mercredi 18 mars 2020

Adèle Blanc-Sec (tome 2) : "Le Démon de la tour Eiffel" (Casterman ; janvier 1976)

"Les Aventures extraordinaires d'Adèle Blanc-Sec" est une série (toujours en cours à ce jour) créée par le Valentinois Jacques Tardi en 1976. Les deux premiers tomes ("Adèle et la bête" et "Le Démon de la tour Eiffel") sortirent directement en albums chez Casterman au même moment, janvier 1976. Les volumes suivants furent d'abord prépubliés dans "(À suivre)", magazine mensuel qui appartenait à l'éditeur, avant de sortir en albums. 
"Le Démon de la tour Eiffel" est le second épisode. Il a été entièrement réalisé par Tardi à l'exception de la mise en couleur, qui a été confiée à Anne Delobel, qui était alors la compagne de l'auteur. C'est un album à couverture cartonnée qui compte quarante-six planches. Il y en a eu quatorze éditions à ce jour. 

À l'issue du tome précédent, Albert tue Lucien, mais est blessé par Joseph, qui file avec le butin. Adèle rencontre Flageolet, payé pour reprendre un objet dissimulé dans les sacs du butin.
Paris, le 12 décembre 1911. Adèle Blanc-Sec fait une halte à un kiosque à journaux. Elle lit "Le Matin" afin de s'informer des derniers développements de "l'affaire du Jardin des Plantes", mais le quotidien affirme que l'enquête de l'inspecteur Caponi ne progresse guère. Adèle repense aux événements récents. Amère et convaincue que tout le monde s'est payé sa tête, elle souhaite prendre sa revanche. Pour cela, elle doit d'abord retrouver Joseph et Albert. Elle se rend donc chez Flageolet pour apprendre où il en est, mais elle doute ait une piste. Un domestique la fait entrer. Flageole, nonchalamment installé sur un sofa, fume la pipe. Il lui avoue que son investigation n'avance pas ; narquoise, elle lui conseille de se mettre au violon. Elle lui demande de lui en dire plus sur ce mystérieux objet qu'il a été chargé de récupérer et pour le compte de qui. Il explique qu'il a été contacté par courrier. Ça l'a intrigué et il a accepté... 

"Le Démon de la tour Eiffel" est la suite du premier tome, "Adèle et la bête", qu'il est indispensable de relire afin de comprendre toutes les finesses du scénario. Après un monstre préhistorique, Tardi nous plonge dans un complot organisé par une secte, avec idole démoniaque et sacrifices à la clef. L'auteur emploie toujours le ton de la dérision, l'une des marques de fabrique de la série. Il raille l'abrutissement des élites françaises, qui embrassent bêtement un culte ridicule, dont les dirigeants sont suffisamment fous pour utiliser une arme bactériologique ; de la police, avec l'inspecteur Léonce Caponi, persévérant, mais plus brave qu'intelligent ; de la corruption de l'État ; du monde de l'art, avec cette pièce de théâtre qu'Adèle qualifie de "navet" ou avec Jules-Émile Peissonier, le peintre bougon et fruste ; de la mode, avec ce penchant pour l'orientalisme, incarné par Flageolet en dandy dilettante, davantage concerné par Adèle que par les progrès de l'enquête ; et des savants fous, obsédés par leurs expériences délirantes, et qui n'éprouvent que mépris agacé pour le commun des mortels. Le génie de Tardi, c'est de jouer cette carte de la dérision (l'un des exemples les plus révélateurs, ce sont certainement les deux derniers mots d'Albert lorsqu'il chute ; conf. la page 43) et de faire glisser un genre, le thriller mâtiné de fantastique - après tout, "L'Exorciste", sorti en France en 1974, mettait aussi Pazuzu en scène - vers la parodie, tout en réussissant malgré tout à produire une intrigue absolument captivante, alimentée par de nombreux rebondissements, et teintée de références historiques (Clara Benhardt pour Sarah Bernhardt). À l'époque, Tardi est sur le point de fêter ses trente ans. Son style est déjà très personnel, et bénéficie d'une identité propre et unique, dans un registre "semi-réaliste". Il emploie quelques éléments caricaturaux çà et là : nez protubérants, yeux en tête d'épingle, gouttes de sueur dues à la tension, phylactères envahissants, ou idéogrammes à foison. Bien que les regards soient rarement visibles, il réussit à rendre expressifs les visages de ses personnages. L'artiste privilégie la narration décompressée, dans un découpage à la lisibilité absolument irréprochable. Notons encore qu'il rend hommage à notre capitale : la tour Eiffel est indubitablement l'une des vedettes de l'album et ce Paris enneigé vous laissera rêveur. Enfin, les lecteurs exigeants apprécieront le niveau de détail très satisfaisant et la mise en couleur, dont le classicisme efficace contribue à l'étrange ambiance de l'histoire (surtout dans les scènes du théâtre et des égouts). 

"Le Démon de la tour Eiffel" est au moins aussi bon, sinon meilleur que le précédent, "Adèle et la bête", même si l'on peut considérer que ces deux albums forment un diptyque, en fait. L'affaire du magot de Mignonneau semble définitivement conclue. 

Mon verdict : ★★★★☆ 

Barbüz 

4 commentaires:

  1. Tu ne plaisantais pas quand tu écrivais dans ton commentaire du tome 1 que : Je pense que je la continuerai au compte-gouttes. :)

    Indispensable de relire le 1er tome, la dérision, un savant équilibre entre premier degré (intrigue captivante, références historiques) et parodie : tout ça réveille en moi l'impression que j'ai conservée de cette série. En lisant ton commentaire, je prends conscience d'à quel point Jacques Tardi réussit son numéro d'équilibriste avec un dosage subtil entre tous ces éléments qui s'enrichissent sans se neutraliser.

    J'aime bien ton analyse sur la partie graphique : les éléments caricaturaux qui rendent les individus plus expressifs, les émotions plus visuelles, l'amour de Paris. J'avais été très impressionné par ce dernier point : j'avais ressenti un fort attachement de l'artiste dans les éléments architecturaux, et même des accessoires d'époque, tout l'opposé d'une reconstitution historique en carton-pâte.

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    1. Récemment, je me suis rendu compte que je perdais le fil de mes lectures ; j'ai sans doute trop de séries en cours, ou c'est mon équilibre entre "one-shots" et séries qui est bancal. J'ai fait le point, et je me suis aperçu que certaines séries étaient à la traîne, dont "Adèle Blanc-Sec". Mais ce second tome m'a tellement emballé que j'ai hâte de (re)découvrir le troisième. Ça pourra amuser, mais je me suis fait un planning afin d'assurer une meilleure rotation des titres, tout en y intégrant des nouveaux à chaque série terminée. Ça ne veut pas dire que je ne céderai pas à une envie impulsive.

      À part ça, tout va bien, en cette période décidément très étrange ?

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  2. Oui, je te remercie, tout va bien pour ma famille. On est forcément inquiet pour les plus âgés, et j'ai beaucoup de mal à me faire au télétravail. Et chez toi ?

    La programmation des lectures : je ne fais pas de planning conscient mais... Je comprends très qu'on perde le fil pour une série comme Adèle Blanc-Sec, je crois que ça m'était arrivé pour une ou deux intrigues secondaires de cette série quand je l'empruntais à la bibliothèque municipale. En fait, je me suis également posé cette question de programmation plus ou moins lâche, également pour les séries que j'ai commencées. Par exemple, je n'en reviens pas que près d'un an et demi se soient écoulés entre ma lecture d'Animal Lecteur 3 et le 4. Du coup, j'ai pris la même décision que toi : terminer une série avant d'en commencer une autre. Ça m'a amené à me demander quand j'aurais terminé Caroline Baldwin et Jessica Blandy. D'un autre côté, je continue à alterner de manière à ne pas perdre le goût en enchaînant trop rapidement les tomes d'une même série. Je continue aussi à céder à la tentation d'autres récits en 1 tome, l'impulsion du moment ou la curiosité, pour le plaisir.

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    1. Tout va bien, merci aussi de demander. Et oui, nous nous inquiétons nous aussi pour nos seniors.
      Je pratiquais déjà le télétravail de temps à autre, mais ici on parle quand même de semaines complètes sans interruption, avec des collègues qui sont en télétravail, eux aussi.

      D'après mon planning ☺,"Adèle Blanc-Sec" reviendra au mois de juillet (tome 3), puis en septembre (tome 4).

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