouvement de l'artiste et l'action effrénée s'y prêteraient bien. 

Globalement, c'est une réussite. À l'exception d'une conclusion dont le mécanisme ne se renouvelle pas vraiment, "L'Ombre de Caméléon" recèle d'idées intéressantes. C'est sans aucun doute l'un des albums les plus originaux de la série depuis le début.

Mon verdict : ★★★★☆

5 commentaires:

  1. Je continue de découvrir cette série par tes yeux, et certaines phrases provoquent des associations d'idées.

    Collaboration entre Ric et la police : un principe évident pour les héros de cette époque, beaucoup moins pour ceux d'aujourd'hui. Je présume que mes goûts m'ont orienté vers des héros ou héroïnes accordant moins facilement leur totale confiance aux forces de l'ordre.

    Roman à énigme - J'aime bien aussi ce type de roman, mais je trouve qu'il est très difficile à transposer en BD (je l'ai peut-être dajà dit). Du coup je me demande comment André-Paul Duchateau gère la mise en scène et le plan de prise de vue. Que des têtes en train de parler, avec des phylactères copieux ? Des évocations du passé de type reconstitution pour éviter tout risque de monotonie visuelle ?

    De jolies perspectives - J'y suis également sensible quand un artiste investit du temps dans une case qui donne du volume en allongeant la profondeur de champ.

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    1. En général, il y a plusieurs face-à-face avec les suspects, un peu à la manière d'Agatha Christie, dont Hercule Poirot réunit les suspects afin de faire triompher son esprit d'observation et de confondre l'instigateur du crime. Duchâteau propose ainsi une liste de suspects au lecteur ; ce dernier a le temps de gamberger et de faire son choix, avant que le pot aux roses ne soit révélé. C'est assez efficace. En revanche, je crains que ce ne soit le seul et unique mécanisme de dénouement sur lequel repose la série. Graphiquement, Tibet privilégie les gros plans et représente des protagonistes aux traits tendus, parfois en bichromie, avec les gouttes des sueurs froides. Là aussi, ça fonctionne très bien.

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  2. Merci pour ces précisions techniques.

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  3. Sur un autre blog que je fréquence régulièrement, Neault, un critique généralement vraiment critique, dit tout le bien qu'il pense de Ric Hochet.

    http://umac2.blogspot.com/2020/05/integrale-ric-hochet.html

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